Deux ou trois choses encore sur De Gaulle
« En notre temps, la seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de sauver, de faire vivre et de développer. » (De Gaulle, 25 mars 1959 à l’Élysée).
Ce dimanche 22 novembre 2020 est la dernière date qui ponctue cette année De Gaulle 2020 assez spéciale : il commémore le 130e anniversaire de la naissance de Charles De Gaulle. Comme l’a rappelé le Général lors de sa première conférence de presse en tant que Président de la République, le 25 mars 1959, ce qui restait l’essentiel à ses yeux était l’humain. Inutile de préciser que cette conviction profonde, que je partage pleinement, provenait d’un fond de christianisme social qui l’a amené sur les rives de ce qu’on a appelé le "gaullisme de gauche" avec l’idée de participation et de "troisième voie" entre capitalisme et socialisme, mais aussi, auparavant, à la Libération, sur les rives de la création de la Sécurité sociale (qui est une œuvre de De Gaulle et pas des syndicats qui ont même été réticents au tout début, car ce qui n’était pas "arraché" était toujours considéré comme suspect).
Hier, en évoquant la vie du regretté Daniel Cordier (disparu le 20 novembre 2020), j’ai rappelé qu’il avait travaillé à la fin de la guerre dans les services de renseignement et qu’il avait étudié notamment les rapports entre Franco et De Gaulle, et que De Gaulle avait déjeuné avec l’autocrate de Madrid en juin 1970, lors de son dernier voyage à l’étranger.
Après sa démission le 28 avril 1969, De Gaulle avait refusé en effet de célébrer encore le 18 juin, et le meilleur moyen, c’était de s’éclipser à l’étranger : en Irlande en juin 1969 (avec l’avantage aussi d’être absent lors de l’élection présidentielle qui a désigné son successeur) et en Espagne en juin 1970 qu’il a beaucoup visitée de long en large. Pas de cliché (à ma connaissance) pour son voyage en Espagne, mais, contrairement à ses consignes, il y a des photographies de son voyage en Irlande, en fait, un couple d’Irlandais qui avaient donc pu être présents comme habitants et qui en ont profité pour prendre quelques clichés qui n’ont fait qu’ajouter à la légende gaullienne.
De Gaulle se moquait des protestations contre son déjeuner avec Franco (il aurait lâché : « Qu’ils jasent ! ») et Franco était enchanté de ce scandale. Un peu plus tard de retour à Colombey-les-deux-églises, De Gaulle aurait alors confié à sa fille Élisabeth : « En le voyant, je me suis dit que j’avais bien fait de quitter le pouvoir à temps ! ». Franco ne devait pas être de la dernière fraîcheur dans la conversation…
Cette vieillesse, De Gaulle s’en méfiait depuis le début de la guerre. Il l’avait désignée coupable de la soumission de Pétain (dont il connaissait bien le caractère fort) à Hitler, avec sa fameuse expression du "naufrage" (ce qui montre que De Gaulle était un excellent écrivain, capable de trouver les formules-choc) dans le premier tome de ses "Mémoires de guerre" sorti en 1954 (chez Plon) : « Malgré tout, je suis convaincu qu’en d’autres temps, le maréchal Pétain n’aurait pas consenti à revêtir la pourpre dans l’abandon national. Je suis sûr, en tout cas, qu’aussi longtemps qu’il fut lui-même, il eût repris la route de la guerre dès qu’il put voir qu’il s’était trompé, que la victoire demeurait possible, que la France y aurait sa part. Mais, hélas ! Les années, par-dessous l’enveloppe, avaient rongé son caractère. L’âge le livrait aux manœuvres de gens habiles à se couvrir de sa majestueuse lassitude. La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. ».
Du reste, De Gaulle avait promis à son épouse Yvonne qu’il quitterait le pouvoir dans tous les cas à 80 ans (qu’il n’a même pas atteints à treize jours près). En affirmant lors de sa dernière intervention publique, le 25 avril 1969 à la télévision, qu’il irait jusqu’au bout de son septennat (janvier 1973) en cas de victoire du "oui", De Gaulle aurait commis l’erreur de miser sur sa personne et pas sur ses projets. L’existence de Georges Pompidou comme possible successeur a suffi pour rassurer ceux qui auraient été inquiets d’une succession non préparée. Le "non" pouvait sans danger sonner le glas de l’épopée gaullienne.
À la question : De Gaulle a-t-il volontairement foncé dans le mur en 1970 pour s’effacer en beauté ? on pourrait répondre oui et non. Oui parce qu’en quittant volontairement le pouvoir après un désaveu électoral, il a fait un dernier acte fondateur, mélange d’orgueil et de respect de la parole du peuple.
Non aussi, car De Gaulle tenait à la participation, et comme ce n’était pas constitutionnel d’organiser un référendum sur cette question, il a transformé la question en une double question mal ficelée sur la régionalisation et sur la réforme du Sénat, l’idée étant de faire du Sénat ce que le Président Emmanuel Macron voudrait faire du Conseil Économique, Social et Environnemental, à savoir une chambre de la voix du peuple, une sorte de "convention citoyenne". Pourquoi pas ? C’était pourtant la réponse à une sorte de rancœur contre le Sénat en général qui s’était ouvertement opposé à lui en automne 1962 (Gaston Monnerville a même qualifié le référendum sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct de "forfaiture" !).
Ce projet de référendum lui tenait à cœur depuis longtemps et il avait même tenté de le faire passer en force au sommet de la tension de mai 68, lors de son allocution télévisée du 24 mai 1968 (qui a fait un flop ! et qui a été annulé le 30 mai 1968 avec la dissolution de l’Assemblée). L’échec du référendum faisait peu de doute dans les dernières semaines de campagne. Lors de son dernier conseil des ministres, le 23 avril 1969, De Gaulle s’est contenté de dire à ses ministres, malicieusement : « En principe, à mercredi prochain. Peut-être pas. S’il en était ainsi, un chapitre de l’Histoire de France serait terminé. Mais nous avons espoir. ». Quelques heures plus tard, De Gaulle a confié à son conseiller des affaires africaines Jacques Foccart : « Au bout du compte, je serai heureux, figurez-vous, si le non l’emporte. ».
Et il avait de quoi être heureux : en quittant le pouvoir par un désaveu référendaire, il finissait de construire la grande histoire gaullienne du dialogue entre lui et les Français. Aucun de ses successeurs n’a eu le courage de se démettre ainsi désavoué par les urnes, notamment François Mitterrand (échecs aux législatives de mars 1986 et de mars 1993) et Jacques Chirac (échec aux législatives de juin 1997 et échec au référendum de mai 2005). De plus, il pouvait enfin se reposer, ou plutôt, se consacrer à l’écriture de ses mémoires dans une course folle contre le temps (Yvonne avait souhaité qu’il ne demandât pas le renouvellement de son mandat en décembre 1965).
En fait, dès le 19 février 1969, date du conseil des ministres qui avait fixé la date du référendum, De Gaulle n’y croyait déjà plus, en disant à Bernard Tricot, le Secrétaire Général de l’Élysée : « Ce référendum, je ne le sens pas. ». Et au fil des jours de la campagne, les sondages confirmaient de plus en plus fort un "non" qui gagnerait. De Gaulle aurait pu éviter les frais, annuler, ou, du moins, ne pas mettre sa démission dans la balance (il l’a fait très tardivement). Au contraire, il en a profité pour faire du quitte ou double.
Pour l’historien britannique Julian Jackson, auteur d’une biographie de De Gaulle (sorti en 2019 aux éd. du Seuil), ce n’était pas un suicide politique : « Il croyait vraiment qu’il allait gagner, et que cela lui permettrait de renouer un contact avec le peuple. Il a assez rapidement compris que cela n’allait pas marcher. C’est devenu un moyen élégant de partir. Et puis, il était fatigué, et je pense qu’au fond de lui, il savait qu’il ne comprenait plus la société. Disons que c’est un suicide politique assumé. » ("Le Point", juin 2020).
Dans ce même entretien à l’hebdomadaire "Le Point", Julian Jackson a voulu montrer la différence entre De Gaulle et Churchill : « Rien n’est fixe, tout est fluide. [De Gaulle] est obsédé par le mouvement. Il a une grande capacité d’écoute liée à une très grande intelligence. Pour résoudre un problème, il voulait d’abord se voir exposer toutes les données, ce qui est assez étonnant pour un homme qui est perçu comme autoritaire. Churchill, par exemple, n’écoutait personne, il ne se fiait qu’à son intuition. Il y a un autre point frappant : il était parfaitement insensible aux idéologies, y compris à celles de ses proches. Il ne raisonnait qu’à partir de l’Histoire. ».
Dans cette dernière réflexion, deux éléments majeurs : l’écoute et l’action.
L’écoute : il aimait interroger ses ministres au conseil des ministres pour savoir ce qu’ils pensaient de tel ou tel sujet, sans dévoiler sa propre réflexion. Le ministre sans caractère craignait alors de ne pas dire ce qu’il croyait que De Gaulle attendait qu’il lui dît. Un de ses ministres, Philippe Dechartre (ancien résistant), a cité ainsi plus tard ce que De Gaulle lui avait expliqué pour s’informer : « J’ai un panel. Il y a les surdoués, il y a les normaux, il y a les corrompus. Je leur pose à tous la même question : "Mon cher ami, je suis ennuyé. Voilà, j’ai tel problème à régler. Qu’est-ce que vous feriez à ma place ?". Et ça me permet de faire une idée sur la personne. ». Dans ses témoignages, Alain Peyrefitte aussi a confirmé que De Gaulle posait beaucoup de questions au conseil des ministres (notamment sur l’éventualité de la dévaluation du franc en automne 1968).
L’action : elle était directement inspiré de la philosophie d’Henri Bergson, figure référence des milieux catholiques et Prix Nobel de Littérature en 1927. Dans "Le Fil de l’épée" (1932), De Gaulle a confié cette inspiration : « Bergson m’a beaucoup influencé parce qu’il m’a fait comprendre la philosophie de l’action. Bergson a exposé le rôle de l’intelligence, de l’analyse. Il a vu combien il était nécessaire d’analyser les problèmes pour rechercher la vérité. Mais l’intellect seul ne peut agir. L’homme intelligent ne devient pas automatiquement un homme d’action. L’instinct également est important. L’instinct, plus l’impulsion. Mais l’impulsion n’est pas suffisante pour être la base de l’action. Il faut les deux, l’intellect et l’impulsion (…). Les grands hommes ont à la fois intelligence et impulsion. Le cerveau sert de frein à l’impulsion purement émotive. Le cerveau domine l’impulsion ; mais il faut qu’il y ait impulsion et capacité d’action pour ne pas être paralysé par le frein du cerveau. C’est Bergson qui m’a fait souvenir de cela. ». On note à quel point De Gaulle était clair dans ses réflexions écrites. En quelques mots, il a résumé une grande partie du travail de Bergson !
Je poursuis cette petite note biographique sur De Gaulle par le témoignage de Daniel Cordier, déjà évoqué plus haut, dans son excellente autobiographie "Alias Caracalla". Son premier entretien personnel avec De Gaulle, le 1er août 1940 : « En entrant dans la pièce, je découvre le Général De Gaulle assis derrière une petite table. (…) Il est tête nue, massif, le regard inquisiteur, les mains posées devant lui sur la table. Je suis terriblement intimidé (…). Ce terrifiant tête-à-tête est la plus grande épreuve de ma vie : j’oublie pourquoi je me trouve devant lui. Dans un état somnambulique, tout s’enchaîne mécaniquement (…). Dans une extase identique à celle des apôtres écoutant la parole du Christ, je reçois celle du Général. » (2009, éd. Gallimard). On entre dans le gaullisme comme on entre en religion.
Et je termine par une réflexion de De Gaulle citée par André Malraux sur l’insaisissable "opinion publique", un concept diffus, confus et finalement, bien inutile pour les initiateurs, pour les bâtisseurs : « L’opinion publique, ça n’existe pas. Tout ce qui s’est fait de grand depuis l’aube des temps s’est fait en dépit de l’opinion publique. ». Une réflexion à méditer en cette époque où un résultat de sondage équivaut à une analyse politique (où les sondologues deviennent des politologues) pour les médias, et où un sondage est l’élément majeur de prise de décision pour les gouvernants supposés modernes…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (21 novembre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Deux ou trois choses encore sur De Gaulle.
La France, 50 ans après De Gaulle : 5 idées fausses.
Daniel Cordier.
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