Fracture sociale, rupture tranquille ? Cassure nette avec le pays !
« J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », disait Paul Nizan en 1931. Soixante-quinze années plus tard, son petit-fils, l’anthropologue Emmanuel Todd, est tout aussi clair et sans détour pour porter le message d’une France qui se dit désabusée, souffrante, voire orpheline. Venu à la demande de Villepin exposer ses thèses, hier jeudi 14 décembre, en ouverture de la conférence sur l’emploi, il a troussé quelques phrases chocs pour alerter de nouveau sur la situation de la société française : « Une part importante des Français refuse les choix économiques des dirigeants parce que le libre-échange fout en l’air la vie de la moitié de la population ». On se souvient que dans son discours fondateur de la campagne présidentielle de 1995, Jacques Chirac avait repris la formule de « fracture sociale » attribuée alors à Emmanuel Todd.
La fracture sociale
L’expression fracture sociale a en réalité été forgée par le philosophe français Marcel Gauchet qui, parlant de la lutte des classes écrivit ceci : « Il est devenu indécent d’en parler, mais ce n’est pas moins elle qui resurgit là où on ne l’attendait pas pour alimenter la poussée électorale continue de l’extrême droite (...) Un mur s’est dressé entre les élites et les populations, entre une France officielle, avouable, qui se pique de ses nobles sentiments, et un pays des marges, renvoyé dans l’ignoble, qui puise dans le déni opposé à ses difficultés d’existence l’aliment de sa rancœur. »
Le candidat Jacques Chirac en 1995 utilise cette notion nouvelle dans sa campagne : « La France fut longtemps considérée comme un modèle de mobilité sociale. Certes, tout n’y était pas parfait. Mais elle connaissait un mouvement continu qui allait dans le bon sens. Or, la sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l’ensemble de la nation supporte la charge. La machine France ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français. »
Chirac présente la fracture sociale comme porteuse de risques de troubles dans les banlieues. Il avance même des chiffres qui « en eux-mêmes, n’expriment pas la gravité de la fracture sociale qui menace - je pèse mes mots - l’unité nationale ».
Et de poursuivre : « Dans les banlieues déshéritées règne une terreur molle. Quand trop de jeunes ne voient poindre que le chômage ou des petits stages au terme d’études incertaines, ils finissent par se révolter. Pour l’heure, l’État s’efforce de maintenir l’ordre et le traitement social du chômage évite le pire. Mais jusqu’à quand ? »
Entonnée avec conviction et une certaine sincérité, la formule devenue promesse dans la bouche de Chirac n’a pas accouché de grand-chose. Le silence du chef de l’Etat lors des crises de banlieues de novembre 2005 est à ce titre révélateur de son échec sur cette question.
La rupture tranquille
Avant d’être "tranquille", la rupture fut prônée par Nicolas Sarkozy sans qualificatif ni complexe. Au Figaro qui l’interrogeait le 1er septembre, Sarkozy répondait : "Le mot rupture, non seulement je le maintiens, mais je le revendique". Il ajoutait : "Je veux la rupture avec des comportements, des méthodes et des politiques qui font qu’un Français sur deux ne vote plus et que 25 % de ceux qui votent le font pour des extrêmes. Je veux que la vie politique tire les débats vers le haut et que l’on en finisse avec l’égalitarisme, le nivellement et l’uniformité." Ce n’est que très récemment qu’il s’est résolu à apaiser ses interventions publiques. Afin, suppose-t-on, de limiter la casse de son clan politique et de corriger son image de diviseur (on lui reprocha de se mettre à dos les jeunes "racailles", les juges, etc.) Il s’est agi aussi de rendre positif son concept de « rupture » en l’employant à l’encontre de la pensée unique déclarée, « la pensée unique qui dit toujours que ce qui est nécessaire est impossible ». Mais on sait le peu de sens que recouvre la rupture à la méthode Sarkozy : il s’agit de jouer sa carte personnelle contre les vieux barons du gaullisme et de libéraliser la politique de droite.
Une franche cassure avec le pays
Aujourd’hui, ces slogans n’ont plus de prise ni de sens pour les Français que l’on dit d’en-bas. La fracture sociale s’est encore creusée. Chômage, précarité, temps partiel, se sont répandus davantage dans la jeunesse et chez les salariés en général. La population dans son ensemble connaît une érosion de son pouvoir d’achat, baisse dissimulée derrière une manière obsolète de l’Insee de mesurer cette variable économique. Les électeurs ne croient plus aux appareils politiques ni à la classe de leurs dirigeants cumulards, qui font de la succession de leurs nombreux mandats une véritable carrière à vie. Ils leur prêtent peu de crédit tant sur leurs promesses que sur leurs réelles capacités à faire bouger les choses. Le gagnant risque d’être une fois de plus le Front national, que les candidats Sarkozy et Royal ("candidats du vide", dit Todd) auront bien du mal à contrer. Et en cas d’élection de l’un ou de l’autre, il faut s’attendre à une inertie semblable à celle que l’on a connue lors des deux derniers mandats présidentiels, car ce seront les mêmes partis, les mêmes personnels politiques qui tiendront les rênes. Ne nous faut-il pas admettre aujourd’hui que la seule stratégie possible, la voie la mieux appropriée pour lutter contre cette crise durable et tenace est celle d’un gouvernement d’Union nationale qui sache saisir à bras-le-corps les problèmes vitaux et ne recule pas derrière la difficulté de l’entreprise ?
Pour un gouvernement d’Union nationale
Ce gouvernement d’Union nationale serait associé à une participation active et réelle, auprès des élus, de représentants de la société civile. Encore faut-il que le citoyen se révèle au-dessus de son statut de simple électeur et qu’en tant qu’électeur, il ne se laisse pas enfermer dans le choix binaire et restreint entre une "France d’avant" (Le Pen ou de Villiers aux idées rétrogrades) et une "France d’après" de Sarkozy ou de Royal (formule quasi éponyme : "désirs d’avenir"). Encore faut-il aussi que ce citoyen s’engage sur un projet et y prenne part, y apporte sa pierre, plutôt que de se tourner vers un vote de rejet, de sanction, ou de se réfugier dans une stérile abstention. Le véritable citoyen doit savoir refuser ce simulacre de démocratie où règnent la gérontocratie, les sondages d’opinions, les slogans vides.
Ce qu’il lui faut regarder, ce n’est pas une "France d’avant" ni une fausse "France d’après". Ce qu’il lui faut regarder, c’est où est la France, si elle est devant ou derrière les autres nations, selon quels critères (pas à l’aune du seul PIB) et comment se rassembler pour oeuvrer à la réussite, pour qu’elle y gagne la meilleure place. C’est là la seule mission qui nous appelle et qui nous engage aux yeux des générations présentes et futures.
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