La promesse d’Internet : une Agora pour tous
«
Donnez aux gens le contrôles de votre média, ils l’utiliseront, ne le donnez pas, ils vous quitteront. » Cette phrase bien connue du journaliste blogueur américain
Jeff Jarvis sonne aujourd’hui comme une réalité et une sentence. Une réalité par l’avènement du journalisme citoyen et une sentence pour les médias traditionnels qui connaissent aujourd’hui une crise morale et économique.
En effet, les internautes se sont emparés du commentaire de l’actualité. Le journalisme citoyen apparait comme une réponse aux lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs déçus des médias traditionnels. Roland Cayrol et Pascal Delannoy parle de
La revanche de l’opinion face à un journalisme souvent parisien et élitiste qui se serait détourné du citoyen ordinaire. «
La langue de bois du journaliste renforce l’impression que les grands problèmes exposés dans les médias ne sont pas traités […] le citoyen a l’impression que le journaliste censé être son représentant, lui dit quoi faire et que penser tout en étant de connivence avec les pouvoirs. […] Dès lors Internet peut apparaitre comme une revanche de l’opinion. » [
1]
Face à cette incursion sur leur territoire les journalistes rappellent qu’un professionnel apporte une valeur ajoutée à l’information. Qu’il joue le rôle de filtre. Qu’il coupe et recoupe ses sources. Qu’il hiérarchise l’info. Certains professionnels dénoncent l’idée même de journaliste citoyen comme Clara Dupond Monod qui déclarait le 23 septembre 2008 au micro de
RTL : «
le journaliste citoyen ne vient rien dire, il n’existe pas. Il y a journaliste ou il n’y a pas journaliste. » Quoi qu’il en soit, c’est un fait : le journaliste est régulièrement devancé par le citoyen sur le terrain du direct. Les manifestations en Iran sont l’exemple le plus représentatif.

Le schéma vertical de l’information, c’est-à-dire du journaliste vers le citoyen, s’est donc vu transformé. Certains professionnels de l’information le reconnaissent, comme l’ancien journaliste du Monde, Edwy Plenel qui s’est lancé sur Internet en 2008 avec
Mediapart.fr : «
la révolution d’Internet a fait tomber de son piédestal le journalisme qui prétendait avoir le monopole de l’opinion. » [
2] Le journalisme citoyen apparait donc comme la concrétisation d’un idéal démocratique où le citoyen n’est plus seulement un spectateur mais un acteur de la vie de la Cité. Reprenons la ligne éditoriale de notre site préféré AgoraVox.fr : «
tout citoyen peut devenir potentiellement un « reporter » capable d’identifier et de proposer des informations à haute valeur ajoutée. » [
3] Mais est-ce vraiment la réalité ? Est-ce que tout internaute peut s’emparer de l’actualité ?
Les limites du village global
Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’essence même du journalisme citoyen. Il s’agit juste de réfléchir sur certaines limites de ce mouvement en espérant vous faire réagir et débattre puisque la discussion est fondamentale dans le journalisme citoyen.
L’information est au cœur de la citoyenneté et d’autant plus que
« le village global » [
4]. a prit toute sa force avec l’apparition d’Internet. Cette métaphore du village global est l’œuvre de Marshall MacLuhan, père fondateur des études des médias. Pour lui la télévision devait permettre l’ensemble des habitants de la planète en relation, tels les habitants d’un même village. Avec internet on pourrait croire que le village global est possible. Cette conception apparait alors comme séduisante mais la réalité est encore éloignée de ce que prônait MacLuhan : une citoyenneté planétaire. En effet lorsqu’on parle d’Internet où pourrait imaginer qu’avec cette profusion d’informations et cette capacité d’écrire en ligne, chaque citoyen peut accéder aisément à une forme de démocratie participative où le citoyen a son mot à dire sur l’actualité. Mais ce n’est pas si simple.
Exercer sa citoyenneté n’est pas s’abreuver d’actualité, s’est au contraire savoir sélectionner le contenu utile. «
L’information ne vaut que pour celui qui a appris à s’en servir » rappelle Francis Balle.
« Elle ne représente un pouvoir que pour celui qui, après l’avoir comprise, a les moyens d’en tirer un certain parti […] Certes, il est vrai que l’information grâce aux techniques, circule désormais sur un réseau planétaire. Il est vrai que l’information circule mieux aujourd’hui qu’hier, plus vite et en plus grande quantité. […] mais les nouveaux médias nous le rappellent : la quantité de l’information ne définit pas la qualité de l’engagement des citoyens dans la Cité. Ou bien si l’on préfère, l’information n’annonce pas la démocratie. Et ce qui définit la démocratie, ce n’est pas la quantité de nouvelles ou de journaux, mais la lutte inlassable, contre les discriminations, du côté de ceux qui parlent et du coté du ceux qui écoutent. En d’autres termes, c’est le combat sans fin contre l’inégalité des chances. » [
5]

Ce que le journalisme citoyen semble avoir oublié dans sa lutte pour la démocratie, c’est que n’est pas journaliste citoyen qui veut. Même si il y a accès à l’information, ça ne veut pas dire que les barrières culturelles et sociales sont tombées. En effet la grande majorité de citoyens qui mettent en ligne leurs écrits correspondent souvent à une même catégorie socioprofessionnelle et sont souvent diplômés. Rappelons-nous de
l’étude datant de 2009 d’Aurélie Aubert sur le profil des rédacteurs d’AgoraVox. «
Le recensement des professions et raisons sociales fournies par les contributeurs sur les sites de nouveau média confirme leur appartenance à des catégories socioprofessionnelles élevées et le caractère intellectuelle des professions mentionnées. » Aurélie Aubert l’évoque pour AgoraVox : «
les cadres représentent la grande majorité des contributeurs, on y retrouve par exemple des ingénieurs informaticiens 13%. Les professions à caractère artistique sont surreprésentées. Les professionnels de la santé apparaissent dans 5% des déclarations ; les universitaires et les enseignants 13% d’entre elles. La quantification de journaliste ou journaliste indépendant est fréquemment fournies par les internautes 11%. Ce sont les étudiants (18%) qui semblent les plus nombreux sur AgoraVox. Dernière caractéristique fondamentale : la surreprésentation des hommes : ils sont quatre fois plus nombreux que les femmes. » [
6]
Egalement en France, s’appuyant sur une étude de Médiamétrie d’octobre 2006, Franck Rébillard souligne que «
6% des français de plus de 15 ans créent des contenus sur Internet ; et même avec une conception extensive de l’intervention sur le contenu élargie à la catégorie de « contributeur », on arrive à moins d’un tiers, autour de 30% soit 14,8 sur 50 millions. » [
7] Ces inégalités s’intègrent dans ce que l’on pourrait appeler la fracture numérique. Selon Fabien Granjon, dans regards sur l’actualité
n°327, au niveau de l’Union Européenne, la fracture numérique est présentée comme une nouvelle inégalité recouvrant l’écart grandissant entre
« les connectés et les exclus » de la société de l’information .
Juste une piste de réflexion
La révolution que prônent les créateurs d’AgoraVox prend la forme en quelque sorte d’une révolution bourgeoise. Evidemment ce serait une erreur de généraliser sur le profil des rédacteurs citoyens. Ce billet n’est qu’une piste de réflexion pour ne pas que le mouvement, dans lequel nous nous sentons si libre, ne devienne orgueilleux et élitiste ? Mais la question essentielle est : qu’en pensez-vous ? Car l’essence du média citoyen réside dans l’écoute de toutes les voix citoyennes.
[1] Cayrol Roland et Delannoy Pascal, La revanche de l’opinion : médias, sondage, Internet, Clamecy, éditions Jacob-Duvernet, 2007, p.31.
[2] Plenel Edwy, Combat pour une presse libre : le manifeste de mediapart, 2009, p.5.
[3] Extrait de la politique éditoriale présentée sur AgoraVox.fr
Dans leur vision marxiste, Jöel Rosnay et Carlo Revelli semblent considérer le journalisme citoyen non pas comme un simple mouvement bien comme
une révolte du pronétariat. [[Revelli de Carlo et Rosnay Joël, la révolte du pronétariat, 2006. http :pronetaire.com/livre
[4] McLuhan Marshall, La galaxie de Gutenberg, 1978
[5] Balle Francis, Les nouveaux médias, 1984.
[6] Aubert Aurélie, « le paradoxe du journalisme participatif. Motivations, compétences et engagements des rédacteurs des nouveaux médias », terrain et travaux, n°15, 2009.
[7] Rebillard Franck, le web 2.0 en perspective, 2007, p.44