François Fillon et la « stratégie du choc »
Il y a quelques jours, le site Investig'Action ressortait une video datée du 12 mars 2016, dans laquelle François Fillon, alors simplement candidat à la primaire de la droite, s'exprimait devant des membres de la fondation Concorde. Il y détaillait une partie de son programme économique s'il venait à être élu président. L'équipe de Michel Collon faisait un parallèle intéressant entre les propositions du désormais candidat de la droite et une stratégie hyper-libérale déjà mise en application dès les années 70 dans certains pays, y compris par la force. A l'heure où la probabilité de voir l'ex Premier ministre succéder à "goût cassis" apparait importante, il semble intéressant de se pencher à nouveau sur ces propositions. Or, à l'écoute de celles-ci et de certains termes utilisés par le policé Sarthois, il y a lieu d'être inquiet. Très inquiet.
(source de l'image)
Tout d'abord, la fondation Concorde, qu'est ce que c'est ? Il est important en effet de savoir à qui s'adressait ainsi M. Fillon ce jour là, qui il voulait convaincre, tant le verbe est parfois décomplexé (ce que nous verrons par la suite). Ce "groupe de réflexion" fort de 2500 membres, créé en 1997, se définit comme "un think-tank indépendant et ouvert dont la particularité est de faire travailler ensemble universitaires, experts, hommes et femmes d’entreprise [...] élaborant des propositions qui sont transmises aux décideurs politiques." Ce "réservoir à idées" se présente également comme "[tourné] vers les TPE/PME et la petite industrie." Composé de groupes de travail, ceux-ci ont pour double objectif de :
- Renforcer l'efficacité économique [du] pays et faire de la France le pays des entrepreneurs, en libérant l'initiative privée
- Réformer l'Etat et réduire la dépense publique
Bref, comme le présente Public Sénat sur le lien précédent, François Fillon s'adresse ici à une majorité de patrons qui espèrent bien peser dans la balance afin d'influer sur les politiques économiques du pays. Dans ce cadre, si on peut facilement comprendre que des chefs d'entreprises veuillent favoriser l'initiative privée, on peut légitimement se demander quelles sont leurs motivations pour vouloir "réformer l'Etat et réduire la dépense publique."
Le décor étant planté, nous allons pouvoir nous intéresser aux propositions formulées par l'ex Premier ministre devant cet auditoire.
Se définissant comme un ex-gaulliste social, François Fillon pense maintenant que le pays ne peut plus attendre, ne peut plus "se donner le temps de la réforme", qu'il a un "besoin impérieux de transformation radicale", d'un "choc psychologique" (6'57''). Plus loin, s'il est élu président évidemment, M. Fillon parle de former un "commando" de dix - quinze ministres maximum (14'40''). Ceux en charge des principales réformes, "l'économie, les finances, le travail pour l'essentiel", devront arriver le 1er juillet (2017, soit moins de deux mois après son élection) avec des "textes prêts", qu'ils feront passer devant le Parlement avec "tous les moyens que donne la Vème République : ordonnances, votes bloqués, 49-3". L'ex Premier-Ministre évoque le terme de "blitzkrieg" (15'40'').
Bon, en quelques minutes on a déjà la couleur qui est annoncée : fini de rigoler, avec un tel "commando", ce sera forcément la "guerre", eu égard à la terminologie particulièrement guerrière employée. Rappelons en effet que le terme "blitzkrieg" (de l'allemand : "guerre éclair") est d'une maladresse (ou d'une décomplexion) inouïe, puisqu'il fait référence à des techniques employées par l'armée allemande sous le IIIème Reich d'Hitler et consistant à engager simultanément un puissant ensemble de forces dans l'optique de frapper en profondeur les différentes capacités de l'adversaire, et ainsi d'annihiler sa capacité de riposte. Et on ne peut pas dire que le mot aura malencontreusement échappé au Sarthois, puisqu'il est répété un peu plus loin (19'24''). Il en est de même du "choc psychologique" voulu par François Fillon : il l'évoque à une deuxième reprise, associé d'ailleurs à la "blitzkrieg" (19'24''), et même une troisième fois en fin d'intervention (48'30''). Ceci dit, nous ne tenons pas là un scoop sur toute la ligne, puisque M. Fillon a déjà employé par le passé ce genre de terminologie.
J'entends déjà certains de mes lecteurs : mais non, il exagère, ça ne sera pas la "guerre" ; et puis d'ailleurs, la guerre contre qui ? J'aimerais rappeler à ceux-ci ces mots prononcés par la très libérale Margaret Thatcher en 1984, lors de la grève des mineurs :
« Nous avons dû nous battre contre l'ennemi extérieur aux Malouines ; nous devons maintenant nous battre contre l'ennemi intérieur, qui est beaucoup plus coriace, mais tout aussi dangereux pour la liberté. » [1]
(source de l'image) Margaret Thatcher, alias "la dame de fer"
La guerre contre "l'ennemi intérieur", en clair contre les citoyens qui n'accepteraient pas les réformes, quand bien même ils seraient majoritaires. Bref, la guerre contre la volonté populaire. On l'a déjà vu au premier semestre 2016 avec la Loi travail et le recours massif du gouvernement au 49-3, mais François Fillon veut développer et accélérer ce mode de gouvernance résolument anti-démocratique. Il le dit clairement plus haut : il veut faire passer ses "impérieuses réformes" par tous les moyens possibles, sans débat, sans concertation, en force, et, profitant de la léthargie propre aux premières chaleurs, "sans interruption estivale". Il réitère d'ailleurs encore le terme de "choc" (18'32''), en précisant cette fois-ci que celui-ci "rend très difficile la contestation sociale." On ne peut pas être plus clair !
De manière additionnelle, François Fillon, qui utilise près d'une dizaine de fois dans son discours le terme "radical", déclare vouloir :
- Supprimer la durée légale actuelle du travail et repasser à 39 heures hebdomadaires (20'37'').
- Réduire les effectifs de la fonction publique de façon très importante (20'53''). Le chiffre de cinq cent mille suppressions en cinq ans a depuis largement été confirmé par l'intéressé.
- Faire passer l'âge légal de la retraite à 65 ans (23'51''), adopter une "réforme plus radicale" du système de retraite, et notamment passer progressivement d'un système de répartition à un système de capitalisation.
- Adopter une "réforme radicale de l'assurance chômage" (23'59'').
- Proposer une allocation unique regroupant toutes les allocations existantes (24'05'').
- Supprimer tout de suite l'ISF (28'19'')
- Abroger la loi santé de Mme Touraine (38'03''), et par voie de conséquence supprimer la généralisation du tiers payant (qui permet d'éviter d'avoir à avancer les dépenses de santé) [2]
M. Fillon, lorsqu'il évoque le passage d'un système de répartition à un système de capitalisation pour les retraites, prévient que cela ne pourra se faire que progressivement. Il cite de manière intéressante le seul pays, à sa connaissance, où ce passage s'est fait de façon brutale : le Chili. Selon lui, "il y a un pays qui a réussi cette opération" (42'38''), et d'ajouter "c'est dire qu'il y a peu de chances qu'on puisse le faire" (42'43'') comme s'il s'agissait d'un espoir déçu. Effectivement Monsieur Fillon, le Chili a effectué cette opération. Maintenant de là à parler de "réussite", on peut trouver cela osé, puisque le peuple y était manifestement hostile. Mais il n'a pas eu le choix. En effet, cette réforme est passée en force sous le régime dictatorial du général Pinochet (1973 - 1990).[3]
Augusto Pinochet a engagé, lui aussi, des réformes radicales lorsqu'il est arrivé au pouvoir. Ca n'est pas lui qui les a inventées, on les lui a proposées, certains diront imposées. Quoi qu'il en soit, le Chili a servi de laboratoire grandeur nature aux théories nées de "l'école de Chicago" dont le mentor fut l'économiste américain Milton Friedman, comme le rappelle Naomi Klein dans son ouvrage de référence « La stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre » :
« Nixon donna aux Chicago Boys et à leurs professeurs l'occasion dont ils rêvaient depuis longtemps : prouver que l'utopie capitaliste était plus qu'une théorie concoctée dans le sous-sol d'un immeuble universitaire - et rebâtir un pays de fond en comble. Au Chili, la démocratie ne s'était guère montrée accueillante envers les Chicago Boys ; la dictature se révèlerait plus accommodante. » [4]
(source de l'image) Milton Friedman et Augusto Pinochet
J'ai peine à croire que M. Fillon puisse méconnaitre l'histoire de ce pays d'Amérique du Sud et les conditions dans lesquelles cette réforme des retraites a vu le jour dans ce pays. Cet exemple dévoile à mon sens davantage la toile de fond idéologique du programme économique du candidat de la droite. Certes, au Chili, les réformes, complètes et radicales, ont été imposées de force, par la brutalité, suite à un coup d'Etat. Le fameux "choc" nécessaire à l'imposition des-dites réformes. Mais d'autres types de "chocs", naturels ou artificiels, peuvent tout à fait être judicieusement exploités, comme par exemple la menace terroriste. Naomi Klein décrit admirablement les mécanismes à l'oeuvre :
« Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur - le coup d'etat, l'attentat terroriste, l'effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l'ouragan - plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants "assouplissent" les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. A l'instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d'autres circonstances, elles auraient défendu jalousement. » [5]
Le choc exploité ou créé vise donc à terroriser la population, de manière à lui faire perdre ses repères, et in fine à lui faire accepter des mesures qu'elle aurait massivement rejetées sinon. Une fois la population en état de choc, il ne reste plus qu'à imposer les réformes ultra-libérales préconisées par les "Chicago Boys", qui constituent un cocktail de privatisations (y compris des secteurs clés de l'économie comme l'énergie, l'éducation, la santé,...), de déréglementation (ouverture ou libéralisation des marchés) et de réduction draconienne des dépenses sociales (santé, éducation, aides).
A terme, malheureusement (ou bien évidemment), il n'y a pourtant aucun miracle à attendre de telles mesures, qui ont été largement testées, y compris et même souvent par la force, dans de nombreux pays (une bonne partie de l'Amérique du Sud dans les années 70 et 80 et notamment dans le Chili de Pinochet, la Russie dans les années 90, l'Afrique du Sud,...) : les inégalités se creusent, la précarité et la pauvreté se développent de concert, les fleurons industriels des pays sont bradés à des multinationales étrangères qui en ont extrait les capitaux. Vous me direz : cela a déjà commencé en France. C'est vrai. Mais M. Fillon veut manifestement passer à la vitesse supérieure et éliminer rapidement les derniers obstacles.
La répression des dissidents au Chili sous Pinochet (source de l'image)
Ces méthodes, d'inspiration militaire comme le vocabulaire de M. Fillon, ont été reprises dans la fameuse doctrine "Shock and Awe, Achieving Rapid Dominance" ("Choc et effroi : parvenir à une rapide domination") élaborée en 1996 et qui a tant été utilisée en Irak pour briser les résistances. Il y est préconisé que :
« L'envahisseur doit investir l'environnement de l'adversaire et paralyser ou surcharger ses perceptions et sa compréhension des événements pour le rendre incapable de résister. Le choc économique opère de la même façon : l'hypothèse de base, c'est que les gens sont en mesure de réagir à un changement progressif - un programme de santé supprimé par-ci, une entente commerciale signée par-là - mais que, quand des dizaines de changement arrivent en même temps, de tous les côtés, ils ont le sentiment que leurs efforts seront futiles et ils baissent les bras. » [6]
Voilà donc l'idée de François Fillon pour faire adopter ses "impérieuses réformes", dont il sait qu'elles seront - à juste titre - impopulaires : saturer la population de nombreux changements simultanés à un moment judicieusement choisi pour annihiler toute contestation sociale. Pour faire passer ce type de mesures radicales, Pinochet, largement conseillé par "l'école de Chicago" de Friedman, avait donc choisi la terreur et la répression. Fillon, lui, vise à profiter de l'euphorie post-élections et des vacances estivales pour vaincre son "ennemi intérieur", pendant que les Français auront la tête ailleurs, et faire passer, y compris par tous les moyens pseudo-démocratiques (article 49-3 de la Constitution) les réformes qu'il juge bonnes pour... lui et ses amis. Gageons que les Français s'y opposeront malgré tout. Quelles méthodes utilisera alors M. Fillon ? A quels "chocs" devons-nous nous attendre pour nous assouplir et nous faire accepter l'inacceptable ? 2017 nous le dira peut-être. A moins d'éviter de donner le bâton pour se faire battre dès avril prochain.
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Notes :
[1] « La stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre », de Naomi Klein (éd. Leméac Actes Sud), p171-172
[2] Rappelons également que François Fillon, dans son programme, souhaite focaliser l’assurance-maladie sur des « affections graves ou de longue durée et l’assurance privée sur le reste ». Marisol Touraine lui a reproché le 28 novembre 2016 de vouloir privatiser le système de santé. Curieusement, ce volet controversé a disparu de son programme officiel. Mais le Canard Enchaîné a conservé une copie de celui-ci.
[3] Un rapport chilien d'août 2011 estime que la dictature a fait plus de 3 200 morts et disparus, plus de 38 000 torturés, et des dizaines de milliers d'arrestations de dissidents.
[4] « La stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre », de Naomi Klein (éd. Leméac Actes Sud), p83
[5] Ibid, p28
[6] Ibid, p182
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