La proportionnelle éloigne les élus du peuple
« La majorité a toujours raison, mais la raison a bien rarement la majorité aux élections. » (Jean Mistler, 1976).
La fin du grand débat et l’heure des décisions ont remis une fois encore dans l’actualité la perspective d’un scrutin proportionnel pour l’élection des députés. C’est une tradition française de vouloir changer les institutions quand les actions politiques ne fonctionnent pas. Il suffit de voir la litanie des Constitutions en deux siècles, une dizaine en France, une seule aux États-Unis (et aucune au Royaume-Uni !). Le pire, c’est le mode de scrutin qui est la règle du jeu et qui fait que tous les pouvoirs en place ont, qui leur chatouille, cette irrésistible tentation de changer les règles pour l’intérêt de son propre camp. François Mitterrand était passé maître dans cet art, notamment pour les élections législatives du 16 mars 1986 données largement perdantes depuis …au moins 1983 !
Aujourd’hui, profitant de l’aubaine des gilets jaunes, tous les nostalgiques de la Quatrième République crient "Proportionnelle ! Proportionnelle !" en sautant de leur chaise comme des cabris (oui, je parodie).
J’ai déjà longuement évoqué les méfaits catastrophiques du scrutin proportionnel particulièrement dans les institutions de la Cinquième République. Je voudrais insister sur un ou deux éléments particuliers tout en rappelant une chose qui pourrait paraître évidente : une chambre législative sert à légiférer. Or, pour légiférer, il faut avoir une majorité. Sans majorité, pas de loi, pas de gouvernement et donc, l’anarchie, probablement ce que voudraient certains gilets jaunes jusqu’au-boutistes (mais pas la majorité heureusement).
Si le processus électoral ne parvenait pas à faire systématiquement émerger un parti ou une coalition majoritaire (j’écris systématiquement car il peut toujours y avoir des cas particuliers mais ils n’ont pas eu d’incidence historique, comme les élections législatives de juin 1988), alors cela signifierait que les outils institutionnels empêcheraient de remplir la première mission d’une assemblée législative, à savoir, comme je viens de l’écrire, dégager une majorité pour former un gouvernement et pour voter des lois, si possible selon un programme politique cohérent et annoncé (par respect pour les électeurs).
Le scrutin actuel, majoritaire uninominal à deux tours, est-il antidémocratique ? Je ne le crois pas. La preuve, c’est qu’il permet que des majorités se dégagent et qu’un gouvernement puisse gouverner avec la stabilité et la durée dont il a besoin (on peut toujours envisager de réduire à quatre ans la durée du mandat des députés, mais certainement pas de vouloir tous les six mois les révoquer, ce qui conduirait au bout du compte à l’absence durable de gouvernement).
Représente-t-il mal le peuple français ? Je ne le crois pas non plus. Et je pense que c’est une erreur de le croire. Certes, il y a un effet majoritaire très fort qui a bénéficié à LREM, mais aussi au MoDem élu en même temps.
À ce propos, je tiens à souligner un élément intéressant. Lorsque François Bayrou était crédité de 15% à 20%, voire 23%, dans les sondages, en février-mars 2007, lors de la campagne présidentielle de 2007, beaucoup étaient tombés sur lui en disant : François Bayrou élu n’aurait jamais de majorité à l’Assemblée. Qui disaient cela ? Tout le spectre politique, mais surtout les socialistes qui craignaient d’être éliminés (une nouvelle fois) du second tour. Sauf un sénateur (encore) socialiste : Jean-Luc Mélenchon, qui avait bien compris ce qu’il s’est finalement passé en juin 2017. Avec une nouveauté : c’est que l’UDF (ou le MoDem), en 2007, était un parti qui provenait d’une longue tradition française (déjà sous la Troisième République avec le PDP), et donc, ne venait pas de nulle part, au contraire de LREM issue uniquement du Président Emmanuel Macron, sans tradition historique ni philosophique identifiable.
Mais qui, en 2007, imaginait qu’il y aurait un groupe MoDem à l’Assemblée Nationale dix années plus tard, et précisons quand même, un groupe plus nombreux que le groupe socialiste ? C’est l’effet majoritaire qui veut cela. Certains disent : c’est injuste. Non, au contraire, cela démontre que tout parti peut un jour se constituer une majorité à l’Assemblée. Tout le monde a sa chance de pouvoir un jour gouverner. Même les partis qui ne seraient jamais capable de représenter plus de 50% des électeurs (suivez mon regard).
La démonstration de juin 2017 est encore plus éclatante, puisque la majorité absolue a été attribuée, par les électeurs (rappelons que ce sont les électeurs qui l’ont voulu, et des électeurs qui ont voté librement, sincèrement et dans le secret de l’isoloir, sans contrainte morale ni matérielle), à un parti qui a été fondé en avril 2016, c’est-à-dire qui avait seulement quatorze mois.
La preuve que le scrutin majoritaire représente bien le peuple français, c’est que tous les courants politiques qui ont été représentés à un certain niveau à l’élection présidentielle d’avril 2017 ont obtenu une présence législative en juin 2017.
Le parti de Jean-Luc Mélenchon a pu constituer un groupe politique à l’Assemblée Nationale (distinct du groupe communiste et du groupe socialiste). De même que le parti de Marine Le Pen a eu 8 députés. Ce qui est beaucoup au scrutin majoritaire. Si le FN avait eu 36 députés aux élections législatives du 16 mars 1986, c’était grâce au scrutin proportionnel imposé par le cuisinier en chef François Mitterrand (à l’époque, les listes du FN s’appelaient déjà "Rassemblement national", comme quoi, on ne fait pas trop dans l’innovation dans ce parti). Ensuite, ce parti a eu 1 siège en juin 1988 (Yann Piat), puis 2 sièges en juin 2012 (Marion Maréchal et Gilbert Collard), tous les deux grâce à des triangulaires.
Les 8 sièges de juin 2017 montrent bien que le FN/RN peut désormais gagner malgré le scrutin majoritaire et c’est une imprudente stupidité de parler de plafond de verre pour ce parti. D’ailleurs, les élections législatives partielles entre 2012 et 2015 avaient montré que le FN était capable, désormais, d’être présent au second tour mais avait encore du mal à gagner le siège.
Pour quelle raison ? Parce qu’on oublie que la démocratie, elle n’est pas seulement positivement définie par ce que la majorité veut. Elle peut aussi être négativement définie par ce que la majorité ne veut pas à tout prix. Or, le FN/RN fait (encore) partie de ce que la majorité ne veut pas à tout prix. Cela signifie qu’il y a dans les élections des forces d’adhésion mais aussi des forces de répulsion. Cela a conduit à la réélection de Jacques Chirac en 2002 et à l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, même si je suis persuadé qu’Emmanuel Macron aurait été élu dans les autres configurations possibles du second tour (opposé à François Fillon ou même opposé à Jean-Luc Mélenchon).
Si le FN/RN n’a pas eu assez de sièges pour former un groupe politique, c’est parce qu’il y a encore beaucoup de force de répulsion. Mais qu’il se rassure, puisqu’il est en net progrès et le lissage de la communication du FN/RN et sa présence médiatique massive montrent que ce parti est comme un autre, sans exclusive. D’ailleurs, depuis au moins 2011, ce parti est fréquemment invité sur les plateaux de télévision, et plus particulièrement depuis 2017, à tel titre qu’on se demande ce que font les parlementaires du FN/RN en dehors de la communication grand public. En tout cas, ce parti ne subit pas de boycott médiatique, c’est la moindre chose qu’on peut dire.
Revenons maintenant au scrutin proportionnel. Il y a un véritable paradoxe sur le fait que le principal sujet de mécontentement des gilets jaunes, c’est que l’élite politique, c’est-à-dire les élus seraient hors sol, ne seraient pas à l’écoute du peuple. Or, la proportionnelle aurait la conséquence de doublement éloigner les députés du peuple.
D’une part, le peuple ne pourrait plus choisir lui-même ses députés : il ne pourrait que choisir sa tendance politique mais pas les hommes et les femmes chargés de l’incarner. Car le scrutin de liste (bloquée, non panachable) imposerait les noms en dehors de tout circuit démocratique. Les têtes de liste, si les listes sont au-dessus d’un seuil, sont sûres d’être élues, même si elles font la quasi-unanimité contre elles. La proportionnelle empêcherait le choix des personnes.
D’autre part, la proportionnelle créerait des députés pour le coup véritablement hors sol. Ils n’auraient plus d’électeurs. Puisqu’ils n’auraient plus de circonscription. La meilleure preuve, c’est de se poser la question qui tue : connaissez-vous les noms des 73 députés européens français sortants ? Non ? Bon, c’est vrai, c’est un peu compliqué. Connaissez-vous au moins le nom d’un député européen qui a été élu dans votre grande circonscription ?
Si vous ne connaissez pas le nom des élus, n’attendez pas a fortiori que les élus vous connaissent. Ces élus, ils sont donc hors de votre contrôle (vous ne les connaissez pas, vous ne savez donc pas ce qu’ils ont fait, ni ce qu’ils ne font pas). La proportionnelle, c’est cela : l’éloignement total des députés du peuple qui les a élus. Et comme vous ne choisissez pas l’ordre sur les listes, vous ne pourrez même pas sanctionner les mauvais députés, ceux qui ne bossent pas, ceux qui ne respectent pas leur parole, puisque la constitution des listes restent hors de votre contrôle.
Au lieu d’aller labourer la circonscription, rencontrer les électeurs, planifier des réunions de cantons, etc., comme cela se passe aujourd’hui avec le scrutin majoritaire, les candidats potentiels vont faire une carrière d’apparatchiks dans leur parti pour être les mieux placés possibles sur la liste. Rien à voir avec la vie réelle. La proportionnelle va renforcer la professionnalisation du personnel politique et donc, renforcer l’entre-soi et l’endogamie politique.
Par ailleurs, le scrutin proportionnel ne serait pas plus démocratique que le scrutin majoritaire, au contraire, serait pire en termes d’engagements électoraux.
La proportionnelle entraînerait l’impossibilité chronique de former une majorité absolue à l’Assemblée. En effet, si en France en 1986 et dans d’autres démocraties européennes il y a quelques décennies, la proportionnelle n’empêchait pas la formation de majorité, c’était parce que le parti victorieux (ou la coalition victorieuse) l’était par adhésion et pas par défaut, il représentait alors plus de 35% voire 40%, 45%, ce qui permettait une majorité absolue des sièges. Or, maintenant, avec la crise qui s’aggrave et qui perdure, les partis ou coalitions qui gagnent les élections ne les gagnent que par défaut, avec des scores relativement bas, 30%, voire moins, ce qui empêche l’obtention d’une majorité absolue à eux seuls et les obligent à faire des compromis avec d’autres partis au contraire de ce qui était dit pendant la campagne électorale.
Dans son audition du 21 février 2019 à l’Assemblée Nationale, Alain Juppé a ainsi évoqué deux cas qui montraient que les électeurs n’avaient pas eu leur mot à dire sur la formation de deux gouvernements dans des pays importants de l’Union Européenne. Ainsi, en Allemagne, avant le scrutin de 2017, le SPD avait annoncé aux électeurs que jamais il ne retournerait dans la grande coalition avec la CDU de la Chancelière Angela Merkel, et finalement, après le scrutin, il a violé cet engagement auprès de ses électeurs, en formant avec la CDU un nouveau gouvernement. Il en fut de même en Italie où la Ligue de Matteo Salvini et le Mouvement 5 étoiles de Luigi Di Maio avaient soutenu avant le scrutin qu’ils ne s’allieraient pas, mais nécessité faisant loi, mais loi hors du contrôle des électeurs, les deux partis se sont finalement alliés pour former un nouveau gouvernement sans pour autant émané de la volonté (clairement exprimée) des électeurs.
J’ajoute pour ma part l’exemple de la démocratie israélienne où le scrutin proportionnel oblige systématiquement les partis modérés (gouvernementaux), principalement travaillistes et Likoud, à s’allier avec des partis religieux ou nationalistes qui ne représentent que quelques pourcents de l’électorat. Ces coalitions sont ainsi otages de petits partis extrémistes qui ne représentent absolument pas la grande majorité du peuple israélien. Il faut savoir par exemple que s’il a fallu anticiper les élections législatives du 9 avril 2019, c’était parce que Benyamin Netanyahou était considéré comme trop modéré, trop "centriste", notamment par Israel Beytenou, le parti d’Avidgor Liberman.
Ces coalitions auraient leur légitimité démocratique si elles avaient été annoncées avant les élections, et les électeurs les auraient approuvé ou refusé, mais là, ce sont des coalitions, des combinaisons, pour parler en langage Quatrième République, qui ont été réalisées à l’abri du regard démocratique, dans la petite cuisine derrière l’antichambre du pouvoir et sans avoir eu le quitus des électeurs (si ce n’est au bout du mandat, lors des prochaines élections).
En outre, l’éloignement des élus de leurs électeurs serait renforcé si, avec ou sans proportionnelle, on décidait de réduire le nombre de députés, car par simple arithmétique, un député ne pourrait pas rencontrer plus d’électeurs dans leurs permanences, il n’y aurait pas plus de samedis, plus de journées dans la semain où ils pourraient les rencontrer (tout en continuant à être présents à Paris pour faire les lois et contrôler le gouvernement).
Une étude jamais publiée (mais fuitée par l’opposition) avait d’ailleurs conclu qu’en adoptant le projet du gouvernement de réduction du nombre de députés et de modification du mode de scrutin, avec les arguments faux de meilleure représentativité, les petites formations étaient au contraire désavantagées si on faisait les projections sur les résultats des élections législatives de juin 2017. Tous ces arguments devraient conduire le gouvernement à ne pas fausser le jeu démocratique en gardant les règles électorales actuelles que même François Hollande n’avait pas osé toucher.
L’esprit de responsabilité appelle avant tout à respecter les électeurs. La proportionnelle est un scrutin qui rend opaque les majorités potentielles voulues par les électeurs, qui encourage les combinaisons politiciennes pour se maintenir ou conquérir le pouvoir, et c’est le scrutin roi qui éloigne encore plus les députés des citoyens. En ce sens, il serait particulièrement paradoxal de vouloir imposer, même de manière partielle, le scrutin proportionnel en le justifiant par la crise des gilets jaunes.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 avril 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La proportionnelle éloigne les élus du peuple.
Montesquieu, Alain Juppé et l’esprit des institutions.
Valéry Giscard d’Estaing et sa pratique des institutions républicaines.
Les risques d’un référendum couplé aux européennes.
Quatre idées reçues du Président Macron.
Grand débat national : un état des lieux plutôt que des opinions.
Affaire Benalla : des parlementaires qui font leur travail !
Institutions : attention aux mirages, aux chimères et aux sirènes !
Gilets jaunes : un référendum sur l’ISF ? Chiche !
Ne cassons pas nos institutions !
Non à la représentation proportionnelle aux élections législatives !
Vive la Cinquième République !
Réforme Macron des institutions (6) : le mystérieux rapport sur le scrutin proportionnel.
Réforme Macron des institutions (5) : l’impossible principe de proportionnalité démographique de la représentation démocratique.
Réforme Macron des institutions (4) : la totalité du projet gouvernemental.
Réforme Macron des institutions (3) : réduire le Parlement ?
Réforme Macron des institutions (2) : le projet de loi constitutionnelle.
Réforme Macron des institutions (1) : les grandes lignes.
Non à la suppression des professions de foi !
Le vote obligatoire.
Le vote électronique.
Démocratie participative.
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