Vers une bayrouisation des esprits
Les commentaires des observateurs politiques sur le premier tour de la présidentielle masquent l’événement politique majeur : la fin de la régression de la représentation politique des classes populaires et le début d’une refondation du côté des classes moyennes.
Nombreux sont les observateurs politiques qui se réjouissent des victoires apportées déjà par ce premier tour des élections présidentielles. Ils en comptent principalement deux : la forte mobilisation de l’électorat et le résultat clair, gauche-droite, contre les extrêmes et les contestataires, tout ce qui donnerait une forte légitimité au gagnant. Leur soulagement et leur enthousiasme sont à la hauteur de l’inquiétude qui, à la veille du scrutin, leur faisait craindre une surprise de dernière minute, un vote masqué. L’observateur est satisfait lorsqu’il croit retrouver les bonnes vieilles situations. Il aime projeter, extrapoler, toujours à partir de modèles anciens, pour vérifier qu’en fin de compte très peu de choses ont changé. Néanmoins, une première interrogation s’impose : si tout est si réussi, pourquoi faut-il alors que celui qui n’a pas été choisi détienne la clé du résultat final ?
Les observateurs interprètent la forte mobilisation des électeurs comme une saine réaction pour éviter un nouveau 21 avril. Ce point de vue est très discutable au moins pour deux raisons. D’abord parce que le 21 avril a été "payé" lors de la réélection massive de Jacques Chirac. Ensuite et surtout, parce qu’entre la présidentielle de 2002 et aujourd’hui, il y a eu le référendum constitutionnel européen. Or déjà, à cette occasion, tout était là : la forte participation, les débats passionnés, l’investissement personnel du vote.
On comprend méthodologiquement pourquoi les observateurs effacent les mauvais souvenirs lorsqu’il s’agit d’analyse électorale : ils jugent non pas dans le fil de l’évolution politique générale mais dans le cadre artificiel de la nature constitutionnelle particulière de chaque élection. Ils analysent une présidentielle à la lumière de la précédente élection de même type et non à la lumière d’une évolution plus profonde qui pourrait engager toutes les élections, quelle que soit leur nature, dans une continuité. On le voit bien : la nature de l’élection présidentielle s’est fortement écartée des textes depuis la cohabitation. La question brûlante d’un compromis avec le centre ne fait que poser, de manière encore plus structurée qu’avant, l’assimilation de fait de l’élection présidentielle à une élection législative. Elle remet en évidence la déformation que produit le désir de voir la diversité représentée par des alliances, alors que le cadre électoral le permet de moins en moins. C’est d’ailleurs la faiblesse immédiate de M. Bayrou que de porter, faute de force politique suffisante, un projet de législature plutôt qu’une image présidentielle personnelle.
Les tensions médiatiques du théâtre politique ont effacé les diagnostics tardifs que les observateurs rappelaient quand même, au cas où, vendredi dernier : la fracture sociale doublée de la fracture démocratique. Le report dès le premier tour de nombreuses voix non convaincues dans la mécanique du vote utile montre déjà qu’au-delà de l’adhésion, il y a un effet d’entraînement prématuré des électeurs. Cette situation n’est envisageable que lorsque deux conditions sont réunies. Il faut d’abord que les gens veuillent voter. Il faut ensuite qu’ils ne trouvent pas, dans les forces présentes, ce que l’on pourrait appeler leur représentation politique naturelle, c’est-à-dire celle qui adoptera dans la société politique la représentation de leurs intérêts de base.
Cette notion de représentation naturelle est évidemment complexe. Les forces sociales sont déjà en relation naturellement dans la société. Et si elles ne se font pas représenter, les rapports de force sociaux opèrent aussi "naturellement". C’est d’ailleurs ce rapport de forces social "à nu" qui pousse au réalisme, tandis que la représentation politique transformatrice et critique comporte toujours une part non naturelle d’idéalisme.
Donc : là où les représentations politiques naturelles ont largement échoué (le PCF est l’exemple le plus flagrant) le vide se crée. Des représentations parasites tentent leur chance. Puis c’est au tour des représentations extérieures d’en profiter pour étendre leur influence au nom du réalisme, c’est-à-dire d’une évaluation des forces sociales et de leurs rapports à court terme. Le Pen a peut-être achevé son cycle lors de cette campagne qui fait revenir au giron de la droite dure un électorat qui mériterait une défense plus adaptée et plus directe de ses intérêts.
Maintenant, la stratégie logique des qualifiés est de s’adresser à ceux qui pourraient finir par les voter. Mais il y a là autre chose que du "rassemblement". Rassembler c’était préfigurer l’alliance des forces politiques naturelles voisines, c’était réunir consciemment et volontairement chacun des deux quarts gagnants avec chacun des deux quarts perdants, pour nuancer une politique partagée et produire, dans l’alternance, une représentation équitable. Or, ce rassemblement n’y est pas, les deux quarts perdants à rassembler ne sont pas structurés. Et les candidats s’adressent alors "directement" au peuple, reprenant un discours gaulliste qui est, en réalité, une manière de s’en sortir. Les deux qualifiés, à ce stade, ne rassemblent pas. Leur objectif est néanmoins de drainer, et qu’après le vote utile qui a conduit tant d’électeurs à choisir le moindre mal, ceux qui restent le fassent aussi.
Le problème est qu’il y a d’autres nouveautés. La baisse de l’extrême droite, la forte participation électorale et la mécanique du vote utile ou du vote tactique des électeurs masquent le fait majeur : la longue période, qui démarre en 1981 et qui se caractérise par la disparition progressive d’une représentation politique pour une moitié sociale de la France, notamment par la disparition du PCF et de l’UDF, touche à sa fin. Le cycle de détérioration de la représentation des couches populaires affectées par la crise (ouvriers, paysans et classe moyenne bloquée dans son avenir) est fini. Non parce que la tendance a été franchement renversée, mais simplement parce que les représentations naturelles ont atteint des niveaux proches de zéro. Et que la dynamique qui faisait que les classes populaires cessaient de reconnaître leurs élus naturels pour nourrir le flot du rejet s’est mécaniquement épuisée.
Notre constat est le suivant : ce sont aujourd’hui uniquement des secteurs dirigeants et moyens en réussite, du privé et de l’État, qui sont naturellement et directement représentés par les deux grands partis qualifiés. La fin des "rassemblements" (de l’un avec le PCF, de l’autre avec l’UDF) s’est produite en deux temps. Le premier a été celui de l’effondrement des bassins ouvriers et de l’appauvrissement des couches populaires pressées par le chômage. Le deuxième, plus récent, a été celui de la crise qui touche une moitié de la classe moyenne et qui bloque son avenir. Pour ces non-représentés, après le rejet, deux perspectives sont possibles : soit adhérer au projet des autres faute de disposer de ses propres avocats, soit commencer à produire de nouvelles représentations.
La dureté de l’affrontement entre Sarkozy et Bayrou vient de là. Pour le premier, il s’agit de faire en sorte que les classes moyennes et populaires le suivent en promettant le bénéfice indirect et périphérique de sa politique, un partage des résultats sans partage du pouvoir. Pour Bayrou, il s’agit de tracer une perspective différente, à la fois nouvelle et ancienne, qui consiste à souhaiter une représentation directe et diversifiée des catégories sociales et des principaux intérêts en jeu.
La particularité exceptionnelle de ce premier tour est que l’électorat des classes moyennes affectées par la crise pousse vers cette deuxième option, et l’on assiste ainsi, après des années de rétraction politique, à un premier signe majeur d’expansion et de refondation, dont la durée et la solidité ne peuvent être évaluées que dans le cadre de cette dynamique nouvelle. Les adversaires de Bayrou hésitent encore. Ils se demandent si, étant donné l’énorme espace non représenté qui se remet en mouvement, le système ne va pas, cette fois-ci, les amener à refaire de la vraie politique.
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON