Trucophobe et Trucophile sont dans un bateau

Réaliser la liberté d’expression suppose de l’encadrer.
Dans les Etats totalitaires, l’expression de chacun dans l’espace public est contrôlée. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de liberté d’expression. Ce n’est pas notre cas : nous sommes dans une autorisation très grande de la parole libre.
En principe, on n’a pas droit au faux-témoignage (mentir et nuire, voire mentir pour nuire, dire Untel et Unetelle prenait le petit déjeuner dans tel hôtel, alors que ce n’est pas vrai)
on n’a pas droit à l’insulte… ni à la diffamation (publier des informations que ceux que l’on nomme dans cette information ne souhaitent pas faire savoir, dévoiler l’état de santé de quelqu’un par exemple, d’où sort le secret médical, qui est traité à part…)
on n’a pas le droit d’appeler à la violence physique, au meurtre, on n’a pas le droit d’appeler à l’ostracisme (les condamnations collectives)…
C’est un tableau grossier de ce qui pourrait être répréhensible dans la parole de quelqu’un. Un aphorisme, multiattribué, que tout le monde comprend stipule : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ». En effet, on n’imagine pas qu’il soit porté sur quelqu’un un discours qui ne devrait rien, mais absolument rien à cette personne et ne devrait qu’à celle ou celui qui l’énonce. Un proverbe symétrique dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Comme si les paroles seraient automatiquement l’émanation de faits, qu’il ne pourrait y avoir d’inventions totales, complètement détachées des faits.
Dans Apologie de Socrate (Platon), Socrate commence par : « Quelle impression mes accusateurs ont faite sur vous, Athéniens, je l’ignore. Pour moi, en les écoutant, j’ai presque oublié qui je suis, tant leurs discours étaient persuasifs. Et cependant, je puis l’assurer, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. » Eh oui, il existe des accusateurs qui ne disent pas un mot de vrai, c’est possible, cela se produit fréquemment et pourtant, même en le sachant fortement, on en est profondément déstabilisés, même Socrate ne sait plus qui il est !
Dire les mots au plus près des choses n’est pas aisé pour qui tente l’affaire, et peu s’en soucient. Nous sommes dans la guerre quand seule la victoire compte, quand tous les moyens sont bons pour la ravir. C’est-à-dire tout le temps. La politique est la guerre continuée par le discours, la guerre est la politique avec les armes.
Les attracteurs étranges
Ce texte oppose notre société dans laquelle les propos de chacun sont éventuellement pénalisés a posteriori et les sociétés dans lesquels l’Etat contrôle les paroles a priori qui doivent entrer dans un cadre idéologique défini.
Cependant, dans un système de parole publique où personne ne règle a priori les paroles possibles et les paroles interdites, nous sommes arrivés à une police des discours, dans lesquels tout le monde punit sans cesse ceux qui ne disent pas comme eux par l’insulte ! Nous sommes dans les opprobres croisées qui tiennent lieu et place très souvent des échanges d’arguments sur un sujet donné.
Par hasard, au moment où j’écris, François Morel sur France Inter parle de je ne sais qui et je n’entends que le mot con. Qu’il est con, c’est pas possible d’être aussi con… son discours que j’écoutais comme une musique répète ce mot comme une litanie, mot qui fait rire dans le studio !
Dans les systèmes, certains phénomènes se produisent sans qu’aucune loi interne au système n’en spécifie la demande ni l’existence. Le système attire des éléments étrangers au système, sans le vouloir et sans pouvoir l’empêcher. Un exemple pris dans le sport : les grands sont nombreux dans le basket (pas besoin d’inscrire dans le règlement une taille minimale) et les petits dans l’équitation.
Il y a donc des choses obligatoires dans les systèmes qui ne proviennent pas du fonctionnement interne desdits systèmes et proviennent tout au contraire de l’extérieur.
Trucophobe et trucophile sont dans un bateau
Cette trop grande liberté nous pèse sans doute. Nous faisons entrer dans notre système de communication des interdits sans organisme d’Etat pour en vérifier le respect (en fait, ils y entrent tout seuls). Il y a des groupes humains qu’on ne peut critiquer sous peine d’être « phobe » ! C’est assez nouveau. Pour être sûr de ne pas être « phobe », il vaut mieux être « phile ». On ne se rend pas compte de l’induction implicite à être « phile », et voici la commande sociétale installée, avec la mise à l’écart, le bannissement de celles et ceux qui ne s’y soumettraient pas.
Nous voyons la nécessité d’être « phile » dans l’éviction d’un footballeur. Il déclare qu’il est victime de « la partie raciste de la France » (c’était avant l’apparition des mots en « phobe »). En évoquant « la partie raciste de la France », il s’exonère de cette accusation de généralisation (qui est toujours considérée abusive, nouvelle loi « étrange »). Ainsi, dans son esprit et dans d’autres qu’il influence, il n’a pas à répondre de ses actes.
Trucophile et Trucophobe sont dans un bateau. Trucophile attrape Trucophobe par les cheveux et le fout à l’eau. Qu’est-ce qui reste ? Il reste qu’il ne faut faire de mal à personne, il ne faut dire du mal de personne, en dire, ça peut en faire. Si on voit quelqu’un se mal conduire, entrer tout de suite dans l’affirmation que les autres ont fait pareil, et même ont fait pire et qu’on ne peut pas lui faire du mal par la parole.
Il est nécessaire de veiller à l’organisation du débat public et aux lois étranges qui s’y introduisent et qui sont aussi contraignantes pour la liberté intellectuelle publique et pour la liberté intellectuelle individuelle que les lois tyranniques des Etats totalitaires.
- Dessin d’Orélien Péréol
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