Baby-boomers : les nouveaux boucs émissaires à la mode
Faites-vous partie des baby boomers, ces Français nés immédiatement après la guerre ? Si c’est la cas, sachez que vous venez d’être désignés par les médias comme les coupables publics numéro un dans un vaste règlement de compte qui englobe Mai 68, le socialisme et la déroute de la France.
Mort aux boomers !
Il y a quelques jours, alors que je consultais une étude démographique, j’ai appris une terrible vérité : je suis un baby-boomer ! Jusque-là, je me croyais à l’abri, tranquillement installé dans mon statut de victime générationnelle. Mais les chiffres sont formels, impossible d’y échapper : la vague du baby-boom s’est prolongée jusqu’en 1964, mon année de naissance ! Avec tout ce que je lis en ce moment sur « Le papy crack », « Comment nous avons ruiné nos enfants », ou « Nos enfants nous haïront », j’ai soudain l’impression d’être un criminel qui s’ignore, une sorte d’infanticide institutionnel, seulement parce que je suis né un an trop tôt !
Heureusement, Louis Chauvel (né en 1967) me rassure, en distinguant le premier baby-boom (1945-1955) du second (après 1955). Grâce à lui, je fais à nouveau partie de la génération sacrifiée, celle qui n’a pas fait les barricades en 68, faute de pouvoir franchir les barreaux de bois de son parc. Comme Louis Chauvel, je n’ai assisté à aucun concert des Beatles, participé à aucune manifestation contre la Guerre du Vietnam, ni bénéficié de la mode de l’amour libre, avant que le sida ne referme les ceintures de chasteté. En guise de consolation, j’ai connu le disco et les paillettes, le chômage de masse, le néo-libéralisme, les déceptions du mitterrandisme, la flambée immobilière et la réforme des retraites. Si mes jeunes compagnons d’infortune entament une class action contre la « génération 68 », je peux à nouveau me joindre à eux !
Une génération dorée
Il est vrai que les apparence ne prêchent pas en faveur des premiers baby-boomers. N’ont-ils pas profité des Trente Glorieuses, en ne laissant à la génération suivante que les miettes du festin ? N’ont-ils pas tenté à tout prix de préserver le système des retraites par répartition, dont l’avenir était depuis longtemps compromis ? N’ont-ils pas mobilisé la plupart des sièges de l’Assemblée nationale, mais aussi les premières places du hit parade, les meilleurs ventes de livres et tous les postes en vue dans les médias, à la tête des entreprises et dans la politique ? Les baby-boomers sont partout ; ils refusent de vieillir et de laisser la place aux jeunes. Johnny Halliday, Paul McCartney, les Rolling Stones et Michel Sardou tiennent toujours le haut du pavé. Ils essaient bien de placer leurs rejetons au sein de la grande famille des médias, mais ils ne songent toujours pas à la retraite pour eux-mêmes.
Impressionnante, quand même, cette unanimité : pas moins d’une demi-douzaine d’ouvrages parus à la rentrée martèlent, à peu de chose près, les mêmes accusations. Le Figaro est d’accord avec Télérama, la gauche avec la droite, les vieux (forcément baby-boomers) avec les jeunes (forcément victimes).
L’âge du révolutionnaire
Méfiant, j’ai décidé d’y regarder de plus près. J’ai commencé par me demander ce qu’était réellement un baby-boomer. Pour le comprendre, rien n’est plus parlant qu’une courbe démographique, par exemple celle publiée par l’INED. Le baby boom y apparaît comme une brusque augmentation des naissances à partir de 1945 (jusqu’à 867 000), qui marque le début d’une période de croissance dont le point culminant se situe au début des années 1960 et l’extrême fin au début des années 1970. L’analyse de ces chiffres varie, mais la plupart des démographes s’accordent pour désigner 1964 comme la dernière année du boom.
D’emblée, un premier problème apparaît : si les premiers boomers avaient effectivement vingt-trois ans en 1968, les derniers n’étaient âgés que de quatre ans. Ils pouvaient donc difficilement s’emparer des postes-clés après le grand mouvement de Mai ! En outre, ils ne font pas davantage partie des enfants des baby-boomers, ces enfants que l’on plaint aujourd’hui avec des larmes de crocodile. Louis Chauvel l’a bien compris : il distingue les « premières cohortes du baby-boom » des secondes, nées à partir de 1955, en se fondant seulement sur la « contrainte structurante » de Mai 68. Mais si cette année fatidique a bien marqué les consciences au fer rouge, pourquoi faut-il en limiter l’impact aux Français nés à partir de 1945 ? En d’autres termes, si l’on estime que l’expérience d’un tel événement suffit à engendrer une génération, ne pourrait-on y inclure des jeunes gens nés en 1940, 41, 42, 43 et 44 (respectivement âgés de 28, 27, 26, 25 et 24 ans en 1968) ? N’étaient-ils pas plus en âge d’être marqués par les pavés et les barricades que les baby-boomers des années 1950, dont le plus vieux venait à peine de passer son bac ?
Les dix Glorieuses
Aucune époque ne fait davantage rêver aujourd’hui que les Trente Glorieuses, ce paradis de la consommation insouciante et de la croissance au beau fixe. L’un des premiers crimes des boomers est, paraît-il, de s’en être gavés sans retenue et de n’avoir rien laissé aux autres. Étrange raisonnement, en réalité : en 1973, date de la fin des Glorieuses, les Français nés en 1945 n’avaient que vingt-huit ans ! Ils n’ont donc pu profiter de cet âge d’or que pendant les dix ans qui ont suivi leur majorité ! Si l’on voulait vraiment montrer du doigt des méchants profiteurs de Glorieuses, leurs parents feraient beaucoup mieux l’affaire !
Quant à l’affirmation que les boomers ont vécu une vie particulièrement douce et facile, elle néglige certains faits historiques dont chacun d’entre nous se souvient. Nés pendant la crise du logement, les enfants de 1945-1955 ont connu successivement l’exode rural, la désocialisation, le bétonnage des banlieues, les grèves de 1968, les deux chocs pétroliers, le chômage de masse, la désindustrialisation, les délocalisations et la préretraite à 55 ans (j’en oublie sans doute). Les soixante-et-un ans qui se sont écoulés depuis la fin de la guerre ont été riches en bouleversements, qui ont affecté toutes les classes d’âge, sans exception. Prétendre que les baby-boomers n’auraient vécu que le meilleur de ces six décennies relève de la mauvaise foi. Quant à l’affirmation qu’ils posséderaient un patrimoine de 320 000 euros par tête en moyenne (chiffre cité par Artus et Virard sans aucune référence), je n’y trouve qu’une seule explication : puisque nous connaissons tous des boomers beaucoup moins fortunés, certains doivent, pour compenser, avoir amassé des fortunes colossales !
Théorie du complot
Plus troublant encore : on ne voit pas comment les cohortes de 1945-1955 ont réussi à imposer à la France les décisions qui leur auraient été favorables, alors que la plupart des députés et tous les présidents et premiers ministres depuis trente-huit ans ne faisaient pas partie du club fermé des premiers boomers. Un tel pouvoir a de quoi étonner : voilà un groupe, représentant au plus dix pour cent de la population française, que l’on accuse d’avoir influencé la politique de la France pour qu’elle ne favorise qu’eux ! Patrick Artus et de Marie-Paule Virard affirment ainsi (p. 47) que tous les événements économiques depuis les années 1970 leur ont été bénéfiques : au cours des Trente Glorieuses, l’inflation leur a permis d’emprunter à des taux d’intérêt réels négatifs, puis la maîtrise de l’inflation sous la gauche les a convertis en épargnants consciencieux, sans parler de la flambée de l’immobilier depuis 1997 !
En 1983, comme le souligne Louis Chauvel, 29,5 % des députés avaient moins de quarante-cinq ans. Rappelons que les baby-boomers les plus vieux n’atteignaient, à l’époque, que trente-huit ans. L’écrasante majorité des parlementaires appartenaient donc à la génération antérieure, née avant ou pendant la guerre. La première législature miterrandienne, au cours de laquelle tant de décisions importantes ont été prises, n’était donc pas marquée par la domination des cohortes nées en 1945-1955, contrairement à ce que Louis Chauvel tente de nous faire croire.
Un réquisitoire sans preuve
Armé de ces questions, je me suis penché sur le livre de Patrick Artus et de Marie-Paule Virard, Comment nous avons ruiné nos enfants. Je m’attendais à y trouver une charge terrible contre les boomers, mais l’ouvrage constitue davantage une critique des politiques gouvernementales de 1975 à nos jours. La génération 68 est bien épinglée çà et là, mais on sent que le propos se situe ailleurs. Le déclin de la France, obsession des auteurs, ne se distingue guère du déclin de l’Europe, où les mêmes politiques ont abouti aux mêmes résultats. Certes, les boomers ont joui du système comme aucune génération avant eux (à en croire les auteurs, ils devaient tous être devenus de riches rentiers), mais on leur reproche surtout de n’avoir laissé que des restes aux générations suivantes. Leur plus grand crime est l’imprévoyance, dont on pourrait également accuser tous les politiciens depuis la guerre.
Même ton dans l’ouvrage de Denis Jeambar et Jacqueline Remy, Nos enfants nous haïront, à cette différence près que les auteurs font partie de la génération du boom et prétendent parler à la première personne. Dès le début du livre, cependant, on comprend que le nous cache en réalité un vous qu’on ne veut pas nommer. Vers qui pointe cet impitoyable réquisitoire ? Qui sont les naufrageurs de la France ? On a beau chercher, tout le monde en prend pour son grade. La rhétorique crépusculaire du déclin ne prend pas la peine de désigner clairement les coupables.
Deux amalgames
Finalement, c’est Le Figaro magazine du 23 septembre qui me fournit la réponse, sous la forme d’un collage photographique illustrant son dossier consacré aux baby-boomers. Les images qui composent ce collage font référence aux années 1960, surtout à Mai 68 : une hippy embrassant un homme dont le dos est orné d’un symbole « Peace and Love », un étudiant lançant un pavé à des CRS, des affiches de pièces théâtrales, dont la plus visible est celle de La Chine est proche, de Marco Bellochio, les Stones à leurs débuts et, en bas à gauche, une affiche syndicale représentant un poing levé à l’extrémité d’une cheminée d’usine, et titrée « La lutte continue ».
La tonalité générale de cette illustration est dépourvue d’ambiguïté : la génération dont on parle, cette « génération accusée », se réclame de valeurs de gauche. La légende, par contre, ne véhicule aucune connotation politique : « Dans les années 60, ils rêvaient d’inventer le bonheur. Quarante ans après, ils laissent à leurs enfants une société usée, figée et endettée. » Autrement dit : le grand courant politique de gauche issu de Mai 68, qui a porté au pouvoir les socialistes dans les années 1980, a géré la France de façon irresponsable et a provoqué une faillite dont souffrent déjà les générations suivantes.
Sans chercher à défendre les valeurs naïves et prétentieuses des années 1960 (on peut faire confiance au Figaro pour instruire leur procès), il est nécessaire aujourd’hui de s’opposer à l’amalgame entre les baby-boomers et les soixante-huitards, d’une part, et entre ces derniers et le mitterrandisme d’autre part. Clouer au pilori une génération entière, juste parce que ses années de naissance permettent de l’identifier plus facilement que les autres, revient à l’ériger en bouc émissaire de tout ce que l’on réprouve dans la France d’aujourd’hui.
Je peux enfin rassurer mes amis boomers : contrairement au nouveau cliché de cette rentrée, ils n’ont pas provoqué involontairement la banqueroute de la France. Ils font seulement partie de la énième tentative de dénigrement du socialisme, de Mai 68, du yéyé et de la naïveté politique, par des auteurs qui, pour être parfois de brillants démographes, des sociologues réputés ou des directeurs de magazines, n’en manient pas moins les chiffres avec une certaine imprécision...
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