A quoi bon ?
Depuis quelques années, on constate une aggravation du pervertissement dans les relations humaines, que ce soit dans la sphère privée, ou dans le monde du travail. Cela est facilité, entre autres, par le développement des moyens de communication à distance, la multiplication des déplacements personnels et par l’application de la notion d’interchangeabilité des personnes.

Autrefois, dans notre vie, nous étions rapidement engagés de fait : un regard, une promesse, et notre destin était lié. Tout se passait, plus ou moins, sous le regard de chacun. Il y avait bien des adultères, soupapes de l’inéluctabilité de ces engagements, mais ils demandaient des trésors d’imagination pour rester clandestins. On se contentait parfois d’une maîtresse officielle qui agrémentait l’ordinaire conjugal. Point.
De nos jours, le territoire de l’intime s’est étendu. Si ce qui se passait entre soi et le net ne pouvait être dissimulé, cela aurait peu de conséquences sur les conduites amoureuses de la population. Mais c’est l’inverse qui se produit : même sur son lieu de travail, avec un pseudonyme, on peut entretenir plusieurs relations à tonalité amoureuse et érotique, sans aucune conséquence familiale ou sociale (enfin, soi-disant...). L’ordinateur est devenu, entre autres, un instrument de passage à la réalité de fantasmes qui, jusque-là, restaient cachés dans le secret des consciences.
Qu’est-ce que cela induit ? Comme à chaque fois que l’on aborde les rivages de la perversité ou de la perversion : il se produit une instrumentalisation de l’autre. Avec la particularité que, sur le net, l’autre est censé avoir la même posture. Ce qui n’était que jeu masturbatoire devient réalisable dans l’échange avec un autre. Et facile. Mais je ne parle pas que des pratiques sexuelles, c’est le mode de relation à autrui, qui est en question. Puisque, à tout moment, s’il déplaît, ou simplement parce qu’un nouveau arrive, on peut le mettre sur liste noire, le rayer du cercle de ses interlocuteurs du net sans que rien ne se passe. Pour soi, en tout cas...
On sait que, dans l’association de deux pervers, il ne se crée pas un équilibre ou rarement. Dans la guerre du pouvoir, c’est le plus pervers qui l’emporte.
Dans une relation d’instrumentalisation réciproque, c’est le plus "instrumentalisant", le plus distancié de ses sentiments, qui va l’emporter. C’est l’autre qui sera "chosifié", donc souffrant. Je caricature un peu, bien sûr, pour faire simple.
Ce
n’est pas qu’un jeu. D’abord, comme on vient de le voir, il y en a
qui jouent plus que d’autres. Et, par conséquent, d’autres qui
souffrent davantage.
Et
puis, il n’est pas anodin de penser la relation en termes purement
utilitaristes, sans égard pour les sentiments d’autrui, ni
même, pour les siens propres. Cette « impunité »,
où aucun sentiment de culpabilité n’est renvoyé,
ni par celui qui est tombé dans le no-man’s land des profits
et pertes, ni par la société qui n’est pas au courant,
nous remet dans la situation pré-œdipienne de l’enfant
« pervers-polymorphe », comme le disait Freud.
Ce n’est pas sans conséquence, car c’est plus facile, et donc, cette pente savonneuse peut mener facilement d’un côté aux conduites les plus destructrices d’autrui sans aucun sentiment de responsabilité ("il savait à quoi il pouvait s’attendre, il n’avait qu’à se protéger...") et, d’un autre côté et au bout d’un certain temps, à un nihilisme déprimant. Car, si tout le monde est interchangeable, à quoi bon ?
Cette interchangeabilité des personnes n’est pas que le fait du net et ne concerne pas que les relations amoureuses. Dans le monde du travail aussi, et depuis plus longtemps, les systèmes de management et les tactiques de licenciement et de recrutement sont basés sur une "chosification" de l’homme. De même que les négriers évaluaient la musculature et la denture des hommes qu’ils achetaient, de même les directions évaluent la force de travail et le coût d’un salarié, indépendamment de toutes les valeurs humaines qui nous ont permis de nous extraire de l’animalité. On rejette des personnes de 50 ans, compétentes, parce que cinquantenaires, sans même qu’une transmission avec les plus jeunes puisse se faire. On ne félicite pas les employés travaillant bien : on augmente le niveau de leurs objectifs. Sans parler du harcèlement à but d’allègement de masse salariale. Tout cela avec des conséquences négatives, bien sûr ! Car l’homme, étant un homme, a besoin de reconnaissance, d’estime, de chaleur humaine, de plaisir à être avec ses congénères, etc. Toutes choses que le fait de risquer à tout moment d’être rejeté comme un outil hors d’usage, même s’il travaille bien, met à mal.
Qu’est-ce que ces situations ont en commun, qui aggrave le mal-être général de la population ? C’est la perte de sens. Risquer être rejeté dans une relation du jour au lendemain, sans raison et sans signe annonciateur, c’est, par définition, un traumatisme. Rejet ou abandon, disqualification, les sentiments induits seront d’autant plus forts qu’ils seront soudains. C’est ce qui désigne le traumatisme : un débordement d’affects pour un psychisme qui n’y est pas préparé.
Quand les traumatismes se répètent, on se met à s’y préparer. Comment ? En désinvestissant. C’est ce que l’on observe.
Dans le domaine amoureux, cela donne pour certains une sur-consommation de relations, la multiplicité des personnes garantissant le non-engagement ; pour d’autres, c’est le célibat et la chasteté choisie. Dans le domaine professionnel, la solution qui s’impose sera souvent la limitation volontaire de l’investissement professionnel. C’est ce que l’on constate, et la diminution de la productivité est, à mon sens, au moins partiellement la conséquence de ce "à quoi bon ?", induit par ces conduites managériales déshumanisées.
Sans compter, dans tous les cas, les effets délétères sur le plaisir de vivre, avec tous les inconvénients en termes de santé physique et psychique dont les médecins généralistes, psychiatres et médecins du travail constatent tous les jours l’augmentation.
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