Les transgressions du président Sarkozy
Depuis son élection le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy a beaucoup innové dans la pratique présidentielle. Entre l’occupation permanente d’une résidence du Premier ministre, un divorce et un remariage avec un top model, et les directives personnelles aux ministres et parlementaires de la majorité, l’activisme incessant de Nicolas Sarkozy étonne, déstabilise, agace, énerve, mais aussi parfois motive, encourage, rénove…
Wikipédia assure que « la transgression a souvent un côté ostentatoire : on transgresse aussi pour se faire remarquer, (…) pour se situer par rapport à un système de valeur et par rapport à une éthique, un ensemble de règles de comportement ».
Des transgressions, depuis mai 2007, il y en a eu beaucoup de commises. Certes, il faut savoir différencier les enjeux de valeurs du simple comportement psychologique du président de la République, un comportement nouveau, mais pas plus déconcertant que celui de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 après quatorze années de gaullisme présidentiel, avec ses petits déjeuners avec des éboueurs ou ses dîners chez l’habitant.
De façon non exhaustive, j’en ai noté sept qui sont essentiellement guidées par des idées décomplexées, une attitude sans distance ni recul et la volonté de déstabiliser en permanence son monde.
1. Comportement présidentiel
L’absence de distance consacre la désacralisation de la fonction présidentielle.
Si elle peut engendrer quelques écueils, comme quelques jurons lors de ses déplacements sur le terrain (tous ses prédécesseurs pouvaient être aussi grossiers, y compris de Gaulle, la différence, c’est qu’ils se gardaient bien de le faire savoir publiquement), il y a aussi un aspect fort réconfortant.
Le dialogue direct avec le président de la République, son humour parfois vachard, son langage peu châtié le rapprochent immanquablement des "gens". Il les représente mieux en leur ressemblant.
Contrairement à Valéry Giscard d’Estaing, qui avait aussi souhaité innover en la matière, Nicolas Sarkozy n’est pas tombé dans la condescendance. En revanche, c’est la fonction présidentielle qui en pâtit.
2. Rapports avec l’argent
La France est un pays frileux dans ses rapports avec l’argent. Inutile d’y trouver des explications religieuses ou historiques, les faits sont là : on ne dit pas à son voisin combien on gagne (ce qui permet aux employeurs d’avoir une fourchette de rémunérations très contrastée) ; si l’on le dit, on est traité d’impudique et, en général, on minore toujours le montant. Paradoxalement, on préfère étaler quelques signes extérieurs de réussite (la voiture, les vêtements de marque, etc.).
Idem quand il s’agit de parler des profits des entreprises. Une entreprise, par définition, est faite pour faire des profits. Sans cela, elle n’a plus qu’à mettre la clé sous la porte (et ses employés avec). Mais le principe du profit est quelque peu tabou. Rien à voir avec le contexte anglo-saxon où tout se jauge à l’aune pécuniaire.
Nicolas Sarkozy, en ce sens, ne peut que choquer. Pas seulement les personnes défavorisées et peu aisées. Mais aussi les possédants qui préfèrent la discrétion d’un François Pinault aux vociférations d’un Bernard Tapie. À vouloir faire de sa propre réussite personnelle une sorte de légende bling-bling, il décrédibilise tout son discours politique.
3. Dans la politique économique et sociale
La plupart des mesures prises par le gouvernement depuis mai 2007 se sont montrées pleinement décomplexées. Peut-on appeler cela une politique franchement libérale ? Évidemment non, le fait même de légiférer autant, de faire intervenir sans arrêt l’État va à l’encontre des idées libérales. Est-ce une politique dite de droite ? Cela ne veut pas dire grand-chose. Politique d’offre ou de demande ?
En fait, il est très difficile de définir une véritable vision politique dans ce domaine. Les mesures sont prises souvent sur du court terme, pour réagir à des agitations sociales ponctuelles.
Parfois, le gouvernement s’attaque à des graves sujets. Par exemple, celui des retraites. De quoi faire sauter dix gouvernements, selon Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991 (il y a vingt ans). Cela fait vingt ans que le problème du financement des retraites se pose. Je ne suis pas sûr que, financièrement, le problème ait été résolu, mais, au moins, il a été posé. Rappelons, par exemple, que Lionel Jospin, Premier ministre de 1997 à 2002 (il y a dix ans), avait décidé de reporter le sujet après l’élection de 2002. Pour préserver sa popularité ?
Les relations avec le patronat (participation publique aux manifestions du Medef, amitiés non cachées avec les patrons de grandes entreprises), ainsi que les relations avec les syndicats (dans un mélange de volontarisme et de diplomatie mis en œuvre avec brio par le ministre du Travail, Xavier Bertrand), tendent à révolutionner le monde de la négociation sociale. Ce n’est peut-être pas forcément un mal.
4. Transgressions institutionnelles
Les nouveautés de la pratique présidentielle vont de paire avec les caprices institutionnels. En réussissant de justesse à faire adopter sa "modernisation" des institutions, il a pu s’octroyer quelques petits avantages auxquels Nicolas Sarkozy rêvait depuis longtemps.
Par exemple, pouvoir parler, en tant que chef de l’État, devant les parlementaires. Cela ne changera pas grand-chose dans les faits, puisqu’il s’exprime déjà beaucoup dans les médias, mais aussi auprès des parlementaires qu’il invite régulièrement à l’Élysée. Mais en le codifiant pour s’autoriser à se rendre dans les lieux mêmes du Parlement (à Versailles en fait), il transgresse l’interdiction faite à Adolphe Thiers en mars 1873, accusé par les députés monarchistes de pressions sur les députés avant un vote.
Le retour vers le passé se fait également sur une plus grande collusion entre Législatif et Exécutif, en particulier en redonnant aux futurs ex-ministres ex-parlementaires leur siège au Parlement sans élection partielle.
Parmi les transgressions institutionnelles, il y avait aussi cette volonté de rendre rétroactive la loi sur la rétention de sûreté avec une argumentation uniquement basée sur l’émotionnel.
5. Rapports avec les religions et l’esprit républicain
Là encore, la transgression est de taille pour un sujet généralement consensuel dans la société française. La tradition française (depuis la Révolution française) a fait du citoyen l’élément unique et égal de la communauté nationale. Aucune distinction ne peut se faire hors son mérite personnel, hors ce qu’il réalise.
Déjà place Beauvau, en structurant les musulmans de France, Nicolas Sarkozy allait à l’encontre de cette idée. Il préfère la commode société communautariste : chacun détermine quelle est sa communauté (mais définie comment ? religieusement, ethniquement, sexuellement ?), et chaque communauté a ses droits et ses devoirs.
Encore une fois, une idée très anglo-saxonne qui a cependant bien fonctionné pour construire l’Afrique du Sud d’après-Apartheid. Mais le modèle américain est lui-même essoufflé.
Sur ce registre, Nicolas Sarkozy suit ses propres intuitions et convictions. Sa pensée (que je réprouve ici) est cohérente, permanente et logique.
6. Relations internationales
Là, il est un peu difficile d’avoir une idée claire de la politique étrangère tant celle-ci est brouillonne et inaudible. Beaucoup d’initiatives (Europe-Méditerranée, Libye, Traité de Lisbonne, etc.), à l’image du personnage. Mais qui suscitent beaucoup d’agacement auprès de ses homologues (notamment de la part d’Angela Merkel).
Un discours ambigu entre le candidat défenseur des droits de l’homme, de la liberté en Tchétchénie, de la fin des rapports franco-africains hasardeux, et le président du discours de Dakar, de l’amitié avec Poutine, de la realpolitik avec la Chine, etc.
Globalement, il ressort de sa politique étrangère une forte teinte à la fois de realpolitik (son action en tant que président du Conseil européen à propos du conflit en Ossétie du Sud va être à ce titre intéressante à suivre), et d’atlantisme à peine voilé.
7. La sécurité
Certainement que les plus grandes transgressions sont dans le domaine sécuritaire et qu’elles renforcent la tendance déjà forte de l’histoire post-attentat du 11-Septembre 2001.
La création du fichier Edvige, la volonté d’un traçage ADN généralisé, le regroupement familial facilité par l’empreinte génétique, le quota d’expulsions, la rétention de sûreté et la remise en cause de la présomption d’innocence, les statistiques ethniques… tous ces sujets, déjà largement discutés et à peine freinés par le Conseil constitutionnel, ne sont que des éléments de transgression qui traduisent des valeurs très différentes du consensus républicain généralement établi depuis la Libération (rappelons par exemple que Jacques Chirac avait voté en faveur de l’abolition de la peine de mort en 1981).
Transgresser… un comportement d’adolescent ?
Les transgressions sont d’autant plus nombreuses que Nicolas Sarkozy en est fier en se disant que plus rien n’est tabou. Or, il ne s’agit pas de tabou, mais de principes fondateurs d’une société et, pour évoluer, pour se développer, une société doit être stable, doit avoir des bases durables.
Les déstabilisations incessantes amusent Nicolas Sarkozy, mais condamnent le pays.
Est-ce la volonté délibérée de vérifier son pouvoir de prince que, par simple ordre personnel, il puisse changer un élément de la société ? Ou, plus simplement, n’est-ce que ce désir plutôt positif en soi de vouloir agir et agir sans arrêt (55 lois pour la première année parlementaire de son quinquennat, un record) ?
Toutefois, « transgression et système de valeur vont de paire et ne se conçoivent pas l’un sans l’autre : lorsqu’on transgresse, c’est toujours par rapport à un système de valeur donné, que l’on tend alors à dépasser ponctuellement et auquel, par là même, on est amené à se référer. Paradoxalement, l’acte transgressif affirme donc l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en cause. » (Wikipédia).
Juger la politique et pas l’homme
Il faut faire des nuances dans l’analyse de l’action présidentielle.
La marque personnelle de Nicolas Sarkozy est sans doute plus forte que celle de ses prédécesseurs.
Autant son dynamisme et sa boulimie politique peuvent être critiquables, ils n’en sont pas moins des éléments respectables, du moins autant que les silences de Sphinx d’un François Mitterrand terré dans l’indécision et l’incertitude (ou la maladie).
Certaines réformes (comme celles des retraites ou des universités) étaient nécessaires. D’autres ont été faites à la va-vite et sans réflexion ni concertation.
Ce qu’il faut juger, et les prochaines élections nationales de 2012 seront là pour cela, ce sont les faits, pas la manière. La politique engagée depuis 2007 et son bilan. Sur l’emploi, l’économie, les systèmes sociaux.
De transgression à régression, il y a un petit pas, le même que pour atteindre la progression.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (12 août 2008)
Pour aller plus loin :
Apprentissage et transgression : article (Philippe Meirieu).
Apprentissage et transgression : diaporama (Philippe Meirieu).
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