Une universitaire censurée par les Classiques Garnier…
Trop féministe ou trop radicalement opposée aux orientations actuelles du ministère de l’Éducation ? Trop peu portée à la complaisance envers une « intelligentsia » qui, de Luc Ferry à Bernard-Henri Levy, donne le « la » dans les médias, l’édition, voire les coulisses des ministères et organismes qui apportent des soutiens à l’édition universitaire ? On ne saura sans doute jamais pourquoi le livre d’Anne Larue, chercheuse universitaire, enseignante à Paris-xiii, a été retiré des ventes par les Classiques Garnier aux lendemains même de sa parution…
L’affaire, venue fortuitement à la connaissance d’Anne Larue, chercheuse universitaire maintes fois publiée, est-elle l’exception qui révèle la règle ? Soit celle de choix éditoriaux qui font qu’un Noam Chomsky français ne serait plus publié aujourd’hui par Fayard, mais, comme ses derniers ouvrages, par des maisons de moindre renom (Agone, Lux éd.) ? Dans l’édition, la censure s’exerce en amont, au stade d’un comité de lecture qui refuse la publication, ou suggère des coupes et corrections consenties par les auteur·e·s. Pour Fiction, féminisme et postmodernité – Les voies subversives du roman contemporain à grand succès, d’Anne Larue, la censure s’est exercée a postériori, car dès que ses dix exemplaires d’auteure lui ont été acheminés, le livre a été retiré des ventes.
Détaillé par Come4News, qui publie des extraits significatifs de l’ouvrage et le témoignage d’Anne Larue sur la manière dont elle a été incidemment informée du retrait des ventes de son titre (tiré à 650 ex.), le sort de ce livre, accepté par le comité de lecture des éditions Classiques Garnier, reste plus qu’incertain. « Réécriture des pages qui fâchent ? Plutôt crever, car c’est de la censure pure et simple… », a considéré Anne Larue après demande d’explications à Véronique Gély, Bernard Franco et Claude Blum, des éditions Classiques Garnier. Sont explicitement en cause des passages d’un avant-propos qui « cadrent » l’étude de son sujet, soit le mouvement spiritualiste wicca, les courants de pensée voisins, et leur influence sur les fictions populaires actuelles (dont Harry Potter, les Dan Brown, Les Dames du Lac, et leurs produits dérivés…) particulièrement goûtées par un public féminin. L’avant-propos est une critique acerbe nominative de ceux (dont Luc Ferry) qui remettent en cause, en les travestissant, les mouvements de mai 1968, de la protestation estudiantine américaine et des tendances radicales du New Age, et les tenants d’un mouvement « revanchard » caricaturant les luttes féministes. « Nous vivons une époque de grand retour en arrière, de revanche masculine sur le féminisme – backlash, » considère Anne Larue. Mais elle s’en prend aussi, plus globalement, à « une tranquille historiographie, qui va paissant, si paisible, dans toutes les contrées de l’art, [et] nous apparaît soudain pour ce qu’elle est : une attaque d’une violence inouïe, implacable, criminelle et globalement anonyme contre des pans entiers de culture jetés au bûcher. L’optique féministe dépasse largement la question des femmes elles-mêmes, largement la question des groupes opprimés ou marginaux, et même largement la question de l’humanité (…). C’est toute la culture, toute l’histoire, la représentation même du monde qui, avec une optique féministe, se trouvent remises en question. ».
Annoncé à la presse par le Bulletin trimestriel nº 1 de 2010 des éditions Classiques Garnier, l’ouvrage y est sobrement décrit : « Cet essai traite de l’influence, dans la fiction populaire à grande diffusion, de certains fantasmes féministes liés à la magie et au retour à la nature. À travers les représentations que se donne, sur différents supports qui vont du livre au numérique, la wicca nord-américaine, “ religion ” à connotation ludique et fictionnelle, on se pose la question suivante : dans quelle mesure le best-seller fait-il, sous des apparences de distraction immédiate, acte de résistance contre le backlash, revanche antiféministe de nos sociétés occidentales aujourd’hui ? ».
En revanche, dans le corps de l’étude elle-même, qui traite du genre fantasy au sens large, et de ses dérivés tels les jeux vidéo, l’engouement pour le néomédiéval, les jeux GN (Grandeur nature), deux cibles sont aussi visées. Il s’agit d’une part de l’influence des religions dites révélées. « L’ennemi est le catholicisme, ordonnateur de ce “ bras séculier ” auquel ont été livrées des milliers d’innocentes. Le capitalisme est son sbire : c’est lui qui conduit le développement urbain, celui du crédit et celui de l’armée. Capitalisme et catholicisme, unis main dans la main, forment la base du patriarcat, c’est-à-dire de la domination masculine sur la planète. Telle est, en substance, la leçon politico-religieuse de la wicca, qui plonge ses racines dans le New Age, l’ère du Verseau, le culte de la nature, l’écologie, le féminisme, l’altermondialisme et… la fantasy. ». Mais d’autre part, c’est aux orientations de l’enseignement scolaire et universitaire qu’Anne Larue s’en prend frontalement. « Le mot “ scientifique ”, au lieu de désigner la science elle-même, a été détourné de son sens premier. Il renvoie à un dispositif de censure pour les humanités, auxquelles il inflige, pour commencer, l’entorse dénaturante d’un nom qui ne convient pas. Scientifique signifie ici, en réalité, si on ôte tous les masques : “ approuvé par les censeurs de la pensée ”. L’absurdité qui contraint les lettres à devoir-être-scientifiques, et leur étude à être menée d’une manière “ scientifique ” est une violence faite à leur nature. »
Le livre est sorti des presses vers le 10 mai 2010, mais dès le 26, Anne Larue obtient confirmation que sa diffusion est bloquée. Il faudra cependant attendre tout début juin pour qu’il disparaisse du site des éditions Classiques Garnier. Depuis, une pétition « Non à la censure antiféministe » a recueilli, à ce jour, plus de 250 signatures, Anne Larue a pris une avocate et envoyé une mise en demeure aux éditions, et des sites féministes, mais aussi liés à l’univers de la fantasy ou de la SF, ou encore de celui du BDSM dont Anne Larue a étudié les représentations en littérature, ont repris l’information. Les éditions Classiques Garnier, distinctes de GF-Flammarion (ex-Garnier-Flammarion), auraient fait valoir à Anne Larue que la collection siglant l’ouvrage serait « débutante et fragile » et ne pouvant se permettre un « impair ». Ce à quoi elle rétorque qu’il s’agit d’une « maison institutionnelle (…) profitant largement de la base et des fichiers clients des éditions Champion. ».
Au-delà de l’incident, la question beaucoup plus large de ce qui est devenu recevable et publiable dans les grandes maisons d’édition est soulevée. Le débat porte sur les raisons réelles, officielles mais surtout tues, de la relégation des ouvrages dérangeants – pour qui, au juste ? – dans le domaine des petites maisons, de l’autoédition. « La question de l’Autre Monde est surtout celle de savoir qui tient les clés de ce monde ci-présent. Spinoza lui-même aurait apprécié une telle quête, lui qui rappelait, dans son Traité théologico-politique, le rapport étroit qui existe entre le gouvernement des souverains et l’idéologie religieuse dont ils font leur arme pour asservir un peuple encore trop dénué de raison, » relève Anne Larue dans son étude des fictions campant un monde fantastique parallèle. Effectivement : qui détient les clefs de l’édition et des médias à présent ?
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