Désacraliser la violence religieuse
La mort de René Girard et le regain d'intérêt pour ses écrits sur le rapport entre la violence et le sacré (*) mais aussi, bien sûr, la recrudescence de la violence religieuse pratiquée dans le monde contemporain, m'ont donné l'idée de tenter de publier, en plusieurs fois sur Agoravox, mon texte de mars 2000 Désacraliser la violence religieuse.
Quelques jours après le 11 septembre 2001, avec d'autres écrits sur le même sujet rassemblés dans une compilation titrée Pour en finir avec la violence religieuse je l'avais proposé à un éditeur, puis à une quarantaine d'autres. En vain. Avant cela, la petite revue de philosophie qui proposait un échange sur le thème La religion, à quoi bon ? auquel je l'avais adressé, ne l'avait pas publié non plus. Même si j'en ai cité bien des extraits dans mes autres publications sur Agoravox il est resté inédit dans son intégralité.
Le format dans lequel j'en propose ici la publication est semblable à celui des 5 articles de Jean-Pierre Castel de 2012, selon moi très importants (**). Je propose de publier mon texte en 3 parties successives. Pour que le choix des modérateurs puisse se faire sur l'ensemble je leur donne à voir dès maintenant les 3 parties.
(*) La Violence et le sacré, éd. Grasset, 1972
(**) série qui commence ici :
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/arretons-de-nier-la-violence-120250
Désacraliser la violence religieuse (partie 1)
L'histoire n'est pas un dieu extérieur, une raison cachée dont nous n'aurions qu'à enregistrer les conclusions : c'est un fait métaphysique que la même vie, la nôtre, se joue en nous et hors de nous, dans notre présent et dans notre passé, que le monde est un système à plusieurs entrées ou, comme on voudra dire, que nous avons des semblables
Maurice Merleau-Ponty à propos de Max Weber
dans La Crise de l'entendement (1955)
Les deux violences religieuses
Après la sortie de la religion (1) qu'est-ce qui doit changer pour que la religion puisse aider à réenchanter le monde ? (2) Dans ce monde où l'on continue de tuer au nom de Dieu, la réponse me paraît évidente : l'attitude envers les textes sacrés qui appellent au meurtre, qui prônent ou justifient la violence.
Il faut distinguer la violence exercée par Dieu lui-même dans le monde abstrait ou à venir, par exemple lors du Jugement dernier, pour punir l'homme qui se conduit mal, et la violence nous concernant très directement, celle que Dieu ordonne à l'homme d'exercer. La violence qu'exerce ou exercera Dieu est présentée comme une réalité et justifiée par les trois premières grandes religions abrahamiques, mais aussi par le bahaïsme, qui a pourtant apporté un progrès considérable contre la violence religieuse exercée par les hommes. C'est son prophète, en effet, qui a annoncé comme première bonne nouvelle de son "évangile" (3) le fait que la guerre sainte est effacée du Livre. Jusqu'à présent cependant il faut bien constater que cette heureuse innovation a plus engendré de victimes dans la communauté bahaïe, notamment dans les pays islamiques, que de sagesse dans les trois autres religions.
Il me paraît indispensable de réfléchir surtout à la pérennisation, parmi les violences religieuses, de celle qui est considérée comme étant commise par les hommes sur ordre de Dieu. Celle-ci est, hélas, ici et maintenant, toujours bien concrète.
Dans son livre La religion dans la démocratie (éd. Gallimard 1998) Marcel Gauchet me paraît trop optimiste quand il écrit : Nul parmi nous ne peut plus se concevoir, en tant que citoyen, commandé par l'au-delà. La Cité de l'homme est l'oeuvre de l'homme, à tel point que c'est impiété, désormais, aux yeux du croyant le plus zélé de nos contrées, que de mêler l'idée de Dieu à l'ordre qui nous lie et aux désordres qui nous divisent. L'agnostique citoyen du monde que je suis fera remarquer que la terre entière est désormais notre contrée, que c'est là qu'il faut étudier le parcours de la laïcité (sous-titre du livre) et que certains de ceux qui, comme en Algérie, en Afghanistan ou en Iran, mêlent l'idée de Dieu aux désordres qui nous divisent tuent parmi nous très fréquemment. Ceux-là se disent très souvent croyants de l'islam, mais ce sont bien toutes les religions abrahamiques qui continuent de cultiver la violence théorique, théologique ; les autres, sur lesquelles ne porte pas cette réflexion n'étant pas pour autant tenues pour dépourvues de toute violence. Le fanatique qui passe à l'acte criminel a bon dos. On souligne qu'il n'a rien compris, ne veut pas comprendre même lorsque, précisément, il a trop bien compris en prenant à la lettre ce qu'on lui a demandé de prendre à la lettre. Qui peut soutenir qu'il est seul responsable et qu'on ne triche pas quand on met un fossé entre ses actes, horribles, et ceux que les religions - traditionnelles, officiellement reconnues - lui ont enseignés comme parfaitement justifiés en d'autres temps ?
Dans le pire des cas les ordres de tuer restent toujours valables et, par exemple, des dignitaires de l'islam appellent publiquement - sans que personne, ni individus ni Etats appliquant leur devoir d'ingérence n'exige leur traduction en justice - au meurtre de Salman Rushdie ou de Taslima Nasreen (pour ne parler que de deux victimes désignées qui ont eu le temps d'alerter le monde démocratique avant que le crime sur leur personne ait été commis ; beaucoup d'autres, en Iran par exemple, n'ont pas eu ce temps). Dans le meilleur des cas les religions enseignent que Dieu, désormais, n'exige plus que les hommes tuent leurs semblables, mais c'est toujours après avoir réaffirmé qu'il l'a bien, en d'autres temps, là où c'était nécessaire, exigé (5). Que fait d'autre en effet le pape Jean-Paul II, par exemple, quand à tous les catholiques qui demandent une réinterprétation des pires textes de la bible appelant à la violence il répond qu'il n'en est pas question, que l'Ancien Testament (AT), comme le Nouveau (NT), doit toujours être considéré comme étant la parole de Dieu ?
Citons le nouveau Catéchisme de l'église catholique (6). Il réaffirme l'unité de toute l'Écriture ; il précise que le Livre de Josué est aussi saint que tous les autres de l'AT (paragraphe 120) qui conservent une valeur permanente et qui, tous, ont Dieu pour auteur et sont jugés par l'Église sacrés et canoniques, avec toutes leurs parties (105), laquelle Église n'accueille pas seulement une parole humaine, mais ce qu'elle est réellement : la Parole de Dieu (104) ; il réaffirme que Dieu est l'auteur de l'Écriture Sainte en inspirant ses auteurs humains et qu'il donne ainsi l'assurance que leurs écrits enseignent sans erreur la vérité salutaire (136) tout ce qui était conforme à son désir et cela seulement (106, c'est moi qui souligne), qu'ils enseignent fermement, fidèlement et sans erreur la vérité que Dieu a voulu voir consignée pour notre salut (107) etc... Si les mots ont un sens il faut donc bien aujourd'hui encore se mettre dans la tête, si l'on est catholique papiste, que c'est bien Dieu qui exige tous les massacres qui lui sont attribués dans l'AT. Qui peut prétendre que ces horribles justifications sont aujourd'hui acceptables parce qu'elles concernent les exigences de Dieu - le même Dieu qu'il faut aujourd'hui servir, adorer, prier - à une époque où les concepts de crime contre l'humanité ou de droits de l'homme n'avaient pas encore été formulés ?
Notes :
(1) Dans son livre Le désenchantement du monde (éd. Gallimard, 1985) Marcel Gauchet, qui reproduit dans son titre une expression de Max Weber, précise qu'il ne faut pas interpréter ce qu'il appelle la sortie de la religion comme une disparition de la religion : On peut concevoir, à la limite, une société qui ne comprendrait que des croyants et qui n'en serait pas moins une société d'au-delà du religieux…
(2) L'expression est employée, à propos du judaïsme libertaire en Europe centrale, par Michael Löwy dans le livre qu'il consacre à ce courant : Rédemption et Utopie (PUF, 1988)
(3) Le Kitab-I-Aqdas (Le Plus saint livre), éd Bahaïes, Bruxelles 1996. Sur la foi bahaïe voir Le Monde Diplomatique de juillet 99 ou Manière de voir n°48 : La foi bahaïe contre les fanatismes par William Hatcher, ou Les Bahà'is par Christian Cannuyer (éd. Brépols, 1987), ou La foi bahà'ie en quelques mots par Pierre Spierckel (éd. L'Harmattan, 2000)
(4) éd. Gallimard, 1998
(5) Dans le séminaire de Françoise Héritier De la violence (éd. Odile Jacob, 1996), Bernhard Lang étudie quelques cas de violence contenus dans l'Ancien et le Nouveau Testaments. Curieusement la pire des violences bibliques, le massacre programmé et systématiquement exécuté des cananéens, n'y est pas rapporté. Il faut peut-être en voir l'explication dans la parution, six mois plus tôt, du livre de Roger Garaudy Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Parce que Garaudy y faisait très mauvais usage du Livre de Josué on crut bon, une fois de plus, d'éviter l'occasion d'un sérieux débat sur la violence sacrée. J'ai tenté de provoquer ce débat dans une Lettre ouverte à Roger Garaudy publiée par Le Vilain Petit Canard n° 26 (nov/déc 98).
(6) éd. Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 1997. Comme pour désespérer le catholique pacifique la couverture précise : Édition définitive.
(à suivre)
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