Commission mixte paritaire et adoption de la loi Immigration
« Ce projet de loi rendra notre système plus efficace, parce qu’il simplifiera drastiquement nos procédures et réduira les délais de traitement des demandes d’asile, parce qu’il permettra d’expulser plus rapidement les étrangers délinquants ou radicalisés, parce qu’il donnera des moyens accrus pour lutter contre l’immigration illégale, parce qu’il comporte des mesures spécifiques pour les outre-mer, adaptées à chaque territoire. Ce n’est pas tout : ce projet de loi rendra notre système plus juste, parce qu’il interdit le placement des mineurs en rétention administrative, parce qu’il renforce les sanctions contre les passeurs, parce qu’il fait pleinement du travail un levier d’intégration, notamment dans les filières en tension. » (Élisabeth Borne, le 19 décembre 2023 dans l'hémicycle).
Le projet de loi Immigration défendu par Gérald Darmanin a été définitivement adopté par le Parlement ce mardi 19 décembre 2023 dans la soirée, en particulier, à l'Assemblée Nationale vers 23 heures 30 par 349 voix pour, 186 voix contre et 38 abstentions. Avant d'analyser en détail ce scrutin, revenons à ces deux derniers jours plein de suspense dramatique.
L'adoption surprise d'une motion de rejet préalable le 11 décembre 2023 par l'Assemblée Nationale a empêché les députés de débattre réellement du sujet, de cette loi Immigration, et les a empêchés de voter ou rejeter plus de 2 600 amendements. Si la gauche avait déposé cette motion de rejet, elle ne comptait pas la faire adopter grâce aux voix cumulées du RN et d'une partie (majoritaire) de LR. Résultat : la gauche, au lieu d'avoir à débattre d'un texte amendé par la commission des lois (dont le président Sacha Houlié, macroniste de gauche, a refusé de voter pour le texte final), a dû se contenter d'un texte bien plus dur issu de la commission mixte paritaire.
Si le 11 décembre 2023 au soir, Gérald Darmanin n'en menait pas large, et a même présenté sa démission, ce 19 décembre 2023 au soir, contrairement à ce que disent les médias en général, c'est la grande victoire du Ministre de l'Intérieur et des Outre-mer. La chronologie récente est la suivante : pendant plusieurs jours, Élisabeth Borne a repris l'initiative pour négocier à Matignon avec la majorité et les parlementaires LR. Il est clair que LR, malgré leur faible représentation à l'Assemblée (10,7% des sièges), étaient dans cette histoires les maîtres des élégances. De manière ordinaire, les tractations au sein de la commission mixte paritaire sont confidentielles. Ici, non seulement tout était au grand jour, mais cela se passait à Matignon, ce qui était une première !
Lorsque la commission mixte paritaire (dont j'ai rappelé précédemment la composition) s'est réunie à partir de 17 heures le lundi 18 décembre 2023, c'était quand même très mal parti car dès les premières minutes, elle a été suspendue à la demande de LR. Elle a repris à 21 heures (après la prolongation de la suspension), et il a fallu attendre le début d'après-midi du lendemain pour aboutir à un accord. Contrairement aux prévisions les plus pessimistes, la commission mixte paritaire a été conclusive.
Parlons rapidement du fond. L'immigration. Une énième loi sur l'immigration. L'immigration qui serait la cause de tous nos malheurs, le chômage, l'insécurité, le terrorisme, l'inflation, et même les bouleversements climatiques, pourquoi pas ? Cela fait plus de quarante ans que l'immigration est le thème populiste par excellence, le fonds de commerce de l'extrême droite, le chiffon rouge pour rameuter le peuple. La peur de l'autre, la perte de références, la crise identitaire, le repli sur soi ont toujours accompagné les crises, ce n'est pas nouveau. Mais l'essentiel, ce n'est pas l'Assemblée, c'est que le peuple est à plus de 70% favorable à un durcissement des conditions d'immigration. C'est ce point crucial qui vaut cette loi, transformée ainsi.
Elle a deux jambes, mais la jambe droite est manifestement plus grande que la gauche. La gauche : l'interdiction de mettre des mineurs dans les centres de rétention, la régularisation des travailleurs clandestins qui sont déjà intégrés dans la vie sociale, la non-suppression de l'aide médicale d'État. La droite : le point le plus notable est la préférence nationale pour les allocations familiales et l'APL concernant même les personnes immigrées légalement (par exemple les étudiants).
Pendant toute l'après-midi, l'incertitude demeurait car beaucoup de députés de la majorité hésitaient à voter ce texte considéré comme droitisé. En revanche, véritable coup politique, Marine Le Pen a annoncé que le Rassemblement national voterait le texte car, selon elle, il consacrerait la victoire idéologique de ses idées. Je reviendrai sur cette position qui pourrait étonner puisque le texte de la CMP (commission mixte paritaire) est moins dur que celui du Sénat, alors que les deux sénateurs RN avaient rejeté le texte du Sénat parce que trop mou. Il faudra aussi que Marine Le Pen explique à ses électeurs pourquoi elle aura voté pour un texte qui va régulariser environ 10 000 sans-papiers par an. Le RN n'est pas à une contradiction près, lui qui avait voté pour la motion de rejet préalable pour empêcher tout débat dans l'hémicycle.
De l'autre côté de l'échiquier, la gauche et l'extrême gauche ont profité du coup politique du RN pour faire des leçons de morale à la majorité présidentielle et dire que le texte de la CMP serait d'inspiration d'extrême droite. Le problème, c'est que les socialistes sont peu habilités à faire des leçons de morale alors leur dernier dirigeant, François Hollande, avait proposé en décembre 2015 la déchéance de nationalité qui avait scandalisé jusque dans les rangs de la droite !
La soirée du 19 décembre 2023 s'est finalement déroulée sans surprise. Une motion de rejet préalable déposée par Mathilde Panot (FI) a été rapidement rejetée par 384 voix défavorables contre 155 voix favorables (et 2 abstentions). Plus intéressante est l'analyse du scrutin pour le vote solennel de la loi Immigration (scrutin n°3213) car l'inconnue résidait dans l'importance des députés de la majorité hostiles au texte.
Par exemple, Stella Dupont avait annoncé son vote défavorable car la différenciation entre étudiants français et étudiants étrangers pour l'APL, par exemple, était sa ligne rouge. Du reste, elle n'a pas tort et probablement que le Conseil Constitutionnel invalidera la mesure (ce qui ferait que tout ce débat ne serait qu'un vaste théâtre d'ombres et de postures). La députée MoDem Aude Luquet avait aussi songé voter défavorablement mais finalement, elle s'est abstenue.
Derrière le risque de l'implosion de la majorité (peu probable malgré la singularité de ce texte), c'est aussi la bataille des voix qui compte en politique : pour qu'il y ait victoire politique de la majorité, il fallait que les seules voix de la majorité et de LR (et alliés) suffisent à faire adopter ce projet de loi. À la fin de la soirée, la victoire est réelle (mais en demi-teinte) et Gérald Darmanin a pu ainsi parader, très humblement, mais il ne pouvait cacher sa joie d'avoir finalement réussi, contre toute attente, d'avoir atteint son objectif de faire adopter la loi Immigration sans article 49 alinéa 3.
L'analyse du scrutin est très intéressante à faire. Tous les groupes hors de la majorité sont très clivés : le RN a voté pour le texte par 88 députés sur 88, LR aussi par 62 députés sur 62. Quant à la gauche et extrême gauche, on ne relève qu'une seule défection d'un député communiste. Tous les autres ont voté contre le projet de loi : 75 députés FI sur 75, 31 députés PS sur 31, 23 députés EELV sur 23 et 21 députés PCF sur 22.
En revanche, c'est beaucoup plus contrastés pour les 4 députés non-inscrits (Emmanuel Ménard a voté pour, Nicolas Dupont-Aignan s'est abstenu), et pour les 21 députés centristes de LIOT qui avaient soutenu le gouvernement le 11 décembre 2023 (8 pour, dont Olivier Serva, Jean-Luc Warsmann et Pierre Morel-À-L'Huissier ; 8 contre, dont Charles de Courson et Bertrand Pancher ; 5 abstentions).
Enfin, les groupes de la majorité, s'ils sont très majoritairement en faveur du texte, ont eu beaucoup de défections. Seulement 131 députés Renaissance (sur 170) ont voté pour le texte (Yaël Braun-Pivet, en qualité de Présidente de l'Assemblée Nationale, n'a pas pris part au vote). 20 députés Renaissance ont voté contre (dont Sacha Houlié, Gilles Le Gendre, Stéphane Travert et Stella Dupont), et 17 députés Renaissance se sont abstenus (dont Joël Giraud et Laurence Maillart-Méhaignerie). Seulement 30 députés MoDem (sur 51) ont voté pour le texte, mais seulement 5 députés MoDem ont voté contre (dont Erwan Balanant et Maud Gatel), et 15 députés MoDem se sont abstenus (dont Jean-Louis Bourlanges, Aude Luquet, Jean-Paul Mattei, Perrine Goulet et Olivier Falorni). Enfin, le groupe Horizons est presque homogène avec 28 députés sur 30 qui ont voté pour (seulement 2 députés Horizons ont voté contre).
Le texte de la loi Immigration a recueilli 349 voix pour une majorité absolue de 268. En retirant les 88 voix du RN, cela aurait donné 261 voix, ce qui fait qu'il aurait manqué 7 voix pour maintenir la majorité sans le RN. Rappelons que dans ce scrutin, il y a eu 573 votes sur 577 au total (dont la Présidente), soit seulement 3 députés (hors Présidente) qui n'ont pas pris part au vote, ce qui est très rare dans les scrutins.
Le Président de la République Emmanuel Macron va-t-il alors demander un nouveau vote comme l'y autorise l'article 10 de la Constitution : « Le Président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il peut, avant l'expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles. Cette nouvelle délibération ne peut être refusée. » ?
Je peux bien sûr comprendre les scrupules de certains députés de la majorité et leur volonté de rester sincères avec leurs convictions en votant contre le texte, ce qui est tout à leur honneur. Pourtant, en votant contre le texte, ils ont fait le jeu du RN qui voulait justement se rendre indispensable dans l'adoption du texte (ce qu'il est à 7 voix près). Leur abstention aurait été bien plus pertinente, à la fois pour marquer leur opposition à la version définitive du texte, mais aussi pour empêcher le RN d'obtenir une mini-victoire parlementaire.
Je reviens sur le coup politique du RN. En décidant l'adoption du texte, Marine Le Pen pense faire un coup politique à plusieurs ressorts. À mon avis, elle a fait de la politique politicienne de court terme et ce coup pourrait lui nuire à long terme. Je m'explique. Normalement, l'adoption du texte aurait dû profiter politiquement à LR (Éric Ciotti et Olivier Marleix ont paradé toute l'après-midi). En faisant ce coup, le RN a réduit la part de profit pour LR à son avantage avec l'idée qu'il valait mieux s'adresser à l'original qu'à la copie. Mais sur le long terme, le RN s'est mis en position de cogérant de l'immigration et s'interdit ainsi toute surenchère sur l'immigration dans les prochaines années.
Concrètement, personne ne doute que cette loi changerait peu la situation, mais elle est une posture importante, cette idée que le gouvernement souhaite montrer de la fermeté. La préférence nationale concernerait très peu de personnes, et cette disposition pourrait faire l'objet d'une invalidation du Conseil Constitutionnel (s'il était saisi). En clair, cette loi, purement politique, parce qu'il y a une urgence face aux attentes populaires sur ce sujet, a quelques chances de lever l'hypothèque de l'immigration pour l'élection présidentielle de 2027. Et pour cela, c'est très positif et utile car l'atmosphère politique en sera d'autant plus respirable.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 décembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Commission mixte paritaire et adoption de la loi Immigration.
Article 49 alinéa 3 et projet de loi Immigration.
Motion de rejet préalable et projet de loi Immigration.
Loi Immigration : le risque du couperet...
Des bleus à l'A.M.E. (aide médicale d'État) : entre posture et protection.
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