Un temps pour tout
Ce temps de confinement, de « jeûne », de restriction… et de carême est déjà porteur de richesses, et pas seulement pour les croyants. À cet égard, je vous propose de (re)découvrir un magnifique texte de l’Ecclésiaste.
« Il y a un moment pour tout, un temps pour chaque chose sous le ciel : un temps pour mettre au monde et un temps pour mourir ; un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour tuer et un temps pour guérir ; un temps pour démolir et un temps pour bâtir ; un temps pour pleurer et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter et un temps pour danser ; un temps pour jeter des pierres et un temps pour ramasser des pierres ; un temps pour étreindre et un temps pour s’éloigner de l’étreinte ; un temps pour chercher et un temps pour perdre ; un temps pour garder et un temps pour jeter ; un temps pour déchirer et un temps pour coudre ; un temps pour se taire et un temps pour parler ; un temps pour aimer et un temps pour détester ; un temps de guerre et un temps de paix.
Quel avantage le travailleur retire-t-il de son travail ? J’ai vu l’occupation que Dieu impose aux humains. Tout ce qu’il a fait est beau en son temps ; aussi il a mis la durée dans leur cœur, sans que l’être humain puisse trouver l’œuvre que Dieu a faite depuis le commencement jusqu’à la fin.
Je le sais : Il n’y a rien de bon pour lui, sinon de se réjouir et de faire son bonheur pendant sa vie ; et aussi que, pour chacun, manger, boire et voir le bonheur dans tout son travail est un don de Dieu. »
Ecclésiaste 3.1-13 (Nouvelle Bible Segond)
Noir et blanc
Ce texte de l’Ecclésiaste qu’on cite souvent nous charme par sa poésie, par sa majesté, ses contrastes grandioses et radicaux, son côté grand sage, grand philosophe. Pourtant, je ne suis pas sûr que nous l’appréciions autant que ça.
En effet, l’Ecclésiaste oppose, à 50%, des choses positives et des choses négatives :
Faire des enfants
Faire des plantations
Guérir
Bâtir
Rire
Danser
Amasser des pierres (pour bâtir ?)
Embrasser (étreindre)
Chercher
Garder
Coudre
Parler
Aimer
Paix
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Mourir
Arracher les plants
Tuer
Saper (démolir)
Pleurer
Se lamenter
Jeter des pierres (à quelqu’un ?)
Éviter d’embrasser
Perdre
Jeter
Déchirer
Se taire
Haïr
Guerre
D’abord, nous avons tendance à ne vouloir que du positif. Or, dans le jardin d’Eden, et même dans la création en général, tout était « très bon ». On aimerait bien en revenir à ce temps-là. C’est ce qu’on appelle la nostalgie du paradis perdu.
On voit que dans la colonne du positif, sont énumérées des valeurs de vie, d’édification à tous les sens du terme, de réparation, de vie, de communication, d’affection, de shalom au sens hébraïque d’harmonie générale.
Dans la colonne du négatif, ça commence par la mort, pour se prolonger dans tout ce qui lui est assorti : tuer les plantes, et sans doute les humains, démolir, ruiner, pleurer, agresser, ne plus embrasser, gaspiller, tout laisser à la dérive ; jusqu’à la haine et à la guerre. Donc, c’est de la mort active, et même voulue, pas seulement subie, comme par exemple ce Covid-19 qui instaure un temps où on ne peut plus s’embrasser.
Tout au plus pourrait-on considérer que se taire n’est pas forcément négatif. On pourrait même inverser les polarités de « parler » et « se taire » ! En ces temps d’ordres, de contre-ordres et de rumeurs en tous genre, c’est à méditer…
Aujourd’hui, il y a beaucoup de violence, mais il semble qu’on la supporte de moins en moins : qui s’en plaindra ? On nous parle écologie, recyclage, récupération, réparation, (re)construction, médiation, etc., on ne veut rien entendre d’autre. Mais notre colonne négative va entièrement contre cela.
Pas « que du bonheur »
Évidemment, on dira que l’Ecclésiaste est désabusé, qu’il ne… « positive » pas, qu’avec lui ce n’est pas « que du bonheur ». Peut-être. Mais on voit bien, dans toute l’histoire biblique comme dans la vie réelle, que le monde fonctionne effectivement comme il le dit. La vie et la mort, les guerres et la paix, les destructions et les constructions, tout alterne. On voit même que la nature fonctionne ainsi, et on constate qu’un été où il a « fait beau » tout le temps a été une catastrophe ! Et s’il pleut tout le temps en hiver, c’est aussi une catastrophe. Comme si l’Ecclésiaste nous disait : « Il faut de tout pour faire un monde. »
Certains théologiens ont dit qu’il fallait que l’ombre existe pour pouvoir apprécier la lumière, que le mal a été créé pour que l’humain puisse exercer sa liberté. Felix culpa, disait Saint Augustin : « Heureuse faute » qui nous valut un tel Sauveur !(1) Mais je pense qu’une telle vision des choses est en partie perverse. Pourquoi ne pas célébrer les violeurs pour qu’on apprécie ce que c’est que de bien faire l’amour ? Pourquoi ne pas chanter les louanges des assassins pour faire valoir les gens charitables ou les chirurgiens, etc. ? A-t-on besoin de Michel Fourniret pour admirer Saint Vincent de Paul ? Là, on serait en plein sophisme. Il faut toujours se garder de justifier l’existence du mal : il reste un scandale, le Christ est venu pour le vaincre, le combattre, et non pour nous inciter à nous y soumettre.
Le « sens de la durée »
Il me semble que l’Ecclésiaste ne se contente pas de dire qu’il y a « l’envers de la tapisserie », que toute médaille a son revers, qu’il y a le yin et le yang, et que c’est très bien comme ça. D’ailleurs, dans le reste de son texte, il déplore l’existence du mal et plus encore le fait que le mal frappe d’une manière extrêmement injuste (p.ex. 8.14). Donc, Ecclésiaste 3 n’est pas une théodicée, une justification de tout ce qui existe, où le mal et le bien seraient mis à équivalence.
Néanmoins, il se peut que l’Ecclésiaste nous incite à accepter que le monde fonctionne ainsi, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; à attendre que les nuages passent et que le soleil revienne, puisque, semble-t-il, il finit toujours par revenir.
Il y a cependant le : « il fait toute chose belle en son temps » (traduction TOB). Je note que le mot yapheh n’est pas le mot habituel, tov, qui désigne le bon et le beau ; ici, le mot employé signifie plutôt « beau » que « bon », et nos traductions sont correctes à cet égard. C’est un indice intéressant. On pourrait peut-être dire, comme l’expérience en témoigne, que Dieu synchronise les choses souvent à merveille (« en son temps »), y compris quand il se sert du mal ou rebondit sur le mal pour en tirer du bien ou du beau supérieur. Et ce verset dit que Dieu fait toute chose belle en son temps, c’est-à-dire que ce n’est peut-être pas beau sur le coup mais que ça le devient par son intervention. Et ça aussi, il nous arrive de le voir.
Quant à cette « pensée de l’éternité », la TOB n’a pas tort de traduire par « le sens de la durée ». « La durée », traduit la NBS (il n’y a qu’un mot en hébreu, ‘olam ; les diverses traductions oscillent presque toutes entre ces versions). Cela revient à dire que nous sommes sur un point qui est en mouvement sur la ligne du temps mais que, contrairement aux animaux, nous avons la capacité de nous projeter dans le temps, passé ou avenir, dont l’un n’existe plus et l’autre n’existe pas encore. Ce sens de la durée est d’ailleurs un cadeau empoisonné ! Pascal, insurpassable : « Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir... Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » (Pensées, 172/ 21).
Mais ce sens de la durée, cette capacité à penser le passé, le présent et l’avenir peut aussi être un vrai cadeau si, quand nous sommes du côté de la liste négative, nous pouvons prendre du recul, ou de la hauteur, en nous disant que Dieu reste souverain et que le noir dans lequel nous sommes plongés n’est pas toute la réalité. Puisque nous sommes assignés à résidence, réfléchissons à ce qu’a été le monde, et à ce que nous pouvons en faire quand l’ange (très peu) exterminateur sera passé. Car si nous ne profitons pas de ce temps d’ascétisme pour préparer un monde moins injuste, d’autres épreuves d’ampleur égale ou supérieure ne manqueront pas de nous rappeler notre folie.
Avant Pâques, le Carême
Et puis, dans la vie, il y a des alternances. Il y a des « respirations », des pauses à marquer. Nous sommes dans des sociétés qui ont tout le temps le pied sur l’accélérateur, et on voit où ça nous mène : droit dans le mur ! Finalement, cette grippe va nous forcer à nous calmer un peu, c’est un carême mondial qui nous est imposé ; on voit même que ça donne du répit à la Terre puisque la Chine est beaucoup moins polluée, que le tourisme ralentit, et que ce phénomène heureux gagne le reste du monde.
Et même dans ce que nous vivons de meilleur, par exemple dans une vie de couple heureuse, il y a des jours « avec » et des jours « sans », qui sont autant d’occasions de faire le point, de se renouveler, de ne pas s’installer dans la routine. En fait, le monde que nous décrit l’Ecclésiaste, c’est un monde en mouvement, qui n’est pas figé, et où il faut trouver son chemin puisque ce n’est pas toujours le positif qui y prévaut. On pourrait disserter longtemps sur ce thème. Nous ne sommes pas dans un monde où tout est paradisiaque tout le temps. Sur les îles des Tropiques, il paraît qu’on s’ennuie beaucoup. C’est merveilleux, mais c’est toujours pareil.
Loin de moi la volonté de justifier les catastrophes. Mais puisqu’elles sont là, à nous d’en tirer le meilleur parti. Le plus grand danger qui menace l’espèce, c’est la perte des limites. Le Covid-19 nous rappelle que nous ne sommes pas les souverains maîtres du monde. Cela est une très bonne nouvelle.
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1- « Car Dieu estima meilleur de tirer du bien à partir du mal que de ne permettre à aucun mal d’exister. » (en latin : Melius enim iudicavit de malis benefacere, quam mala nulla esse permittere.) Augustin, Enchiridion.
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