Yes men
Parler des Yes men, c’est parler des documentaires que nous lâchent les USA depuis quelque temps, une mode qui n’est pas en passe de s’essouffler. Et ceux qui parviennent à traverser l’Atlantique partagent immanquablement la même caractéristique : gauchisant (le terme est libéral, aux USA), critiquant le système, dénonçant la pauvreté étasunienne et mondiale, rejetant le mode de gouvernement du président George W. Bush. Parler des Yes men, c’est dans un premier temps emprunter le chemin de traverse nommé Michael Moore.
Une clique de documentaristes critiques de leur propre pays s’est réunie au fil des années autour du désormais fameux Michael Moore, le premier à avoir eu du succès dans les années 1990, en attirant l’attention des médias sur les injustices sociales que subissent ses concitoyens. Pour cela, caméra au poing, Moore parcourt inlassablement son grand pays, visitant sa petite ville natale (Flint), les mégalopoles, et faisant parfois quelques brèves incursions au Canada (pour réaliser sa seule fiction à ce jour, mais aussi pour tenter de démontrer que les Canadiens sont naturellement plus pacifiques que les Etasuniens).
Encombré d’un manque de bagage intellectuel, privilégiant
l’émotion à la réflexion, Moore a été
attaqué de toutes part, bien que principalement aux USA. Car c’est
avec l’arrivée de Bush au pouvoir que Moore a pris de l’ampleur en
Europe. La guerre en Irak, avec son documentaire consacré -
Fahrenheit 9/11 - a propulsé Moore
au panthéon des Etasuniens respectables : adulé dans les milieux
associatifs et alternatifs depuis quelques années déjà,
il a très rapidement dépassé un cercle traditionnellement
acquis à ce type de discours pour être cité, commenté,
aimé parmi tous les Européens opposés à
l’administration W. Bush, c’est-à-dire... 95% de la population
européenne...
A tel point que beaucoup ont oublié que Moore - au contraire de Chomsky, pour citer le critique le plus connu - n’est pas un intellectuel, mais un dénonciateur. Qu’il n’est pas porteur de vision d’avenir, mais fait seulement office de thermomètre indiquant qu’une température trop élevée a été atteinte. A la manière d’une ampoule vous empêchant de marcher, sans résoudre le problème des chaussures, Michael Moore signale que la distance parcourue est déjà trop longue.
Moore cristallise la critique très médiatisée qui prend forme depuis une quinzaine d’années aux USA. Il était donc normal que viennent graviter d’autres réalisateurs, désireux de rentrer dans le lard : de manière littérale, c’est Morgan Spurlock et son Super size me. Mais c’est aussi les Yes men, soit Mike Bonanno et Andy Bichlbaum, deux hommes qui se mettent en tête de parodier l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en créant un website réplique de celui de l’organisation : www.gatt.org.
WTO- OMC
Dans une approche très “moorienne” (on tourne en dérision ceux que l’on combat, l’humour est omniprésent, pas de projet d’avenir présenté, on se restreint à la critique), les deux compères parcourent le monde pour donner des conférences sur l’OMC. Car le site Web mis en place est source de nombreuses invitations, des webvisiteurs ayant oublié que le GATT a fait place à l’OMC en 1995 déjà. La parodie devient source de farce, lorsque Bonanno et Bichlbaum présentent à une assemblée un appareil pouvant permettre au patron de demain de vérifier la productivité de ses employés au moyen d’un appendice énorme... qui a toutes les caractéristiques d’un sexe démesuré sur électrodes.
Amusant, mais on ne sait même pas à qui s’adressent les deux acolytes. Car sous prétexte de dénoncer la gestion irresponsable de l’OMC, ils s’apesantissent lourdement sur la passivité de leur auditoire ; quel intérêt, si l’on ne connaît pas sa composition ? Est-il formé de décideurs, ou de quelconques cadres qui ne pourraient pas prendre toute la mesure des horreurs proférées ?
Les documentaires satellites de la lune Michael Moore ont le même intérêt que l’astre lui-même : ce n’est pas la rigueur des recherches, ni celle des solutions proposées qui captent l’attention. Non, c’est l’humanisme de tous ces gens, dont les réalisations sont froidement accueillies aux USA. C’est le courage de ces hommes, qui bravent par tous les temps un certain confort de pensée, montrant sans relâche les exclus du système, chaque année plus nombreux dans leur pays. C’est une opposition frontale au pouvoir qui n’a rien d’un romantique combat, mais a pour but au contraire de solliciter une nouvelle bienveillance envers les démunis.
Mais autant l’avouer, the Yes men sonne creux, s’en prenant à l’OMC comme si l’organisation était souveraine et imposait sa propre volonté à ses membres. Abattre l’OMC, c’est abattre le chantre du libéralisme inégal, semblent dire les Yes men. Les choses sont en réalité bien plus complexes : l’OMC, tout comme le GATT avant elle, n’est que le résultat de la volonté de ses Etats membres, ce n’est qu’un traité instituant un lieu de discussion permanent. Si aujourd’hui les textiles et les produits agricoles ne sont pas soumis aux mêmes règles libérales que celles en vigueur sur les échanges financiers ou de haute technologie, c’est parce que certains membres de l’OMC refusent d’ouvrir leurs marchés et de faire cesser leurs subventions. Mais ce ne sont pas les règles originelles de l’OMC qui sont en cause... puisque l’OMC n’est que le reflet des rapports de force inégaux mondiaux. L’OMC n’a pas de puissance suffisante pour faire pencher la balance vers les pays pauvres, justement parce que ce n’est pas un organisme autonome. Il est donc consternant de voir, sans arrêt, des attaques sans fondements continuellement dirigées vers l’OMC. Alors qu’il y a bien d’autres reproches à lui faire, mais passons.
Une recherche plus poussée aurait permis de prendre conscience de cet état de fait, et de corriger cette erreur trop commune. Elle est donc d’autant plus impardonnable que le documentaire fait reposer tout son argumentaire sur l’idée que l’OMC est l’organisme à la source de la pauvreté dans le monde, alors que c’est la politique des membres de l’OMC qui est condamnable. Ce qui revient à s’en prendre aux nations, qui rétorqueront qu’elles ne font que défendre les intérêts de ceux qui ont élu les dirigeants...
Alors oui, les documentaires de Moore & cie sont parfois peu documentés, tirant sur l’affect. Soit, je ne m’attendais pas à des découvertes fondamentales en voyant les Yes men. Mais autant je comprends que, guidés par l’envie de changer les choses, aveuglés par la souffrance qu’on peut côtoyer quotidiennement, sous nos latitudes ou ailleurs, on veuille foncer pour crier toute l’injustice, autant je ne comprends pas la vindicte, la cabale parfois, déclenchée autour de Moore et de ses complices. Des critiques totalement déplacées, n’ayant pour but que de décrédibiliser la sincérité de ces réalisateurs, comme s’ils étaient les hommes à abattre. Des attaques qui, si elles viennent des gouvernements, sont compréhensibles ; mais comment les comprendre lorsqu’elles émanent de citoyens simplement choqués qu’on ose s’en prendre à leur gouvernement ? Vouloir blâmer un système qui fabrique l’exclusion, qui se durcit année après année, est-ce si condamnable ? Après tout, et avec ici beaucoup d’acuité, les Yes men voudraient voir les règles d’échange se concentrer plus sur les droits de l’homme que sur la rentabilité nationale ; les anti-Moore le comprennent-ils ?
Entre ceux qui, par excès de zèle, prêchent naïvement l’amour du prochain, et ceux qui, par excès de cynisme, préfèrent vilipender les premiers, mon choix est fait. Espérons que beaucoup de nouveaux satellites soient attirés par la puissance de l’attraction “mooriesque”, et continuent - indirectement - à donner la parole aux démunis.
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