« Il n’y a pas de fraternité possible... »
« Il n’y a pas de fraternité possible si nous ne créons pas plus de richesses... » Vous vérifierez, c’est ce que Nicolas Sarkozy a écrit tel quel dans la profession de foi du second tour. Pour lui non plus, donc, il n’y a pas d’alternative... et on a validé.
Sauf à considérer que tout le monde ait depuis longtemps conscience du supposé cynisme de ce candidat et que ça ne fasse plus réagir personne, ou bien que tout le monde adhère à cette vision des choses, je ne parviens pas à m’expliquer qu’une telle affirmation soit passée inaperçue.
Mon hypothèse privilégiée est que nous sommes tellement anesthésiés par des années de discours moralisateurs des prêcheurs libéraux, sur l’idée que nous serions des paresseux qui vivons au-dessus de nos moyens, que nous ne sommes plus en mesure d’entendre correctement la violence de ce genre de ce discours.
J’attends que l’on m’explique au nom de quoi on pourrait justifier le fait que, alors que la richesse par habitant n’a jamais été aussi importante dans ce pays, la devise de la République soit soudainement reléguée dans le domaine de l’impossible. N’y aurait-il donc jamais eu de fraternité en France ? Que se serait-il passé ? Qu’est-ce qui a changé depuis ? Nous vivrions désormais au-dessus de nos moyens, comme disait Bayrou ? Trop d’immigrés à nourrir désormais comme disait Le Pen ? De cela nous n’aurons pas la réponse dans la profession de foi, ni ailleurs. Un tabou que Sarkozy n’aurait pas osé faire sauter ?
En tous cas, avec les derniers évenements, nous disposons de plus en plus d’éléments pour disséquer les non-dits véhiculés par cette affirmation.
On m’accusera sans doute de partialité ou de diabolisation, mais je me contente de décrire les traits dominants de l’image de la pensée de Sarkozy telle qu’elle m’apparaît, ce qui s’appelle une caricature, et non une manipulation.
Dans la tête de M. Sarkozy, tout est simple et clair comme de l’eau de roche. Il suffit de briser les tabous et se retrousser les manches.
Il faut se débarrasser de toute mauvaise conscience, car l’autoflagellation paralyse, et ne plus réfléchir, car on aurait trop perdu de temps.
Dans la tête de M. Sarkozy, les injustices ne sont en général qu’une invention de gauchistes.
Mise à part sa sclérose, le système n’est pas si mauvais, le problème provient des individus.
Dans la tête de M. Sarkozy, les riches méritent ce qu’ils ont, les pauvres ont ce qu’ils méritent.
Tout repose sur la valeur intrinsèque des individus, d’où la nécessité de ne pas laisser les déviants nuire aux vertueux. Et face à un problème, il est souvent vain ou malsain de chercher à "comprendre" (désormais synonyme du verbe excuser) , il suffit simplement d’identifier le coupable et de le neutraliser, lui, et le cas échéant ses semblables de façon préventive.
De manière plus globale, M. Sarkozy ne connait pas de meilleur chemin vers la vertu que la compétition. C’est pourquoi il l’organise avec force et détermination. Fini le grand terrain de foot universel où on espérait progresser ensemble, où la capacité du plus fort à aider le plus faible faisait partie de la performance (liberté - égalité- fraternité, disait-on).
Désormais on est revenu en arrière. On a réorganisé le tournoi pour pouvoir enfin devenir compétitif dans la compétition mondiale. On a redessiné, cloisonné, catégorisé. Nous voilà donc avec plusieurs terrains adaptés par niveau, chacun sa division, les rares plus forts montent d’un cran et les nombreux plus faibles descendent. On est désormais organisés pour tenir tête aux meilleurs mondiaux.
Dans la tête de M. Sarkozy, le Rousseau du XXIe siècle, c’est Jean-Michel Aulas.
Dans ce système réorganisé, il n’y a donc pas de mal à rééquilibrer les choses et à s’attaquer aux vraies urgences sociales. Bien que nous ne produisions manifestement pas assez de richesses pour maintenir le luxe de la sécu, nous pouvons quand même nous autoriser à en reverser à ceux qui sont littéralement opprimés par le fisc et condamnés à l’exil. Ils ont bien mérité réparation. Il est vrai que bosser plus de la moitié de l’année pour la collectivité et ne profiter que de cinq mois par an pour pouvoir faire fructifier son patrimoine, c’est terriblement insupportable. Nous qui bossons chaque semaine pour notre patron en échange de 250 € pour se nourrir et se loger, nous ne pouvons pas comprendre. En tous cas, la bonne nouvelle est là, les créateurs de richesses, fraudeurs du fisc par nécessité, sont de retour dans notre pays, nous devons nous en réjouir. Et je ne parle du reste du programme fiscal de Sarkozy.
Effectivement, la fraternité de Sarkozy, ce n’est pas automatique. C’est comme l’amour et le travail, c’est précaire.
La fraternité selon Sarkozy, c’est ce court instant de jubilation collective qui suit le but marqué ou la levée du trophée. Ca n’existe pas systématiquement. C’est conditionné par la victoire. Par l’existance d’un vainqueur et d’un vaincu. C’est éphémère et arrogant, comme une croisière de deux jours sur un yacht de milliardaire, après des années de spectacle incessant et de basses manoeuvres acharnées. La fraternité de Sarkozy, c’est quelque chose qu’une moitié de la France idolâtre va défendre bec et ongles, quand l’autre moitié va se sentir agressée.
Non pas que cette dernière moitié soit animée par un sentiment de jalousie qu’on va lui prêter, simplement agressée par le bras d’honneur que signifie pour elle le sourire de Sarkozy dans son jacuzzi, et qui révèle l’ampleur du malentendu.
Sarkozy a voulu faire croire qu’il vivait dans le même monde que nous et ça a marché. Mais s’il vit dans le même pays, qui peut encore croire qu’il vit dans le même monde ?
La gauche dans sa léthargie n’a même a eu la lucidité de faire remarquer à M. Sarkozy que son affirmation n’était qu’à moitié vraie. Ce n’est pas qu’une question de niveau quantitatif de richesses, mais de leur bonne répartition.
Oui, il n’y a pas de fraternité possible... si l’on ne partage pas mieux les richesses. Il n’y a pas de fraternité possible au milieu de toutes ces inégalités, dans une société où les boucliers fiscaux vont de pair avec les boucliers des forces de l’ordre, il n’y a pas de dialogue possible en présence de cette fracture idéologique et philosophique exacerbée, fanatique et brutale.
Dans toute forme de communauté, il ne peut y avoir de fraternité possible si l’on ne vit pas sur la même planète.
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