De l’intérêt pour le Front de gauche de ne pas faire partie du gouvernement Ayrault
Objet de longues spéculations, la participation du Front de gauche au gouvernement de Jean-Marc Ayrault a finalement été rejetée par l’ensemble de ses composantes. Pourtant, le fait que la question ait pu se poser doit nous interroger. Plusieurs arguments allaient en effet dans le sens d’une coalition PS-Front de gauche, qui aurait permis à plusieurs personnalités du PCF ou du PG d’accéder à des fonctions de ministres.
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La participation du Front de gauche au gouvernement n’était pas souhaitable, et ce pour plusieurs raisons. Une première catégorie pourrait regrouper les raisons de « bon sens », basées sur des considérations essentiellement techniques ou matérielles.
En effet, qui dit alliance entre un parti minoritaire et un parti majoritaire, dit rapport de force. Tout l’intérêt pour un parti minoritaire d’entrer dans un gouvernement dirigé par un autre parti réside dans la capacité concomitante de disposer, à l’Assemblée, d’une configuration qui lui permette de faire avancer ses propositions, en exerçant une pression sur son partenaire de coalition majoritaire. Comprenez par-là que pour être concrètement efficace dans la réalisation d’une partie de son programme, un parti minoritaire doit s’inscrire dans une coalition dans le cadre de laquelle le parti qui dirige le gouvernement ne peut se passer de ses voix pour faire voter ses projets de loi. Pour que le Front de gauche soit efficace quant à la concrétisation de ses idées en tant qu’allié du PS au gouvernement, il aurait donc fallu que la majorité de gauche ne puisse rester majoritaire sans les députés du Front de gauche. Force est de constater que la nouvelle composition de l’Assemblée nationale nous tient fort éloigné de ce cas de figure : le PS et ses alliés proches disposent de la majorité absolue. Et si celle-ci venait à faire défaut, ils pourraient encore compter sur le vote des élus d’Europe Ecologie Les Verts.
Il n’était donc « techniquement » pas possible pour le Front de gauche d’être efficace en entrant au gouvernement. Sans rapport de force favorable et avec un nombre réduit de députés, il n’a pas la masse critique nécessaire pour imposer ses points de vue dans le cadre d’une majorité de gauche élargie. Dans un tel contexte, la participation du Front de gauche au gouvernement serait apparue aux yeux des électeurs et surtout des militants comme une grave compromission, comme la réponse à une vulgaire envie de maroquins ministériels sans objectifs politiques construits.
Mais la participation du Front de gauche au gouvernement Ayrault n’était pas souhaitable pour d’autres raisons, celles-ci plus politiques. Tout d’abord, ses composantes internes sont très divisées quant à l’attitude à adopter face aux institutions. La participation du PCF, par exemple, aurait sans doute entraîné une explosion du Front de gauche, le PG et la FASE était radicalement opposés à cette idée. Il y aurait aussi eu une forme de contradiction par rapport aux grandes orientations défendues pendant l’élection présidentielle par Jean-Luc Mélenchon, et notamment la convocation d’une Assemblée constituante et l’institution d’une Sixième République. Participer à un gouvernement qui n’a absolument pas l’intention de remettre en cause le cadre institutionnel de la Cinquième République et du présidentialisme aurait se serait donc rapportée à une forme de reniement, d’acceptation des institutions telles qu’elles sont établies.
De manière générale, le programme du Front de gauche et celui du Parti socialiste ne sont pas compatibles. On voit de plus en plus se dessiner, en France mais pas seulement, un clivage d’un genre nouveau à gauche, qui pourrait prendre le relai de l’ancien clivage partis communistes / partis socialistes.
On distingue ainsi de plus en plus nettement d’un côté une social-démocratie évoluant vers le social-libéralisme, l’acceptation, voire la promotion de l’économie de marché, l’abandon ferme et définitif de toute référence aux antagonismes de classe qui divisent la société au nom d’un appel au rassemblement autour d’un projet inclusif, la fidélité aveugle et indéfectible aux institutions européennes et à leurs orientations politiques néolibérales, et bien entendu une orientation fondamentalement mondialiste, qui va de paire avec l’abandon de toute volonté de combattre le système capitaliste mondialisé.
De l’autre côté, on voit émerger une gauche radicale, anticapitaliste ou à tout le moins antilibérale, interventionniste, hostile à l’économie de marché, attachée à la défense en priorité des intérêts des classes populaires, radicalement opposée au fonctionnement actuel de l’Union européenne sans renier le projet européen fondamental, et très antimondialiste, un positionnement qui va de paire avec l’affirmation d’un projet plutôt internationaliste, le rejet de l’impérialisme étatsunien, et l’ouverture vers les thématiques écologistes par aversion pour le capitalisme. Cette gauche radicale, bien que plu « étatiste » que la social-démocratie déliquescente, est aussi plus « démocratiste », plus ouverte à l’idée de faire intervenir directement le peuple dans le processus de décision. Si elle n’est pas autogestionnaire, elle tend de plus en plus à évoluer dans le sens d’une réforme en profondeur des institutions permettant d’agrémenter la démocratie représentative traditionnelle de mécanismes de démocratie participative et de démocratie directe (via, notamment, le recours au référendum d’initiative populaire et la démocratisation du fonctionnement du monde du travail).
Il y a un point fondamental sur lequel les deux gauches s’accordent : la défense des droits et libertés individuelles et, notamment, la revendication du droit au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels, le féminisme, l’antiracisme et, de manière générale, la lutte contre toutes les discriminations. Cette convergence d’ordre sociétal, si elle est importante, ne permet pas d’aller dans le sens d’une gauche indistincte et homogène.
En participant au gouvernement, le Front de gauche aurait contribué à brouiller son message politique, et à faire disparaître une gauche à l’identité toute singulière qui n’est pas soluble dans l’union avec la social-démocratie. Quel intérêt, en effet, de militer contre ce que porte une partie du projet social-démocrate, pour ensuite contribuer à sa mise en œuvre ? Car des ministres du Front de gauche n’auraient en aucun cas pu appliquer unilatéralement leurs propres orientations : l’action du gouvernement est toujours définie collectivement par le conseil des ministres. Il n’aurait pas non plus pu prendre ses distances avec les projets de lois ou les décrets d’un Manuel Valls ou d’un Pierre Moscovici : la solidarité de gestion, inscrite dans le marbre de la constitution, le proscrit rigoureusement.
La participation du Front de gauche au gouvernement aurait donc été une grave erreur politique. Contreproductive, elle aurait signé l’arrêt de mort d’une formation politique nouvelle qui a encore besoin de trouver ses repères dans le système partisan et a un impérieux besoin de mettre en adéquation ses objectifs et la manière de concrétiser ceux-ci. La participation aurait surtout causé la mort de fait d’une certaine gauche dont l’existence ne peut être niée, et qui ne peut pas s’entendre avec une social-démocratie capitaliste, mondialiste et européaniste qui s’est consciemment et volontairement éloignée des idéaux fondamentaux de la gauche. Plus que jamais, la remise au goût du jour de la lutte des classes passera par la lutte des gauches. C’est le principal défi qu’aura à relever un Front de gauche devenu hégémonique à la gauche de la gauche, et qui ne peut pas se permettre d’échouer dans son entreprise de formulation d’une alternative de gauche au « hollandisme » pendant la nouvelle législature qui s’ouvre cette semaine.
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