Cent ans de fiasco au Proche-Orient
De la chute des Ottomans à la paix au Proche-Orient ou
comment la première guerre mondiale n’en a pas fini de faire des ravages
1) La défaite des Ottomans
Si nous remontons l’histoire et les guerres qui ont opposé l’Occident et l’Empire Ottoman nous pourrions partir des croisades. Limitons-nous au dernier siècle, cela peut suffire pour comprendre l’état actuel du monde. À l’heure où nous commémorons la Bataille de Verdun, Français et Allemands au coude à coude, la plupart de nos concitoyens limitent les guerres mondiales à notre seul territoire en oubliant qu’une guerre mondiale emporte le monde et que pour la première ce fut le proche et le moyen orient qui ont été le lieu d’un enjeu crucial qui nous touche toujours actuellement.
Nous connaissons tous le fameux film Lawrence d’Arabie. Le film de David Lean (1962) mais aussi le personnage. Que faisait cet anglais en Arabie à cette époque ? Il s’agissait de Thomas Edward Lawrence né en 1889 (mort en 1935). C’était un officier britannique, un peu écrivain et agent de liaison. Il a pour rôle de rendre compte de l’activité des mouvements nationalistes arabes en 1916. C’était il y a tout juste 100 ans.
À la même époque François Georges-Picot et Mark Sykes, signent des accords connus justement sous le nom d’accords Sykes-Picot. Mark Sykes né en 1879 et mort en 1919 est un bien meilleur spécialiste de monde l’orient que Picot. C’était sans doute l’un des rares britanniques à pouvoir prétendre passer accord avec un français à cette époque dans la sphère diplomatique. Ils ne faisaient pourtant en fait qu’obéir à leurs chefs de la diplomatie respectifs. Tout était complot et secret à cette époque. On le sait les choses ont bien changé.
Nous sommes en pleine guerre mondiale et personne ne sait, qui de l’Allemagne et de son « plutôt allié turc », ou des alliés occidentaux va gagner la guerre. Mais alors que se prépare-t-il en si grand secret ?
On élaborait ce qui allait se révéler être une bombe à retardement dont nous faisons peut-être encore les frais aujourd’hui ! En quoi consistaient ces accords qui pour rappel ne sont que des prémisses ? Mark Sykes comme Thomas E. Lawrence va phagocyter la famille hachémite. En effet avant que le projet ne lui échappe celle-ci préfèrera s’intégrer au projet dans la mesure où elle considère que ces accords pourraient se réaliser à son détriment total.
Les accords Sykes-Picot constituent donc l’amorce d’un découpage du proche orient auquel participent Britanniques, Français, les Russes et on l’a compris, La Mecque. Mais de là à prétendre comme le fait Julie d’Andurain (1) que « c’est pour cette raison que lorsque l’on dit aujourd’hui que ces accords sont la marque d’un découpage occidental, ce n’est pas tout à fait conforme à la réalité historique ; c’est aussi un découpage arabe au sens où l’a désiré et l’a souhaité [Les 100 ans des accords Sykes-Picot, mai 1916-mai 2016 (21/04/2016 site « Les clés du Moyen-Orient ») Julie d’Andurain (1)] il y a une marge. On pourrait lui demander si la famille hachémite avait le choix avec le couteau sous la gorge ? Hussein avait quatre fils. Ali aurait les villes saintes et le Hedjaz soit l’héritage d’Hussein , Abdallah règnerait autour de Bagdad, Fayçal pourrait se contenter du désert hors Syrie littorale et Zeid la Mésopotamie entre au nord du Tigre et de l’Euphrate.
[Cartes empruntées au site cité en ref. (1)]
À quoi ressemblait le territoire ottoman à l’époque de ces pourparlers ?* Il comprenait la Turquie Européenne d’Asie et des territoires de l’Afrique du Nord (sauf le Maroc). La suzeraineté du sultan s’exerçait aussi de façon nominale sur l’Arabie et le Yémen. Au XIXe siècle, on ne parle guère de « province arabe ». Il y avait ce que l’on appelait des vilayet ou sandjak. Le vilayet et le sandjak ressemblaient aux départements français et ce sur l’ensemble de l’Empire ottoman a été quadrillé sur ce système de région et de sous-région à l’identique de ce qui existait en Europe.
En opposition avec la Turquie, qui elle encourage l’émergence d’une identité turque (pantouranisme et panturquisme), les Occidentaux sous le prétexte d’encourager des revendications autonomistes d’un fond de renaissance arabe, Nahda, tentent de permettre l’émergence d’une culture propre (renouvellement de la langue arabe, projet panislamique) permettant ainsi le démembrement de l’Empire ottoman*.
*Je n’utiliserai pas l’expression « l’homme malade de l’Europe » qui est trop galvaudée https://fr.wikipedia.org/wiki/Homme_malade_de_l'Europe
2) La guerre au Proche-Orient
Dès Lawrence d’Arabie, on présent les accords Sykes-Picot. Rival des Hachémites, Ibn Séoud constate que le désaccord sur les accords Sykes-Picot porte sur La Mecque, Médine et l’ensemble de la Péninsule arabique, qu’il cherchera à récupérer, repoussant les Hachémites vers le Nord, partition alors déjà en cours.
Aujourd’hui toutes ces régions sont en conflit. Elles constituaient à cette époque des provinces de l’Empire Ottoman : Libye, Irak, Egypte, Israël, Palestine, Chypre, Syrie-Liban Balkans, Caucase.
La crainte des Britanniques est que les Turcs passent le long du littoral syrien pour se rendre en Egypte visant ainsi le canal de Suez, fermant la route des Indes.
Grâce à son ancrage littoral en Syrie, la France éviter un passage vers l’Egypte. Mais tandis que l’opération des Dardanelles est préparée l’Egypte est déclarée protectorat britannique ce qui montre le mauvais état des relations Franco Britanniques qui explique sans doute le fiasco de l’opération. La perfide Albion organise seule le projet. Il fallait passer les détroits pour aller à Constantinople. Cet échec envenime les relations entre Français et Britanniques, En effet, le projet concerne outre la Syrie et le Liban mais aussi les terres sur lesquels les Français ont la prétention d’exercer un rôle de protection des chrétiens d’Orient. Antienne souvent répétée à l’heure actuelle. Les Britanniques lorgnant toujours sur le canal de Suez. On imagine l’importance des enjeux géostratégiques.
En réalité, on l’a bien compris, ces zones étant déjà délimitées elles deviennent un motif de guerre. Zone d’influence est un terme devenu obsolète ; on passe désormais à la notion de butin de guerre à partager. Reste ce que l’on que va laisser à Hussein et Fayçal ?
Quels sont alors les enjeux territoriaux des Français et des Britanniques ?
Les négociations liminaires vont porter sur le littoral syrien. Que sera la « Grande-Syrie » ? L’avenir du Moyen-Orient est en train de se dessiner. Sauf que, le pétrole n’étant pas encore au cœur des préoccupations, les accords vont donc s’intéresser aux points stratégiques que sont les ports de (Beyrouth, Alexandrie, Le Caire). Les villes intérieures, apparaissent seulement dans la mesure où le canal de Suez se trouve au centre des intérêts. La « Grande-Syrie » est pour la France la Syrie littorale prenant à peine Damas en compte mais la totalité de la Cilicie (nord peuplée de chrétiens), et la Palestine (sud). Le lobby colonial poussé par des missionnaires et par des intérêts financiers, considère que Jérusalem, la Palestine et le Liban doivent rester sous contrôle français.
Ceci explique pourquoi les britanniques regardant du côté du canal de Suez voient d’un mauvais œil la position française. S’accommodent mal du regain d’intérêt des Français pour la ville sainte de Jérusalem. Les Anglais qui après le désastre des Dardanelles n’accordent aucune confiance aux Français. Les Britanniques doivent se positionner dans cette zone afin de protéger le canal de Suez ouvrant la route de l’Empire.
En échange de la Palestine les Français veulent modifier à leur avantage le tracé de la « Grande-Syrie ». S’ils perdent la Palestine ils récupèrent partiellement des terres de l’intérieur. Ainsi la Palestine et le Chatt al-Arab iront aux Britanniques, et la Syrie reviendra aux Français. Ce sont donc les lobbys qui configurent ce partage. L’administration sera faite sous forme de mandat secondairement. Le choix de l’organisation administrative sous forme de mandat est faite ensuite dans un second temps. Il n’est pas pensé formellement dans les accords Sykes-Picot. La notion de mandat une tutelle qui ne dit pas son nom. C’est la naissance des protectorats au détriment des chefs locaux qui vont refuser ce système. La proclamation de Fayçal roi de Syrie (mars 1920) par exemple). Attisent les oppositions avec les tutelles. La fragilité du système apparaît d’autant plus que son financement n’a pas été envisagé à hauteurs suffisante et surtout aucune compétence n’apparaît.
Alors on voit revenir de vieilles méthodes. Pour commencer faire respecter l’ordre. Fayçal est placé par les Britanniques sur le trône d’Irak suite à la bataille de Khan Meyssaloun (1920), dans laquelle il est battu par le général Gouraud. Le même problème se pose également en Syrie. Côté Français les communautés elles-mêmes ne veulent pas participer au financement, les Libanais en particulier ne veulent pas collaborer et les Français se montrent dans l’incapacité de régler cette situation. Par exemple le général Gouraud et Robert de Caix, décident de placer aux postes stratégiques des « conseillers locaux » choisis parmi les élites libanaise et syrienne qu’elle refusera de payer ensuite ce qui va les amener à retirer leur coopération. La France perd donc la Syrie qui comprenait le Liban.
3) Le cas de l’Afghanistan.
Les Britanniques ont été deux fois en guerre contre l’Afghanistan. À la suite du second de ces conflits ils confisquent certains territoires. Au prix de la confiscation de certaines zones ils s'engagent à ne pas rester neutres dans les affaires intérieures du pays. Cette situation a duré jusqu’en 1919 et s’est achevé par une défaite des troupes Britanniques et l’entrée du pays à la SDN. Mais le but qui était d’en faire un Etat tampon afin de priver la Russie de débouchés vers les mers chaudes est atteint. On sait comment ce problème a ressurgi en 1979. Les accords Sykes-Picot ne peuvent être isolés de cette guerre permanente entretenue contre la Russie jusqu’à aujourd’hui.
4) Comment peut-on alors entrevoir la situation actuelle remise en cause en juin 2014 par l’EI ?
L’État islamique considère les accords Sykes-Picot comme un accord occidental et colonialiste. Les héritiers de Fayçal et d’Ibn Séoud, sont toujours les alliés des Occidentaux car tandis que les Alaouites investissaient le milieu militaire, ils acceptaient les nouvelles frontières du Moyen-Orient. L’EI lutte contre la modernité incarnée par l’Occident, mais son combat est pourtant bien une lutte pour tenter de « redistribuer des cartes » qui ont été données en 1916 aux deux grandes familles, celle des Hachémites et des Séoud et pour mettre la main sur les richesses du Moyen-Orient.
5) En guise de conclusion
Cent ans après la fin de la première guerre mondiale, l’Europe semble en paix au détriment d’un arc qui va des Balkans au Proche-Orient. L’Empire Ottoman semble avoir perdu la guerre mais il s’agit une reddition en forme de bombe à retardement.
Non, le génocide de 1915 n’a pas été placé sous silence. La Turquie n’est toujours pas prête à le reconnaître et c’est là un signe de cette lutte rampante qui se poursuit et qui est loin d’être terminée.
Je terminerai en reprenant sur le sujet l’article de Gaïdz Minassian du Monde (28 avril 2016)
http://www.lemonde.fr/journaliste/gaidz-minassian/
« Rien n’a donc été accompli pour assoir une paix durable dans ces régions. Et pour cause, le système international mis en place autour de la Société des nations (1919) a exclu des radars de l’histoire tout instrument de réconciliation : le droit des peuples à dispoer d’eux-mêmes est devenu une trahison immortalisée par les accords de Sykes-Picot sur le partage du Proche-Orient (1916). L’autonomie du Kurdistan, reconnue par le traité de Sèvres (1920), a disparu des textes officiels, laissant ce peuple sans nation ni Etat. La justice pénale contre les auteurs de crimes contre l’humanité, notamment les auteurs du génocide des Arméniens, a été effacée par le traité de Lausanne (1923). Deux anciens protectorats britanniques – Chypre et la Palestine – vivent depuis des décennies dans la tragédie et la division. Les Etats arabes, eux, n’ont jamais résolu leur problème d’intégration des populations dans leur territoire. Inutile donc de s’étonner de l’accumulation des guerres qui transforment cet espace post-ottoman en malédiction de l’Histoire.
Que pourrait-on impulser comme dynamique pour parvenir à coudre un récit collectif où le respect de la dignité humaine l’emporterait sur la violence endémique ? Car ne nous leurrons pas : Etat connu pour ses crimes impunis, l’Empire ottoman a transmis à l’Etat héritier (la Turquie) et aux Etats successeurs une tradition de violence structurelle qui les empêche de penser l’altérité comme source de paix et d’égalité.
C’est là, dans cette convulsion géoplitique, qu’intervient la catastrophe du génocide des Arméniens. Pourquoi ? Car, sous l’impulsion d’historiens turcs courageux, une nouvelle historiographie du génocide de 1915 est apparue, faisant de ce dernier l’événement majeur de la première guerre mondiale. Un génocide, quel qu’il soit, est une telle amputation dans l’histoire d’un Etat, une telle faillite du système international, que, tant qu’il n’est pas reconnu et condamné, les traces qu’il laisse dans les mentalités continuent de contaminer l’ensemble du corps social – en l’occurrence post-ottoman. Et les marques qu’il laisse dans les strates de l’appareil d’Etat continuent de défigurer les pouvoirs régaliens incapables de modérer leurs pratiques , de surcroît quand leur expérience coloniale a aggravé les relations interethniques et interconfessionnelles.
La Turquie, en tant qu’Etat héritier de ce crime sans précédent dans la région, aurait tout à gagner à franchir ce pas décisif pour l’Histoire
De même que les Européens se sont saisis de la Shoah pour asseoir l’Etat de droit en Europe occidentale, le monde serait bien inspiré d’utiliser le thème du génocide des Arméniens afin d’extraire cette part de violence structurelle des Etats post-ottomans et de favoriser une amorce de paix. Certes, cela ne suffira pas. Mais la Turquie, en tant qu’Etat héritier de ce crime sans précédent dans la région, aurait tout à gagner à franchir ce pas décisif pour l’Histoire et à rompre avec cette violence structurelle qui, des sultans à M. Erdogan, maintient la société turque dans sa faille collective. Cette approche à la portée de chacun ne peut se confiner au rapport turco-arménien. Elle sert d’abord à briser les nationalismes d’Etat, y compris celui des Arméniens.
Grecs, Serbes, Bulgares, Caucasiens, Turcs, Kurdes, Arabes et juifs savent ce qui s’est passé entre 1915 et 1918, de Constantinople à la Mésopotamie : l’assassinat à huis clos d’une nation dont l’extinction est restée un crime impuni dans l’histoire et le droit. Un siècle après, à la vue des images de massacres commis par l’organisation EI en Syrie et en Irak, on mesure les dégâts d’hier avec d’autant plus d’inquiétude que nul n’ignore que le négationnisme d’Etat constitue un culte de la violence par d’autres moyens. Non, le génocide de 1915 n’est pas un problème du passé, mais concerne bien l’avenir de la paix dans la région. »
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