La fonction présidentielle est tout de même très particulière
N’étant pas tenu par une idéologie ou un parti, je me suis posé, comme beaucoup de monde, la question de mon choix de vote pour dimanche. Alors, j’ai lu, écouté, comparé, recoupé... Et cela m’a mené à deux conclusions allant dans le même sens. Premièrement, Royal et Sarkozy ne me semblent pas suffisamment mûrs pour occuper la fonction. Deuxièmement : Bayrou, par son projet de recomposition politique, m’est apparu comme ayant touché du doigt l’essentiel. Ce projet est à mon avis un préliminaire nécessaire pour que notre pays puisse s’attaquer sereinement aux grands défis qui nous attendent.
La fonction présidentielle est tout de même très particulière, et la question de l’aptitude des postulant(e)s à l’occuper est fondamentale, notamment parce qu’elle confère un pouvoir assez considérable à celui ou celle qui l’occupe. Etre en mesure de devenir un(e) président(e), cela se prépare toute une vie ou presque. Les individus qui atteignent un niveau suffisant de préparation sont des personnes qui non seulement ont des aptitudes particulières (intellectuelles, force de travail, résistance au stress notamment), ce que les trois principaux prétendants possèdent sans nul doute, mais ce sont également des personnes qui se sont préparées de longue date à occuper cette fonction.
Se préparer à devenir président(e) sous-entend avoir vécu des responsabilités importantes dans des gouvernements et partis politiques, maîtriser les grands dossiers de fond qui sont ceux qui concernent le chef de l’Etat (économie, international, géostratégie et Défense, etc.), avoir développé une vision politique sur les principaux sujets, avoir développé un large réseau de soutiens politiques et de conseillers, une équipe solide et complète prête à prendre les manettes, etc.
Et, enfin, cela consiste à la fin à vivre sur quelque temps un processus de décantation et de maturation afin de prendre du recul et de dégager une vision d’ensemble, qui permette au postulant de savoir et d’indiquer où la France doit être conduite.
Avec Sarkozy, au mieux, nous avons à faire à une réplique du Chirac de 1981. Souvenez-vous : l’appel de Cochin, "facho-Chirac", le Chirac un jour "travailliste à la française" et le lendemain "tatchérien". Lui aussi faisait peur, et de lui aussi les Français se méfiaient.
Sarkozy semble encore trop impatient à agir pour ne pas faire de grosses bêtises par précipitation une fois au pouvoir, il semble trop immature psychologiquement et pas suffisamment sûr de lui pour ne pas réagir de manière compulsionnelle et autocrate, il n’a pas encore vécu ce processus de décantation de ses expériences pour savoir clairement où il veut conduire le pays, il n’a de convictions suffisamment profondes pour que son pragmatisme ne le conduise pas à se faire ballotter par de mauvais conseillers (à l’image de Garaud avec Chirac dans les années 1970).
Sarkozy semble également avoir encore des revanches à prendre sur la vie, des contencieux qu’il n’a pas évacués, pour pouvoir gouverner sereinement.
Enfin, au pire, Sarkozy est réellement tel que le décrit "Marianne" dans son dernier numéro, et alors c’est rédhibitoire, et il faut effectivement l’écarter du pouvoir.
Chirac s’y est repris à trois fois, et n’a été élu en 1995 qu’après une évolution psychologique majeure et une maturation importante (suite à la défaite de 1988 en particulier). Si "Marianne" exagère son diagnostic, alors peut-être Sarkozy pourra-t-il connaître également cette maturation et être prêt pour 2012. Mais actuellement, pour des raisons essentiellement psychologiques et de personnalité, il ne le semble pas.
En ce qui concerne Royal, j’en arrive à la même conclusion, pour des raisons différentes.
Le problème de Royal est qu’elle été conduite à franchir trop rapidement les étapes que je détaille plus haut. C’est d’ailleurs ce que certains souhaitent exprimer lorsqu’ils lui font un procès en incompétence (partiellement injuste et exagéré), parfois à travers des critiques très vives. Si ces critiques viennent surtout de son propre camp de manière surprenante, c’est qu’à la connaissance de cette impréparation se rajoutent deux autres éléments : le fait que Royal porte un certain nombre de valeurs qui sont sociologiquement de droite, et du ressentiment personnel (voire du machisme) de la part de quelques-uns de ses "amis" éléphants mâles.
Royal n’a pas pu être prête à temps, car devenir présidente n’est devenu son destin personnel que très récemment, il y a moins de deux ans. Avant cela, elle ne s’était jamais vraiment intéressée aux grands dossiers, n’a jamais vraiment participé à la réflexion de fond de son parti sur les grands sujets, n’a jamais essayé de tisser le réseau de relations - conseillers - soutiens nécessaires à la construction d’un destin présidentiel, et bien sûr n’a pas eu le temps de vivre ce processus de maturation. Et, malgré une tentative de "rattrapage accéléré", le timing était bien trop juste pour franchir toutes ces étapes en si peu de temps.
Ce manque de maturité semble s’appliquer également à la plupart des éléments clés du noyau dur de son équipe, dont la plupart des membres occuperont des postes de l’ombre importants, qu’ils soient dans l’ombre ou dans la lumière.
Tout ceci est d’ailleurs bien ressorti tout au long de cette campagne, par ce qu’on a appelé ses "bourdes", et par l’amateurisme très surprenant de la conduite de sa campagne, qui ont fortement contribué à son côté erratique.
Bayrou ne semble pas posséder autant de faiblesses. Je n’irai pas jusqu’à penser que nous avons là un homme d’Etat d’exception, des doutes subsistent de par les témoignages de certains proches (Simone Veil notamment). Pour autant, il n’est pas ressorti un si grand nombre de témoignages inquiétants que ceux concernant l’aptitude de Royal à occuper la fonction, ou bien ceux concernant la personnalité instable de Sarkozy.
Il semble ainsi ressortir que Bayrou est celui qui a été le plus loin dans les étapes de ce processus personnel que je décris plus haut, et qu’il est le plus mûr des trois prétendants.
Si Bayrou a franchi toutes les étapes, alors cela devrait le conduire à proposer le chemin le plus pertinent pour le pays. Or qu’en est-il exactement ?
Son projet consiste, pour résumer brièvement, à proposer au pays un rassemblement au-delà des clivages et organisations actuelles, de modérés issus des rangs de la droite comme de la gauche, afin de s’attaquer aux grands défis qui nous attendent. Est-ce souhaitable, est-ce réaliste ?
Je commencerai auparavant par revenir brièvement à la candidat socialiste, en évoquant un autre aspect qui m’a surpris chez elle : l’absence de projet de société et de ligne politique clairs.
La raison à cette absence lacune me semble avant tout tenir dans les contradictions de fond qui traversent la gauche actuelle, entre d’une part les sociaux-démocrates, et d’autre part les socialistes de la “1re gauche”, tenante du programme commun PC-PS des années 1970 (et dont certains représentants semblent désormais lorgner vers l’anticapitalisme).
Les divergences entre ces deux lignes n’ont me semble-t-il jamais été aussi fortes sur les sujets les plus fondamentaux (position par rapport à l’économie de marché, vision de l’Europe, entres autres). Seuls semble encore les rassembler la conquête et le partage du pouvoir, la force de l’habitude, et le confort de structures politiques bien établies (ce qui explique à mon avis les réticences de certains, tel Strauss-Kahn, à franchir le pas).
Entre ces deux lignes politiques que désormais tout semble opposer, Royal n’a toujours pas tranché. Et il est désormais trop tard pour le faire. Sa majorité mélangera forcément des responsables hétéroclites qui se rattachent à chacune des ces deux lignes antagonistes, ce qui nous promet cinq années de gouvernance erratique, ou au mieux cinq années de transition douloureuse et cahotique vers une social-démocratie à la française.
Je vous conseille par ailleurs le très bon article : “Bientôt un parti social-démocrate en France ?” publié sur ce site.
Tout ceci me semble révélateur de la pertinence du projet de Bayrou : les organisations politiques actuelles, construites sur les bases des trente glorieuses, ne sont plus pertinentes.
Quatre forces politiques ont assuré la structuration du paysage politique à partir des années 1970 : le PCF, le PS, l’UDF et l’UMP. Le PCF, parti d’une classe ouvrière émiettée et fortement réduite, porteur d’un projet communiste internationaliste qui a disparu dans le reste du monde, n’a plus de sens. Il a logiquement quasiment disparu du paysage. L’UDF d’aujourd’hui a été réduite à sa portion congrue, et n’a plus grand chose de commun avec l’UDF de Giscard. Le PS est ainsi traversé par deux lignes aux divergences désormais très fortes. Les tensions sont égalements fortes au sein de l’UMP (même si cela ressort moins à l’extérieur). La tentation des extrêmes n’a cessé de croître. Des clivages transpartisans traversent tout l’échiquier politique à propos de grands sujets, tels que l’Europe ou l’environnement. Au niveau économique, un consensus fort existe entre les modérés de droite comme de gauche. Enfin, le visage du capitalisme lui-même n’est plus le même.
Plus concrètement, les schémas classiques d’organisation des forces politiques ne permettent pas d’attaquer sereinement aux grands défis qui attendent notre pays.
Ce qu’il faut construire, c’est une force politique, appelons-le rassemblement social-démocrate à la française, qui concilie des aspects apparemment contradictoires : comment proposer une politique qui promeuve la solidarité et le lien social, en même temps que l’épanouissement des individus à travers le libre choix (individuel, libre entreprise, etc.) ; comment proposer une politique qui favorise la performance économique tout en diminuant l’empreinte écologique de nos activités ? Voilà deux défis majeurs du siècle pour l’ensemble de la planète, que les crispations françaises et l’inadéquation des structures politiques nous empêchent d’affronter sereinement.
S’attaquer à ces défis nécessitera des apports que l’on trouve aujourd’hui chez le PS et l’UDF, mais aussi chez les Verts, les libéraux “originels”, dans la nébuleuse associative et même altermondialiste. Cela nécessitera aussi une ouverture intellectuelle et un dépassement des postures traditionnelles de la vie politique en France. Et c’est ce dernier point qui sera de loin le plus difficile.
Ainsi, la principale difficulté à laquelle va se heurter Bayrou dans les urnes, et ensuite s’il est élu, c’est à mon avis l’extraordinaire résistance au changement des Français.
Car la perspective d’une remise à plat des repères et bases sur lesquelles se sont construites les organisation politiques actuelles déstabilise beaucoup de monde, ce qui est tout à fait compréhensible. Et cela se ressent fortement.
Nous touchons ici au fond du paradoxe Bayrou tout comme du malaise français : les Français voudraient changer, mais sans changer. Les 2/3 d’entre eux sont d’accord, quand on les interroge, pour dire que le clivage gauche-droite est largement dépassé, que des personnalités de gauche et de droite pourraient travailler ensemble. Un responsable politique le propose, il est le seul, il ne fait pas peur, il a accompli le processus de construction personnelle et de maturation pour pouvoir légitiment occuper la fonction suprême, et pourtant il ne recueille pour le moment que 20% d’intentions de vote. De 70 à 20% : qu’est-ce qui à votre avis freine les 50% qui disparaissent lorsqu’on passe de l’intention à la réalisation ?
Cette peur du changement et des efforts que le projet porté par Bayrou induira, ces freins psychologiques, se retrouvent également largement au sein de la classe politique ou journalistique. Il suffit de lire les éditoriaux anti-Bayrou caricaturaux de Laurent Joffrin dans “Libération”. Il suffit de voir les prises de position récentes de Strauss-Kahn ou Giscard entre autres, qui, au mépris de leurs convictions personnelles, préfèrent continuer avec les organisations actuelles qu’ils savent dépassées, avec leurs alliés actuels avec qui ils divergent sur l’essentiel, plutôt que d’aller aider dès à présent Bayrou à construire un paysage politique nouveau et adéquat aux besoins de la France de demain.
En revanche nous avons la possibilité, nous les Français, par notre vote, de franchir ce pas dimanche. Seuls nos freins psychologiques, qu’il va nous falloir surmonter, peuvent nous en empêcher. Alors que les responsables politiques qui partagent cette conviction, mais qui sont tenus par le système ou leurs propres freins personnels, n’osent pas le faire.
Je terminerai en affirmant qu’à mon sens, les changements que proposent Bayrou sont de toutes manières inéluctables. Ce rassemblement social-démocrate à la française verra le jour, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, car il est nécessaire. Il se fera ne serait-ce que sous la pression de la constitution d’un pôle de la droite nationaliste autour de Sarkozy et Marine Le Pen, qui se dessine en parallèle pour l’avenir.
Bayrou peut servir de catalyseur à la naissance de ce rassemblement social-démocrate à la française. Si Bayrou n’est pas élu le 6 mai, cette transformation inéluctable sera simplement retardée (de 3, 5, années ou plus), mais elle se fera, éventuellement après quelques années de transition erratiques.
Or, je pense que nous n’avons plus le temps de nous permettre quelques années de flottement supplémentaires, compte tenu de l’ampleur de la tâche qui attend notre génération. Nous, les 25-45 ans, sommes la génération de la "petite pomme". Les baby-boomers ont mangé la pomme jusqu’au trognon ou presque. Il revient désormais à la génération suivante, la nôtre, de changer profondément notre modèle de société si nous ne voulons pas n’avoir que les pépins à transmettre aux générations suivantes.
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