Alain Minc : cadeau à l’œil et brèche irréversible
Retour sur une polémique ancienne qui pourrait resurgir à l’occasion du débat qui s’ouvre sur le financement de la dépendance. La fin de vie se monnaie-t-elle ?
Alain Minc, à 61 ans et demi, agace parce qu’il est un peu partout dans le paysage médiatique, et malgré ses airs de bon élève, il est capable de faire beaucoup de provocation. Économiste, conseiller de nombreux dirigeants d’entreprise et d’hommes politiques (en particulier Nicolas Sarkozy), il se présente volontiers comme une boîte à idées à l’influence non négligeable.
Critiqué, il est pourtant un fort en thème : ingénieur des Mines Paris, Science Po Paris et sorti major de l’ENA (promo Léon Blum). Collègue de Jean-Paul Cluzel à l’Inspection des Finances, il est bien introduit dans les médias (il a longtemps présidé le conseil de surveillance du journal "Le Monde") et publie environ un livre par an, essentiellement des essais (trente-deux à ce jour).
Sa mère Lisa a disparu en 1999 et son père Joseph vient de s’éteindre discrètement il y a quelques jours. Il avait écrit en 2006 avec son fils son autobiographie : "L’Extraordinaire histoire de ma vie ordinaire" (éd. Le Seuil).
La vie de Joseph, originaire de la communauté juive polonaise de Brest-Litovsk (qui était alors russe), fut assez exaltante. Elle l’a fait quitter la Pologne avant la Seconde guerre mondiale, contraint à l’exil en raison de son engagement au Parti communiste polonais en 1924 (il était né en 1908), et adhérer au Parti communiste français qu’il a quitté en 1967. Pendant la guerre, il a été soldat dans l’armée polonaise en France, puis résistant au sein de la Main d’œuvre immigrée. Il a rencontré entre autres Ramon Mercader (l’assassin de Trotski) ainsi que Menahem Begin (Premier Ministre israélien).
Pourquoi évoquer la mémoire de Joseph Minc ?
Parce qu’Alain Minc l’avait en quelque sorte instrumentalisé pour développer une idée à faire bondir, sur France Info le vendredi 7 mai 2010, qu’on peut réécouter sur la vidéo (à la vingt et unième minute).
Voici la réflexion d’Alain Minc : « Il y a un quatrième problème dont on ne parle jamais, mais pour lequel nous en sommes là où nous en étions sur les retraites en 1990 lorsque Michel Rocard avait commandé le livre blanc, c’est l’effet du vieillissement sur la hausse des dépenses d’assurance maladie et la manière dont on va le financer. Je vais vous l’illustrer à travers un exemple qui me fascine et où je vais tenir un propos peut-être plus progressiste que ce que vous avez vous-mêmes en tête. En tout cas, c’est ce que m’a dit un jour un syndicaliste. Moi, j’ai un père qui a 102 ans. Il a été hospitalisé quinze jours dans un service de pointe. Il en est sorti. La collectivité française a dépensé cent mille euros pour soigner un homme de 102 ans. C’est un luxe immense, extraordinaire, pour lui donner quelques mois ou, je l’espère, quelques années de vie. Je trouve aberrant que quand le bénéficiaire a un patrimoine ou quand ses ayants droits ont des moyens, que l’État m’ait fait ce cadeau à l’œil. Et donc, je pense qu’il va falloir s’interroger sur le fait de savoir comment on récupère les dépenses médicales sur les très vieux, en mettant à contribution ou leur patrimoine, quand ils en ont un, ou le patrimoine de leurs ayants droit. Et ça, j’attends de voir dans le programme socialiste. Ce serait au programme socialiste de dire ce genre de choses. ».
Notons entre parenthèses que le "Livre blanc sur les retraites" commandé par le Premier Ministre Michel Rocard fut publié le 24 avril 1991. Un peu plus tard, un rapport sénatorial sur la question des retraites datant du 25 juin 1999 encourageait le Premier Ministre Lionel Jospin à réformer au plus vite (rapport Vasselle).
Ces paroles d’Alain Minc sont des propos violemment polémiques qui viseraient à rompre l’égalité des personnes devant la sécurité sociale (égalité proclamée par l’ordonnance du 4 octobre 1945). À partir de quel âge la collectivité devrait-elle refuser la prise en charge ? Des propos qui sont d’ailleurs assez stériles puisque les dépenses de la sécurité sociale ne dépendent pas de l’âge des patients mais de leur maladie : la plus grande partie des dépenses se fait dans la dernière année de vie, quel que soit l’âge (représentant 8% de la dépense totale d’une vie).
L’excellent journaliste et médecin de France 2, Jean-Daniel Flaysakier, l’a très bien écrit dès le 8 mai 2010 sur son blog : « En dehors d’un acharnement thérapeutique aussi inutile que dégradant, il n’y a pas de raison de refuser de soigner un individu en se fixant sur sa seule date de naissance, à moins d’instituer une politique eugéniste. » et ironise ainsi : « Et pourquoi se limiter à la date de naissance ? Un patient atteint d’un cancer du poumon inopérable avec des métastases et qui fait une infection pulmonaire sévère devrait-il payer aussi de sa poche s’il est, par exemple, PDG d’une entreprise et qu’il a fumé deux paquets par jour pendant dix ans ? ».
Et il a bien pointé les conséquences : « Cette proposition [d’Alain Minc] est extrêmement dangereuse, car elle crée une brèche dans un système imparfait et ruiné, certes, mais qui reste encore fondé sur la solidarité. » en craignant une évolution très insidieuse : « Parce que j’y ai vécu, je n’ai aucune envie de voir le système des États-Unis s’imposer ici peu à peu. Voir des personnes atteintes de cancer ne pouvoir avoir un scanner ou une IRM ou devoir renoncer à la radiothérapie faute d’argent, par exemple. ».
C’est aussi l’avis d’Éric Taillandier, un militant associatif : « Si un politique donnait suite à cette proposition (…), cela constituerait un précédent, une brèche irrémédiable. ».
Dans ses déclarations, Alain Minc n’était pas exempt de mauvaise foi et même de malhonnêteté intellectuelle pour étayer son interrogation : le coût des soins de son père a été volontairement majoré d’un ordre de grandeur. C’est lui-même qui l’a reconnu le 10 mai 2010 à Mourad Guichard, journaliste de "Libération" : « Écoutez, c’était illustratif. Ce montant est sans doute plus élevé que la réalité. (…) Seize jours de service de pointe, ça doit être vingt ou vingt-cinq mille euros (…). J’ai délibérément pris un chiffre qui frappe ; le montant que j’imaginais qu’on puisse me réclamer. ».
Autre inexactitude dans les statistiques, le fait que ce sont les "très vieux" qui coûteraient le plus cher. Les rapports du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (à télécharger ici) constatent au contraire que les dépenses de soins pour les personnes âgées de plus de 85 ans sont équivalentes aux dépenses pour les enfants de moins de 10 ans.
Le pire, c’est que sous prétexte de vouloir faire payer les riches, l’argument pourrait en effet être repris par certaines personnalités politiques. Ainsi, le 8 mai 2010, l’ancien Haut commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté et à la Jeunesse, Martin Hirsch, a affirmé : « Alain Minc, à partir de son cas personnel, pose une question intéressante pour l’assurance maladie. Faut-il que la prise en charge des soins soit la même quel que soit le revenu ? Et question encore plus fondamentale, faut-il que ce qui reste à payer de la poche du malade soit le même, quel que soit le revenu ? ».
Et d’en profiter pour ressortir son projet de "bouclier sanitaire" : « Si Alain Minc veut bien donner un coup de main, cela pourrait aider. D’autant plus que le bouclier sanitaire me semble plus que jamais utile. Utile pour mieux protéger les malades modestes. Utile pour contribuer à la maîtrise des déficits publics. ».
Le journaliste médical Jean-Yves Nau a bien compris la manœuvre qu’il a qualifiée le 13 mai 2010 de « bonne stratégie de cheval de Troie » : « Postulat populiste : ceux-là [ces malades très vieux et très riches] ont suffisamment joui de la vie pour que le prix du prolongement de leur existence terrestre n’incombe pas à la collectivité des plus jeunes et des plus pauvres. On ne pourrait qu’applaudir s’il ne s’agissait là de la première lézarde irréversible dans le principe de l’égalité à l’accès et à la prise en charge des soins médicaux, l’un des derniers ciments encore solides de l’identité de la collectivité nationale française. ».
Cheval de Troie, c’est aussi ce qu’en pense Luc Brossy, un élu local socialiste, qui a évoqué un coup monté : « La sortie d’Alain Minc était suffisamment préparée pour ne pas croire deux secondes à une improvisation malheureuse de sa part. Sur fond de crise, ses propos n’avaient qu’un seul objectif : préparer les esprits à une prochaine loi sur la dépendance qui fera appel au patrimoine des personnes âgées dépendantes. ».
Comme on le voit, l’argument comptable peut resservir avec plusieurs sauces : celle de la fin de vie (à quoi bon pour quelques mois à vivre ?) et celle d’aider les plus modestes (faisons payer les riches pour payer les soins des pauvres) sans penser que, dans les deux cas, il faudrait bien fixer des critères arbitraires (âge, seuil de revenus) qui pourraient dangereusement évoluer au fil du temps et au fil des inquiétudes comptables.
Cette polémique pourrait sans doute polluer le nécessaire débat sur le financement de la dépendance et, dans une moindre mesure, l’éventuel débat sur l’euthanasie.
Au final, comme le dit si bien Jean-Daniel Flaysakier : « Je n’ai pas envie de voir des personnes âgées plus mal traitées que des chiens et voir des médecins manier la calculette en même temps que le stéthoscope. ».
Calculette et stéthoscope, c’est tout le défi des prochaines années pour fonder le cinquième pilier de la Sécurité sociale, celui de la dépendance.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 janvier 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Vidéo de l’émission "Parlons net" du 7 mai 2010 avec Alain Minc.
Le blog de Jean-Daniel Flaysakier.
Le blog de Mourad Guichard.
Le blog de Martin Hirsch.
L’article de Jean-Yves Nau.
Le rapport Vasselle du 25 juin 1999.
La tribune de Luc Brossy.
Le rapport sur la dépendance.
Sur l’euthanasie (bientôt).
Les rapports du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (2008, 2009 et 2010).
L’ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur la création de la Sécurité sociale.
Le Livre blanc des retraites (24 avril 1991).
Parlons Net Alain Minc, la crise et la rigueur
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