Affaire Woerth : la République de l’impunité
Dans une tribune publiée le 29 juin dernier dans le journal Libération, Arnaud Montebourg a fustigé la République indécente, que viennent de mettre à jour les affaires à répétition dans lesquels sont impliqués divers membres de l’exécutif, qui semblent confondre volontiers recherche de l’intérêt personnel et défense de l’intérêt général.
Cette République malade est également celle d’une impunité savamment aménagée au bénéfice de nos gouvernants.
L’affaire Bettencourt met aujourd’hui en lumière les immunités et les privilèges de juridiction, dont la Constitution française gratifie les membres de l’exécutif, qu’ils s’agissent des ministres ou du Président de la République lui-même, et dont il est impératif aujourd’hui de se défaire.
La responsabilité des membres du Gouvernement, pour des infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions, relève de la seule compétence de la Cour de justice de la République, depuis une loi organique votée à l’occasion de l’affaire du sang contaminé.
Il sera rappelé que la constitution de partie civile n’y est pas autorisée, même s’il est prévu que toute personne se prétendant lésée puisse saisir d’une plainte dirigée contre un membre du gouvernement la commission des requêtes instituée auprès de cette Cour, qui peut, dans certains cas, ordonner des investigations complémentaires.
Toutefois, le statut qui actuellement porte le plus atteinte à l’équilibre de nos institutions est incontestablement celui du Chef de l’Etat.
Les problèmes juridiques posés par ce statut ne sont pas nouveaux : les atteintes portées au principe de l’égalité des armes ainsi qu’à l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial sont apparues au grand jour à l’occasion du procès dit des comptes bancaires de Monsieur Sarkozy, et du procès Clearstream. Toutefois, les révélations publiées par le journal MEDIAPART sur l’affaire Bettencourt mettent plus cruellement en lumière le système d’impunité tant juridique que politique total, mis en place au bénéfice du Chef de l’Etat, avec la bénédiction et la complicité des parlementaires appartenant à la majorité présidentielle.
Il sera rappelé que, depuis une réforme constitutionnelle intervenue en 2007, le Président de la République jouit en effet, en raison de ses fonctions, d’une immunité judiciaire interdisant l’exercice contre lui de toute action judiciaire (civile, pénale, prud’homale) pendant la durée de son mandat.
On sait également que cette immunité permet au Chef de l’Etat de poursuivre judiciairement à tout-va, sans avoir jamais à craindre une réplique quelconque de ses adversaires judiciaires, son statut ne le permettant pas. Monsieur Nicolas Sarkozy, qui revendique sur ce terrain la qualité de citoyen ordinaire, a rompu ostensiblement avec la politique de ses prédécesseurs, en descendant chaque fois qu’il est possible dans les prétoires, notamment par le biais d’une constitution de partie civile.
Les avocats chargés de la défense des justiciables adversaires de Monsieur Sarkozy, avaient eu l’occasion d’invoquer la rupture du juste équilibre qui doit exister entre les parties, garanti par la Convention européenne des droits de l’homme.
Le Président dispose en effet, par ses fonctions, d’une totale impunité dans l’exercice de son action civile devant les juridictions d’instruction et de jugement. Contrairement aux autres parties civiles, qui sont tenues à certaines obligations dans la mise en œuvre de leur action, il ne peut faire l’objet ni d’une amende civile, prononcée par le juge en cas de constitution abusive, ni d’une action en dommages-intérêts exercée par les personnes mises en cause, immédiatement après la reconnaissance de leur innocence (la Constitution prévoyant seulement la possibilité de les poursuivre un mois après l’expiration de son mandat dont le terme reste incertain).
Il bénéficie de tous les droits accordés aux parties civiles, notamment de solliciter des actes des magistrats instructeurs, sans être en revanche tenu à un quelconque devoir dans l’exercice de votre action civile ni même à devoir verser de consignation.
Ces arguments n’ont pas été à ce jour retenus par les juridictions répressives, saisies de ces difficultés mettant en cause le fragile équilibre de nos institutions démocratiques. La Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt en date du 8 janvier dernier, a estimé que l’intervention de Monsieur Sarkozy dans le procès pénal ne portait pas atteinte aux principes fondamentaux du procès équitable, suivi dans cette lecture des dispositions constitutionnelles par le Tribunal correctionnel de Paris, statuant sur les mêmes exceptions dans le dossier Clearstream.
Monsieur Sarkozy ne peut donc faire l’objet de poursuites judiciaires, pas plus que de mesures d’enquête ni d’instruction, alors qu’il dispose de la possibilité de poursuivre qui bon lui chante et d’intervenir sans retenue et sans crainte dans les procédures qui le concernent.
Mais le scandale démocratique que constitue son statut n’est pas là : il réside dans l’impossibilité actuelle de toute mise en cause de sa responsabilité politique.
Dans l’esprit du législateur de 2007, suivant en cela les préconisations de la commission Avril, la consécration d’une immunité judiciaire totale pendant la durée du mandat, prévue par l’article 67 de la Constitution, avait pour corollaire la possibilité pour les parlementaires de mettre en cause la responsabilité politique du Chef de l’Etat, par la voie de la destitution, aujourd’hui effectivement prévue par l’article 68, mais en théorie seulement.
En effet, la mise en œuvre pratique de la procédure de destitution devait être prévue et aménagée par une loi organique, qui plus de trois ans après l’adoption du nouveau statut, n’a toujours pas été votée ni même sérieusement discutée : bien au contraire, son examen a été soigneusement repoussé sine die sous des prétextes plus ou moins fallacieux par la majorité présidentielle (la dernière en date étant une proposition renvoyée en janvier 2010 opportunément devant la commission des lois du Sénat).
La réforme constitutionnelle de 2007 et la proscrastination des parlements, tenus par la majorité présidentielle, font qu’il est aujourd’hui totalement impossible d’engager la responsabilité politique du Chef de l’Etat devant les assemblées, la procédure de destitution étant à l’heure actuelle inapplicable et partant lettre morte, pas plus qu’il n’est possible de demander à un juge indépendant d’enquêter sur des faits commis par le Président de la République au cours de son mandat.
Cette impunité absolue du monarque républicain que nous avons placé au sommet de nos institutions est une insulte à notre histoire et à nos principes fondamentaux.
Les récentes révélations du journal MEDIAPART dans l’affaire Bettencourt apportent la démonstration que cette impunité nuit gravement à l’équilibre de nos institutions.
Selon les enregistrements portés à la connaissance du public, Madame Liliane Bettencourt aurait versé une somme d’argent au bénéfice de Monsieur Nicolas Sarkozy, dans le courant du mois d’avril 2010. Toujours selon les auteurs de l’article, le gestionnaire de la fortune de Madame Bettencourt aurait également fait état d’une intervention directe de l’Elysée auprès de Monsieur Courroye, dans l’affaire privée opposant l’héritière de l’Oréal à sa propre fille.
On apprend aujourd’hui que des espèces auraient également remises par Madame Bettencourt à Monsieur Sarkozy, pour le financement de la dernière campagne présidentielle.
Ces faits, qui se révèleraient être d’une gravité exceptionnelle, s’ils étaient confirmés par une enquête ou une instruction, sont bien de nature à justifier, dans une société démocratique normale, la mise en cause de la responsabilité du premier personnage de l’Etat, sur le plan judiciaire ; à tout le moins sur le plan politique.
On admirera à ce sujet le silence gêné de la presse française, qui a concentré depuis deux semaines son attention sur les soupçons pesant sur l’actuel ministre du travail, en laissant toutefois de côté la question de l’implication éventuelle de l’Elysée dans ce qu’il convient d’appeler le scandale Bettencourt.
La question est donc posée aujourd’hui du caractère démocratique des institutions de la République française, et de la pérennité de la Vème République, à l’occasion de cette affaire, qui met en cause rien moins que le Président de la République, plusieurs membres du Gouvernement, et le parti de la majorité présidentielle.
Dans l’attente de l’adoption éventuelle d’une nouvelle Constitution, permettant enfin à la France d’être à la hauteur de son histoire et de ses valeurs, il convient dès maintenant de tirer les premières leçons de cette affaire d’Etat, en réaffirmant la nécessité d’inviter le pouvoir législatif à se saisir sans délai de l’adoption d’une loi organique permettant la mise en œuvre de la procédure de destitution, et à l’autorité judiciaire d’autoriser, dans cette attente, des mesures d’enquête et d’investigation sur les faits révélés par le journal MEDIAPART, en passant outre l’immunité posée par l’article 67 de la Constitution.
Edmond-Claude FRETY et Philippe GONZALEZ de GASPARD, avocats au barreau de Paris, et membres fondateurs du Collectif article 67
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