La matière noire du cyberespace
Avènement, plus qu’événement, la société de l’information et les réseaux sociaux bousculent les formats. Nombre d’entreprises et institutions font les frais de rumeurs et autres agressions sur la Toile. Mais les cybercrises ne se conforment pas volontiers à la partie visible du Net. Avant de se laisser aveugler par l’Internet visible et surprendre par la face cachée du cyberespace, il est nécessaire de mettre en perspective certaines contingences du réseau des réseaux.
N’importe qui peut devenir ou être « e-journaliste », l’incroyable montée en puissance des blogs tend à affirmer ce mouvement. Et dans la compétition qui s’exerce au sein du cyberespace, le positionnement de leurs articles sur les moteurs de recherche est le graal recherché par nombre d’auteurs. Mais il y peu de supernovas dans la galaxie Internet. Aussi, la plupart des « e-journalistes » investissent les noms emblématiques (entreprises, marques, personnes) et les sujets d’actualité dans l’espoir de se voir transférer une part de leur pouvoir médiatique. Obnubilés par leur positionnement sur les moteurs de recherche, ils réussissent, parfois avec un certain succès, à s’accaparer le haut du classement, à la stupéfaction des organisations qui en font les frais. Mais une analyse rapide démontre que c’est rarement avec brio. C’est ainsi que « le référencement à tout prix » se traduit régulièrement par des articles peu crédibles, sans pertinence, ni impact, parfois hostiles et la plupart du temps sur des sujets déjà épuisés par ailleurs. Vouloir répondre à ces détracteurs risque principalement de leur donner du crédit et d’accentuer leur visibilité. Sans pour autant être un filtre parfait, contrairement à une idée reçue, l’autorégulation des réseaux sociaux tend à bannir l’information erronée : les entreprises, institutions et personnes ont ainsi plus à craindre la vérité sur leurs pratiques que les ragots indigestes de la soupe primaire d’Internet. Mais le risque peut être autre que la simple apparition de pages parasites en tête des moteurs de recherche.
Car les auteurs et contributeurs les plus avertis de la Toile ne se contentent pas de l’artifice du référencement ; ils investissent les réseaux sociaux par la création de valeur, la nouveauté, l’inédit, les échanges d’idées et un sens aigu de la formule. Leurs articles et créations sont reproduits, copiés, cités sur de nombreuses sources et transitent le plus souvent dans la sphère privée d’e-mails en e-mails. Cette matière noire constitue 95 % du cyberespace et elle échappe à l’observation optique : les moteurs de recherche ne laissent qu’entrevoir une infime partie du Net et ne rendent pas véritablement compte de la pertinence ni de l’influence des propos échangés sur Internet. Ils fournissent une image rétroactive d’un débat souvent dépassé, et au mieux permettent de vérifier si le réseau s’est emparé d’un sujet ou non : à ce stade, il est généralement trop tard pour agir avec force sur une cybercrise. En se focalisant sur les résultats des moteurs de recherche, le risque est de se satisfaire de l’artefact et de ne pas entrevoir les lieux où le débat s’exerce, où la pertinence est au rendez-vous, où l’influence trouve son catalyseur. Toute la difficulté est de repérer ces lieux d’influence. Car il y a foultitude de « propositions » lancées dans le cyberespace qui ne trouveront aucune oreille attentive et seulement quelques-unes qui deviendront des étoiles du berger suivies par nombre d’internautes. En ce domaine, comme dans d’autres, il n’y a pas de miracle : seule une appropriation du réseau par la participation active permet de connaître ces lieux... et de s’apercevoir à quel point Internet est dense, en perpétuelle expansion, insaisissable, surprenant.
Les cybercrises trouvent parfois leurs berceaux dans quelques propos futiles. Mais elles sont aussi le fruit de la nouveauté, de l’incroyable foisonnement d’Internet, de l’intelligence collective : la matière noire d’Internet est décidément grise. Certes, il est important de savoir ce qui peut se dire sur votre organisation, d’agir en conséquence - et avec prudence - lorsque nécessaire. Mais dans un cyberespace qui sublime l’intelligence globale, s’il y a une rumeur à rechercher concernant votre organisation, c’est d’abord celle de la présomption d’obsolescence, cette cybercrise que l’on ne voit généralement pas arriver et qui pardonne rarement.
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