Le libéralisme est étatiste
Le libéralisme peut être divisé en deux grands courants fondamentaux contemporains : le libéralisme humaniste de Friedrich Hayek et Pascal Salin, et le libéralisme utilitariste de Catherine Audard, auquel on peut aussi rattacher John Rawls ou John Stuart Mill.
Ces deux courants affirment généralement leur filiation au libéralisme classique, développé entres autres par Adam Smith, mais le libéralisme utilitariste se démarque en revendiquant sa filiation au nouveau libéralisme du XIXème siècle. De nos jours, le libéralisme humaniste est qualifié régulièrement par ses opposants de néo-libéralisme, ou d'ultra-libéralisme. On peut en outre considérer le libérisme italien comme pouvant aussi être rattaché, peu ou prou, à ce courant. Quant au libéralisme utilitariste, on le qualifie généralement de nos jours de social-libéralisme.
Dans cet essai, je m'efforcerai de montrer que le libéralisme humaniste est étatiste.
Étant donné que le libéralisme utilitariste ne s'est jamais réclamé de l'anti-étatisme, je ne chercherai pas à montrer que ce courant du libéralisme est étatiste. On peut en effet considérer que pareil exercice serait trivial, étant donné que le libéralisme utilitariste a toujours réclamé l'interventionnisme étatique comme nécessaire et souhaitable à la réalisation de son projet de société.
La plupart des libéraux humanistes prétendent généralement, et sûrement sincèrement, que le libéralisme est une idéologie politique anti-étatiste. Néanmoins, ils se trompent, comme j'essayerai de le démontrer dans cet essai. En effet, s'il est vrai que le libéralisme humaniste se réclame de l'anti-étatisme, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une simple posture, qui ne s'accorde pas avec les implications des fondements doctrinaux du libéralisme humaniste, étant donné que ces derniers impliquent un étatisme certain.
Cette thèse a, à ma connaissance, rarement été soutenue. Karl Marx, Friedrich Engels, Vladimir Ilitch Oulianov, et tous les penseurs marxistes et marxiens, se sont en effet généralement contentés de définir le libéralisme (humaniste) comme la simple expression idéologique des intérêts de la classe bourgeoise ou dominante. Ils n'ont donc pas cherché explicitement à montrer le caractère étatiste du libéralisme, bien que leurs écrits puissent être interprétés dans ce sens dans bien des cas.
Par ailleurs, je souhaiterais préciser quelques termes afin de pouvoir permettre une compréhension optimale de ma thèse.
Tout d'abord, le libéralisme humaniste est une idéologie politique, préconisant l'organisation de la société sur le principe de la liberté individuelle. Une idéologie politique est un projet de société articulé politiquement, fondé sur une certaine lecture de la nature humaine et sur certaines valeurs.
L'étatisme peut être compris dans certains cas comme une idéologie politique à part entière, préconisant l'intervention de l'État dans la société. Mais dans cet essai, je considérerai simplement l'étatisme comme un synonyme d'interventionnisme étatique. Autrement dit, je ne considérerai l'étatisme que comme un composant d'une idéologie politique, et non comme une idéologie politique en lui-même.
L'argument en faveur de ma thèse est découpé en huit prémisses que je présenterai et défendrai successivement. L'enchaînement des prémisses est formé par une série d'implications tirées des principes fondamentaux du libéralisme humaniste.
1. Le libéralisme humaniste implique la propriété privée des moyens de production.
Le libéralisme humaniste implique la propriété privée des moyens de production. Par conséquent, on ne peut imaginer une société libérale où la propriété des moyens de production serait commune ou collective.
Je considère qu'un moyen de production est tout ce qui sert à produire dans une proportion supérieure à celle de l'individu. Par exemple, l'individu (ou le ménage) produisant des légumes et des fruits pour sa seule consommation dans son potager n'est pas le propriétaire d'un moyen de production, mais d'un bien (ou d'un moyen) de consommation. On notera en outre que le terme « moyen de production » est relativement neutre (soit sans connotation partisane), étant donné que des penseurs comme Karl Marx ou Friedrich Hayek, l'utilisent aussi bien l'un que l'autre.
Le libéralisme humaniste implique que l'individu ne doit jamais être soumis contre sa volonté à à une décision à laquelle il n'adhère pas librement. C'est le principe de la liberté individuelle. Ce principe signifie donc qu'un régime politique dictatorial est incompatible avec le le libéralisme humaniste, mais cela signifie aussi qu'un régime politique démocratique qui prendrait ses décisions par vote à la majorité, est lui aussi incompatible avec le libéralisme humaniste. Seule une démocratie prenant ses décisions par vote à l'unanimité serait compatible avec le libéralisme humaniste. Ce développement implique que le libéralisme humaniste ne peut impliquer aisément (puisque toute décision collective doit se faire à l'unanimité) une organisation de la société fondée sur autre chose que des principes protégeant la liberté individuelle de toute atteinte.
Le libéralisme humaniste ne peut donc que difficilement impliquer une organisation de la société sur le principe de la propriété collective ou étatique des moyens de production. Je ne dis pas que cela soit théoriquement impossible, mais que c'est difficilement envisageable, et dans le cas où cela serait mis en pratique, pareille organisation volontaire ne saurait être que temporaire, car les individus changeant au fil des générations, le libre consentement évolue de même. Dans la pratique, on note que toutes les sociétés libérales se sont toujours fondées sur le principe de la propriété privée des moyens de production.
Afin de renforcer cette prémisse, je citerais Friedrich Hayek lorsqu'il parle d'un « système de concurrence libre, basée nécessairement sur la propriété privée » (HAYEK Friedrich, La route de la servitude, Presses universitaires de France, 1946, Paris, p. 77)
Ici, Hayek dit bien qu'une société de concurrence libre (c'est à dire libérale) implique nécessairement la propriété privée. Et il est évident que la propriété privée générale implique la forme de propriété spécifique qu'est la propriété privée des moyens de production.
Il semble bien qu'une société libérale humaniste puisse impliquer bien plus sûrement la propriété privée des moyens de production, en accord clair avec le principe de liberté individuelle, que la propriété collective ou étatique des moyens de production. Cette dernière dépendrait, elle, d'une utopique prise de décision collective unanime de chacun des membres composant la société libérale humaniste.
2. La propriété privée des moyens de production implique une inégalité dans la répartition des moyens de production.
La propriété privée des moyens de production implique une inégalité dans la répartition des moyens de production entre les membres d'une société, car selon la loi de la concurrence les individus les plus productifs accaparent les profits au détriment des individus les moins productifs. Par conséquent, les individus les individus les plus productifs ont tôt fait de disposer de davantage de fruits de la production, alors que les individus moins productifs s'endettent, dépendant ensuite des plus productifs pour leur subsistance. Par conséquent, la dépendance des individus les moins productifs les amènent à abandonner leurs moyens de production aux individus plus productifs, créant une inégalité dans la répartition des moyens de production.
Pourtant, une société libérale pourrait théoriquement être composée d'individus ayant strictement la même quantité de moyens de production (qualitativement égaux). Par exemple, tous les individus d'une société libérale pourraient avoir la même portion de terre (la terre étant supposée également productive). Il s'agirait soit d'une état de fait initial, soit d'une libre décision collective prise à l'unanimité, et non du choix de la majorité l'imposant à une minorité, soit d'un hasard conjoncturel.
Il y a deux réponses possibles que je vois à cette objection.
Premièrement, il est utopique (ou extrêmement improbable) qu'une société libérale accepte unanimement de s'organiser sur les bases d'une répartition égalitaire des moyens de production, et en qu'en plus de cela elle accepte de déterminer collectivement la production par la planification en fonction de ses besoins et envies, étant donné que cela impliquerait une somme énorme de prises de décision à l'unanimité sur tous les aspects quotidiens de la vie économique des individus d'une société. Mais si ces deux conditions (extrêmement improbables) ne sont pas remplies, alors la société libérale ne peut qu'être fondée sur la propriété privée des moyens de production.
Deuxièmement, toutes les sociétés fondées sur la propriété privée des moyens de production l'ont été par une répartition coercitive des moyens de production : les plus forts s'accaparant les moyens de production. C'est à dire que dans les faits, il n'y a jamais eu de société égalitaire fondée sur la propriété privée des moyens de production.
Par ces deux contre-objections, on ne peut que constater que la propriété privées des moyens de production implique nécessairement une inégalité dans la répartition des moyens de production.
3. L'inégalité dans la répartition des moyens de production implique un groupe possédant et un groupe non possédant.
Par définition, une inégalité dans la répartition des moyens de production a pour conséquence un groupe social avantagé par l'inégalité de répartition, et un groupe social désavantagé.
L'inégalité dans la répartition des moyens de production implique donc un groupe possédant davantage qu'un autre.
Par la suite, je parlerai de groupe possédant (avantagé par l'inégalité dans la répartition des moyens de production), et de groupe non possédant (désavantagé par l'inégalité dans la répartition des moyens de production).
4. La non possession des moyens de production implique une situation non désirable pour le groupe non possédant.
En effet, de par sa non possession des moyens de production, le groupe non possédant est contraint d'offrir son temps (c'est ce qu'il possède essentiellement puisqu'il ne possède pas de moyens de production) au groupe possédant pour obtenir de ce dernier la possibilité de produire (et donc de produire de quoi subvenir à ses besoins). Le groupe possédant est donc dans une position où il peut réclamer au groupe non possédant une partie de son temps pour produire pour lui, alors que lui-même n'a pas forcément besoin de produire.
Il s'agit donc d'une situation de contrainte matérielle injustifiée qui ne peut que être que non désirable pour le groupe non possédant.
Cette prémisse s'apparente peu ou prou à la théorie de l'expropriation de la valeur du travail des travailleurs par les capitalistes, telle que développée par Karl Marx.
Elle établit tout comme la théorie pré-citée de Karl Marx, que la situation du groupe non possédant par rapport au groupe possédant le place dans une situation non désirable.
5. La situation non désirable du groupe non possédant implique une volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à cette situation non désirable.
La relation inégalitaire entre la situation du groupe possédant et celle du groupe non possédant est vécue comme une situation non désirable par le groupe non possédant. Cet état de fait va impliquer chez le groupe non possédant une volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à cette situation non désirable. Car, rationnellement, un individu ou un groupe social cherche toujours à s'émanciper d'une situation où il est contraint de donner une partie de son temps à un autre individu ou à un autre groupe simplement parce que ce dernier possède quelque chose dont il a besoin pour survivre.
En outre, on peut faire l'hypothèse que tout individu ou tout groupe social cherche à être autonome et libre, et par conséquent cherchera à éviter une situation où il n'est pas libre et pas autonome, comme celle du groupe non possédant vis à vis du groupe possédant.
6. La volonté rationnelle d'échapper ou de mettre fin à la situation non désirable implique une révolte envers l'inégalité de répartition des moyens de production.
La volonté rationnelle du groupe non possédant d'échapper ou de mettre fin à la situation non désirable dans laquelle le place les fondements de la société libérale (la propriété privée des moyens de production) implique la volonté rationnelle d'éliminer la cause de cette situation non désirable.
La volonté rationnelle du groupe non possédant d'éliminer la cause de cette situation non désirable implique la suppression de la propriété privée des moyens de production.
7. La révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'usage de la coercition par le groupe possédant.
Peu importe la forme que prend la révolte du groupe non possédant, au final, le groupe possédant se retrouve nécessairement à devoir employer la coercition, s'il souhaite maintenir sa possession sur les moyens de production.
A cette proposition, on pourrait objecter que le groupe possédant pourrait simplement accepter de supprimer la propriété privée des moyens de production. Par conséquent, le groupe possédant pourrait accepter une propriété collective des moyens de production.
Une première contre-objection consiste à dire que, de manière rationnelle, le groupe possédant se refuse à perdre la possession des moyens de production, s'il peut la garder à un coût moins élevé que la perte qu'il subirait par la suppression de la propriété privée des moyens de production.
Une seconde contre-objection consiste à dire que étant donné que la propriété privée des moyens de production est une caractéristique nécessaire d'une société libérale humaniste, du moment que l'on passe à un mode de propriété collectif des moyens de production, on ne se trouve plus dans une société libérale humaniste.
Une dernière objection possible à la proposition selon laquelle, la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'usage de la coercition par le groupe possédant, consisterait à dire que le groupe possédant pourrait simplement se contenter de redistribuer quelque peu les fruits de la production, pour calmer les velléités de révolte du groupe non possédant, sans modifier le régime de propriété des moyens de production.
A cette objection, je répondrai que du moment que le groupe possédant agit ainsi, il n'agit plus en accord avec le libéralisme humaniste, mais en accord avec le libéralisme utilitariste, et dans ce cas on sort du cadre de ma chaîne d'implications, puisque cette dernière parle des implications des fondements doctrinaux du libéralisme humaniste, et non de ceux du libéralisme utilitariste. Par conséquent, pour rester dans le cadre de cet argument, il est nécessaire de ne pas sortir du cadre du libéralisme humaniste pour proposer une objection à mon raisonnement.
8. La coercition du groupe possédant pour juguler la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'intervention de l’État.
Un monde composé d'individus isolés n'est possible que temporairement, étant donné que sans reproduction l'espèce humaine disparaîtrait. De plus, l'être humain a besoin de vivre en société, pour des raisons de survie matérielle et de survie psychologique. Donc, du moment que l'on parle de l'être humain, alors on parle de société.
Une société sans État n'est pas possible, car toute société implique un certain niveau d'organisation, et toute organisation implique un État. Donc, du moment que l'on parle de société, alors on parle d’État.
Étant donné que toute société implique une organisation étatique, le groupe dominant d'une société est obligé d'employer l’État contre le groupe non possédant s'il souhaite éviter que le groupe non possédant ne l'emploie contre lui.
Par conséquent, la coercition d'un groupe social sur un autre prend toujours la forme étatique.
Et c'est pourquoi, la coercition du groupe possédant pour juguler la révolte du groupe non possédant envers l'inégalité de la répartition des moyens de production implique l'intervention de l’État.
Afin de renforcer cette dernière prémisse qui conclut la chaîne d'implications, j'aimerais citer deux auteurs aux idées opposées, mais d'accord sur le rôle de l'Etat dans la société libérale (humaniste).
Premièrement, Friedrich Hayek présente l’État comme légitimé pour exercer une coercition sur le groupe non possédant, comme on peut le voir dans la citation suivante : « L'Etat doit-il ou non ''agir'' ou ''intervenir'' ? (…) Sans doute, l'Etat, par définition, doit agir. (…) L'Etat qui contrôle les poids et les mesures, pour empêcher la fraude, exerce une action ; mais l'Etat qui tolère l'emploi de la violence par les piquets de grève, par exemple, est inactif. » (HAYEK Friedrich, La route de la servitude, Presses universitaires de France, 1946, Paris, p. 64)
Ici, les grévistes (dont on peut légitimement penser qu'ils sont membres du groupe dominée puisque sinon ils ne tiendraient pas de piquet de grève) doivent, selon Friedrich Hayek, être réprimés par la coercition étatique.
Deuxièmement, Selon Rémy Herrera, Karl Marx analyse l'Etat « comme un instrument de classe, (…) intervenant dans ces lutte de classes. » L'Etat est pour Marx « la forme politique d'organisation de la bourgeoisie, qui en prend possession, se l'approprie, pour assurer l'exploitation économique du prolétariat. » (HERRERA Rémy, Brève introduction à la théorie de l’État chez Marx et Engels, Presses universitaires de France, 2000, Paris, pp. 4-5)
En remplaçant, « bourgeoisie » par groupe possédant, et « prolétariat », par groupe non possédant ou lésée, on peut constater que la vision marxienne de l’État correspond au principe de Friedrich Hayek selon lesquel l’État peut intervenir pour réprimer le groupe non possédant, lorsque ce dernier s'oppose aux conséquences de la propriété privée des moyens de production (c'est à dire lorsqu'il s'oppose à la situation non désirable dans lequel il se trouve à cause de la propriété privée des moyens de production).
En conclusion, on ne peut que constater que le libéralisme humaniste est étatiste, puisqu'il implique nécessairement la coercition étatique pour maintenir en place une société fondée sur ses principes fondamentaux (la propriété privée des moyens de production).
Puisque j'ai montré que le libéralisme humaniste est étatiste, et puisque le libéralisme utilitariste est lui aussi étatiste, alors on peut dire que le libéralisme dans son ensemble est une idéologie politique étatiste. En outre, ma thèse implique que les tenants du libéralisme humaniste, les libéraux humanistes, sont étatistes. Ce qui signifie qu'il y a une contradiction entre leur discours anti-étatiste, et la réalité des implications des fondements de leur idéologie.
A partir de ma thèse, on pourrait essayer de prouver que, le libéralisme humaniste étant étatiste, ses dérivés anarchistes, l'anarcho-capitalisme et le libertarianisme, ne sont que des idéologies politiques dénuées d'applications concrètes. En effet, on pourrait impliquer de ma thèse que si les fondements mêmes du libéralisme humaniste impliquent l'étatisme, alors ces mêmes fondements dans d'autres idéologies politiques dérivées devraient impliquer aussi l'étatisme. Ce qui aurait pour résultat qu'une idéologie politique comme l'anarcho-capitalisme, prônant l'abolition de l’État et son remplacement par le libre marché, serait une contradiction, puisque ses fondements mêmes impliqueraient l'étatisme.
Bibliographie
- AUDARD Catherine, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Gallimard, 2009, Paris
- HAYEK Friedrich, La route de la servitude, Presses universitaires de France, 1946, Paris
- HERRERA Rémy, Brève introduction à la théorie de l’État chez Marx et Engels, Presses universitaires de France, 2000, Paris
- SALIN Pascal, Libéralisme, édition Odile Jacob, 2000, Paris
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