L’Homo Macronicus : ces vingt pour cent qui pèsent une tonne
Alexandre Zinoviev (1922-2006) a toujours manqué d’une qualité, celle d’aller dans le sens du vent. Traqué comme un rat sous Staline, ignoré sous Khrouchtchev, chassé de chez lui par Brejnev puis ostracisé par ses pairs sous Gorbatchev, il aura traversé tous les avatars du communisme réel et connu tous les emmerdements – sans les honneurs – du Soviet System. Ses plus grands crimes ? Pour les uns, s’être entêté à construire, contre vents et armées, « son propre état souverain », libre du prémâché idéologique et des pièges à gogo du marxisme pour les nuls ; pour les autres, avoir refusé du temps de la Pérestroïka d’hurler avec les loups – ces courtisans de la dernière heure qui tissaient des tresses à Gorbatchev et des couronnes d’épines à Staline quand le danger était loin derrière et la distribution de marshmallows ouverte au plus grand nombre ; pour les derniers, surtout, avoir résisté aux charmes du modèle occidental une fois le bloc soviétique à terre et offert à toutes les formes de dépeçage.
Zinoviev aura connu Steve Jobs et Britney Spears, mais malheureusement pour nous ni la reine Ursula, ni son filleul Emmanuel Jean-Michelovitch Macronescu. De ce dernier, il est probable qu’il n’eût pas dit grand-chose. Pas plus que sur Khrouchtchev, pas plus que sur Brejnev, pas plus que sur Gorbatchev. Pour quelqu’un comme Zinoviev c’est avant tout en bas que ça se passe, dans la fosse à purin, et pas dans les gradins du Colyseum politique d’où les clowns et les dictateurs envoient trois fois par an des chips et des popcorns à la foule en échange de sa promesse de se tenir sage devant ses écrans. Si l’URSS a pu exister et survire aussi longtemps à ses propres contradictions, c’est que la société soviétique l’aura au final sustentée sans trop rouspéter. Le terrain était là – en friche certes, mais cultivable. Il ne s’est rien passé de si spécial qu’un alignement des astres, le genre de ceux qui font et défont les rois au nez et à la barbe de la masse des citoyens lambdas : ces 80% de minoritaires dans les urnes et qui se réveillent un beau matin avec un tank dans leur jardin.
L’homo sovieticus
Dans ses Confessions d’un homme en trop (Editions Olivier Orban,1990), voilà comment Zinoviev analyse l’homo sovieticus, à la fois produit de son époque et garant du système. Une analyse si intemporelle que la transposer à notre époque ne demanderait de changer qu’un adjectif ou deux :
'' Dans chaque société, une tranche de la population se constitue en pilier du système social du pays, de son pouvoir et de son idéologie. Cette tranche-là modèle la psychologie et la conscience du reste de la population. J’appelle homo sovieticus le représentant typique de cette partie du peuple soviétique. C’est un homme habitué à vivre dans les conditions de la société communiste et qui accepte celle-ci comme son milieu social naturel. Il participe à la perpétuation du régime par le simple fait de son activité. Il accepte le système du pouvoir et y prend part, dans la mesure de ses possibilités. Il obéit aux normes du comportement et se caractérise par son intransigeance idéologique. Le nombre d’individus proches de ce portrait modèle est suffisamment élevé pour donner le ton à la société. En plus, ils occupent les positions sociales les plus importantes, ce qui leur permet d’être les maîtres de la société entière.''
'' En réalité, l’homme qui correspondrait à cet homme idéal n’existe pas. De même qu’en médecine il n’y a pas d’homme à la santé parfaite, il y a seulement des hommes socialement bien portants qui s’approchent plus ou moins de cet idéal. Personne n’a encore calculé quel pourcentage de Soviétiques sont socialement « bien portants » et se rapprochent donc de l’homo sovieticus. Dans l’intérêt de la conservation de la société, leur nombre doit être suffisamment élevé. Ils doivent jouer les rôles décisifs dans la collectivité et posséder des moyens pour imposer à la majorité de la population le comportement et la conscience adéquats. Ils sont porteurs de toutes les qualités essentielles de la société communaliste.''
''L’homo sovieticus reçoit une éducation assez riche. On lui fournit une ample moisson d’information. Il possède d’énormes qualités de souplesse et de conformisme, ce qui permet de le considérer comme une sorte de caméléon social qui n’est limité par aucune barrière morale. Bref, l’homo sovieticus idéal possède toutes les qualités nécessaires pour marquer des progrès dans la société communiste.''
Le roi est nu, vive le roi
Emmanuel Jean-Michelovitch a son portrait suspendu dans toutes les écoles et les mairies de France. Il n’en demandera pas plus que les autres en matière de culte de la personnalité, même si l’afficheur fou du Var doit l’agacer – et pas qu’un peu – avec ses caricatures au vitriol qui n’auraient pas déplu au dessinateur Zinoviev. Il sait que sa force est ailleurs. Le magnétisme qu’il exerce sur les vingt pour cent d’électeurs acquis à sa cause fonctionne sans aimant, par ce seul prodige d’avoir décomplexé les défauts et les vices qui sommeillent en chacun de nous, et qu’à la faveur de trois crises successives (Gilets jaunes, Covid, guerre en Ukraine) il sera parvenu à transformer en vertus. Comme l’observe le fin politologue Pierre-Yves Rougeyron, « à force de cracher à la gueule des gens en leur disant que c’est de l’eau bénite », on finit par en changer certains en grenouilles de bêtisier : ceux qu’on entend croasser à tout bout de champ depuis cinq ans contre à peu près tout le monde tant que le Politburo de l’Elysée fournit la cible et les munitions. Un coup, ces cons de prolos qui manifestent pour trois centimes de plus à la pompe, un coup ces crétins d’antivax à cause de qui « Pasteur doit se retourner dans sa tombe », et maintenant, on imagine bien, les traîtres à la patrie qui s’indigneraient qu’on interdise de jouer du Rachmaninov salle Pleyel.
Cynique, instable, vulgaire, grossièrement incompétent, Emmanuel Jean-Michelovitch n’est certainement pas le pire d’entre nous, mais en affichant au grand jour ses tares les plus embarrassantes, il aura tiré d’embarras, justement, tous ceux qui jusque là hésitaient un peu quand même à mettre les pieds dans la merde. Sous Giscard, sous Mitterrand, sous Chirac et même sous Sarkozy, on restait copains, malgré tout, camarades du même pays. Il y avait déjà des Christophe Barbier, des Manuel Valls, des Estrosi, des Ruth Elkrief et des Philippe Val, mais on ne tirait pas encore sur les fuyards et les déserteurs comme à Stalingrad. Depuis le cocufiage du père François, tous les coups sont permis – aussi bien dans la presse que dans la rue, dans le monde du travail que dans la sphère privée. Ça juge, ça flique, ça condamne, ça insulte, de Didier Raoult à Hubert Védrine, de Luc Montagnier à Novak Djokovic. Les glaviots pleuvent de partout et le roi danse nu sans son parapluie. Ça tombe bien, il aime l’orage, surtout quand la foudre tombe ailleurs que sur lui et que ces cons de Gaulois réfractaires, trop occupés à se battre entre eux, laissent leur village sans défense pendant qu’il le livre aux Romains.
Le prince de la zizanie
Emmanuel Jean-Michelovitch n’est peut-être au fond qu’un Tulius Détritus de la politique. Un semeur de folie et de zizanie d’autant plus redoutable qu’il pourrait bien être largement inconscient de ses pouvoirs. Pour reprendre un autre bon mot de Rougeyron, il serait un peu comme ce « désert qui avance en se nourrissant des grains de sable et du vide qu’il génère. » Il rendrait les gens idiots rien qu’en entrant dans une pièce, ce qui expliquerait – mais seulement en partie – comment le PS et LR ont pu se choisir comme candidates deux désastres ambulants, l’une invitant les chiens de Paris à crotter dans les bacs à fleurs, l’autre allant jusqu’à les faire voter. Le bobo du Marais, à qui point trop n’en faut, aurait bien fait l’effort, pour le coup, de se décentrer un peu et de redonner une couleur à ses convictions, mais à force de voir ces précieuses ridicules se saborder toutes seules, il pourrait bien retourner sonner à la porte d’Emmanuel Jean-Michelovitch – lequel, coquin malgré lui, a au moins prouvé qu’il savait jouer des coudes et lire un prompteur à peu près correctement.
L’écolo va-t-en-guerre, Jadot jadis vaccinolâtre, n’a pas tardé à troquer sur son fil Twitter une seringue baveuse contre un drapeau ukrainien, ce qui a fait grincer des dents même chez les plus zélés de ses partisans. Quant-à la vague bleu marine, depuis que la maître nageuse a bu la tasse tchin tchin jusqu’au fond de la piscine lors du débat de 2017, tout porte à penser qu’elle s’échouera une nouvelle fois sur la plage. Ménager la chèvre et le chou, Emmanuel Jean-Michelovitch sait faire, quitte à emmerder les emmerdeurs. La dernière boutiquière de la maison Le Pen ne sait probablement même plus elle-même où ranger les endives et les carottes ni à quelle sauce les assaisonner pour que ça plaise à tout le monde.
En cas de second tour face à un Mélenchon, un Asselineau, un Zemmour ou même à un cadet Roussel, l’enfant prodige de Davos ferait sans doute moins le fier qu’il y a cinq ans. Il sait aussi que la Pravda et l’ORTF seront à ses côtés pour savonner la planche de l’irrévérencieux qui osera lui porter la contradiction. Les qualificatifs sont prêts, les Unes parées pour le bouclage : ‘‘Emmanuel Jean-Michelovitch refera-t-il barrage à l’extrême-droite ?’’ ; ‘‘Le petit père du peuple peut-il nous abandonner si près du gouffre ?’’ ; ‘‘Face à la menace islamo-gauchiste, la raison l’emportera-t-elle ?’’ Quand on défend l’UE, l’OTAN et le crédit social à la chinoise tout ça sur une seule élection, il vaut mieux en effet assurer ses arrières pour que la vaseline à la fraise ne sente pas trop le camembert californien.
La sociologie impossible
Si Emmanuel Jean-Michelovitch parvient au second tour, autrement dit si l’homo macronicus franchit la première haie, il fera tant d’émules dans son entourage – qu’il aura beau jeu de convaincre que celui/celle d’en face est un.e fasciste rétrograde ou un chávézien néo-collectiviste – qu’il sera alors impossible d’isoler de la nouvelle masse conformiste ainsi agrégée pour mettre en déroute « l’empire du mal » le noyau dur des Emmanuélites, ceux dont les vingt et quelque pour cent auront pesé d’une tonne dans la balance.
Car qui sont-ils ? Où sont-ils ? A gauche ? Au centre ? En haut ? En bas ? Nul ne le sait et ne le saura jamais. Une bonne pelletée de boomers, sans doute, d’agents du service public, de CSP+ et de jeunes europhiles sortis de Dauphine et d’HEC biberonnés au mythe de la mondialisation heureuse. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a rien dit, tant l’emmanuelisme échappe au radar de la caricature. Une chose est certaine, cela dit : les Emmanuélites se déplaceront et voteront en masse pour leur champion. Quand tant d’entre nous hésiteront entre un bulletin de vote et un bulletin blanc, quand tant de braves gens qui voudraient bien que ça change – sans très bien savoir ni vers où ni comment – attendront la dernière minute pour arrêter leur choix, tous les Emmanuélites auront fait leur devoir le dimanche 17 avril avant onze heures trente, dernier carat. La mesure de l’abstention sera la mesure de leur succès.
Le succès de quoi ? D’un président qui aura « sauvé des vies » (en interdisant aux médecins de soigner), « laissé les écoles ouvertes » (en masquant pour rien les gosses dix heures par jour), « protégé les Français » de l’ours de Sibérie (en laissant la situation pourrir pendant des années entre Poutine et Zelensky), « relancé l’économie » (grâce au pass vaccinal), « assuré l’avenir de l’Europe » (en la vendant pieds et poings liés à la Reichsmarschall von der Leyen), « œuvré pour la démocratie » (en censurant à tour de bras ou en envoyant ses chars sur les Champs-Elysées), « modernisé le pays » (en nommant à tous les postes-clé la crème de la crème des bras cassés et des corrompus), « invité les Français à se rassembler » (autour de l’apartheid sanitaire). Le champion du grand écart, nous dirait peut-être Zinoviev, n’est peut-être au fond que celui de la super Wiedervereinigung. La grande messe en sol mineur du conformisme hypnotique – qui n’est ni de droite, ni de gauche, mais simplement de l’homme aspirant à vivre en paix, à côté des autres et loin du monde. Celui qui craint autant les agents du KGB que les zélotes de la bienpensance et n’est jamais aussi ravi que quand son jardinier a enfin fini de passer la tondeuse, quitte à avoir décapité une tulipe ou deux au milieu des mauvaises herbes.
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