Plasticité du cerveau et résilience humaine
Ils consultent le médecin, qui prescrit des examens complémentaires. Un scanner suffit à montrer dans leur cerveau l’existence d’une grosse tache, parfois d’une taille impressionnante. Le diagnostic tombe : « Tumeur cérébrale ». Dans la plupart des cas, la tumeur est dite « de bas grade » (bénigne), parfois elle est dite « de haut grade » (maligne) car elle porte en elle des cellules en voie de dégénérescence cancéreuse.
Ces tumeurs sont appelées des « gliomes » car elles altèrent la glie, substance qui cimente les cellules nerveuses. Elles ne sont pas des excroissances comme le seraient des kystes ou des verrues, mais elles sont infiltrantes. Elles inactivent peu à peu la zone cérébrale qu’elles envahissent, la rendant totalement « silencieuse », « non éloquente ». La zone infiltrée devient inutilisable pour la fonction à laquelle elle servait : le langage, l’attention, la mémoire, la motricité.
Mais comme ces tumeurs gliales ont un rythme de développement très lent (s’étendant généralement sur plusieurs années), elles laissent au cerveau le temps de s’adapter à leur croissance.
Le cerveau est un organe extraordinairement plastique et dynamique : il est doté de capacités de modelage et remodelage permanent (la plasticité cérébrale), et il dispose de réseaux, de faisceaux de connexions multiples (la connectivité cérébrale). Lorsque la zone cérébrale est envahie par la tumeur, le cerveau recrute des aires adjacentes et utilise d’autres réseaux, parfois l’autre hémisphère. Grâce à cela, la fonction menacée peut continuer à s’exercer, ailleurs que dans l’endroit dont la tumeur l’a délogée.
Cependant, les capacités de plasticité et de connectivité finissent toujours par atteindre un seuil. Le cerveau n’en peut littéralement plus. Il tire le signal d’alarme : petites douleurs, sensations étranges ou crise d’épilepsie (dans 80% des cas) mettent la personne en alerte, permettant le diagnostic.
Il faut alors choisir le traitement. Soit on opère et on enlève la tumeur le plus largement possible. Soit on réduit la taille de la tumeur par une chimiothérapie et on opère ensuite.
Lorsque l’on décide d’opérer, et que la tumeur touche une zone fonctionnellement très importante, on propose au patient une intervention éveillée. Le but est de permettre au chirurgien d’enlever le maximum de tumeur sans altérer de façon durable le langage ou la motricité. Grâce à sa participation active, le patient va servir de guide au chirurgien. Quelqu’un est à ses côtés durant tout le temps où il est éveillé. L’anesthésiste, d’abord, qui veille à ce que le patient émerge bien de l’anesthésie (qui est légère). Une orthophoniste ou une psychologue, ensuite, qui reste à côté du patient pour lui proposer différentes tâches. Je fais ce travail de psychologue depuis quelques années.
AVANT L’INTERVENTION
Je rencontre le patient lorsque le diagnostic de gliome a été porté, m’entretiens longuement avec lui et procède à un bilan de ses capacités de langage, de mémoire, d’attention à l’aide de différents tests.
Je constate généralement un état globalement satisfaisant, avec quelques signes de dysfonctionnement. Le patient a lui-même parfois relevé, depuis un certain temps, des petits changements : il bafouille plus que de coutume, ou il se sent plus fatigué. Je lui explique que, pendant l’intervention, nous serons un binôme et que nous serons encordés l’un avec l’autre pour affronter l’épreuve, avec le chirurgien de l’autre côté du champ. J’établis une relation d’empathie avec la personne, m’imprégnant de son propre système de valeurs. Car ce système de valeurs et de croyances lui permet de se défendre à sa façon contre la maladie et de gérer ses conséquences.
Ainsi, le dernier patient que j’ai assisté au Bloc neurochirurgical est extrêmement croyant et il m’a longuement expliqué, d’une façon très convaincue, qu’il savait pourquoi il avait cette tumeur. Il la liait aux « blessures de l’âme » vécues pendant son enfance, dont il expliquait l’origine par les liens intergénérationnels et l’esclavage, la violence se perpétuant de parents à enfants (il est guadeloupéen). Il m’a expliqué qu’après avoir été très mal psychiquement, il avait travaillé en lui-même, avec Dieu, Jésus et la Bible, pour trouver la paix et chercher l’amour. Il a ainsi pu pardonner à ses parents les maltraitances dont il a été l’objet, voir le positif de la vie, et assumer le mauvais. Il m’a lu un verset de la Bible illustrant à quel point les blessures de l’âme peuvent affecter le corps.
Le neurochirurgien était étonné de voir le bon état de ce patient, qui avait une très grosse et très vilaine tumeur (probablement maligne au vu de son aspect) touchant à la fois la zone du langage (la zone temporale) et de la sensori-motricité (la zone pariétale). Ce patient aurait dû logiquement être beaucoup plus affecté, voire handicapé, d’autant que la tumeur, située dans l’hémisphère gauche, comprimait déjà l’hémisphère droit, qu’elle avait décalé.
La veille de l’intervention, le neurochirurgien est venu dans la chambre où le patient se reposait sur son lit, serein. Il lui a expliqué toutes les conséquences que pouvait avoir l’acte neurochirurgical. Le tableau était, comme il se doit, apocalyptique : perte possible de la parole, de l’usage d’un bras ou d’une jambe, troubles de la vue…. Le patient est resté tranquille et il a dit « il n’y a pas de problèmes, tout se passera bien ». Je l’ai pensé aussi et, en le quittant, je le lui ai dit en lui touchant le bras, et en prenant sa main entre mes deux mains, comme je le fais toujours.
LA CHIRURGIE
Le jour de l’intervention, le patient est d’abord installé sur la table, puis il est endormi, la tête enserrée dans un étau (une têtière). Le champ chirurgical sépare, par un simple drap situé à hauteur du front, le côté du cerveau et le côté du patient, qui se retrouve sous une sorte de tente. Le chirurgien soulève le cuir chevelu (il fait une raie au rasoir dans les cheveux pour réaliser l’incision, mais tous les cheveux sont conservés), il découpe le volet de la boîte crânienne, incise les méninges (le tissu cérébral qui entoure le cerveau et qui est le seul à être sensible). Puis, le patient est réveillé et on lui demande, pendant environ deux heures, de travailler. Je suis assise à côté de lui, au plus près, pour ne pas rater le moindre des signes et lui apporter un soutien constant.
Le chirurgien stimule à l’aide d’électrodes le cerveau, afin de délimiter les contours exacts de la tumeur. En effet, à l’œil nu, on ne distingue absolument pas le tissu malade et le tissu sain. Il faut donc définir les frontières de ce qui va pouvoir être enlevé.
Généralement, les premières stimulations concernent les zones impliquées dans la motricité. Le patient me signale tout ce qu’il ressent : les fourmillements, les sensations étranges, et j’observe les signes involontaires qu’il présente : des doigts qui se recroquevillent, la bouche qui se crispe. Le chirurgien, tenant compte de chacun des signes que je lui mentionne, marque avec une petite étiquette stérile, sur le cerveau, le numéro de la zone dont la stimulation a fait bouger le pouce ou se crisper la langue.
Puis le chirurgien cherche les zones impliquées dans le langage. On demande au patient de compter en boucle, lentement, de 1 à 10. Le chirurgien stimule le cerveau et à un moment, le patient ne trouve plus le chiffre, sa parole se bloque, ou il perd l’ordre de comptage. Une petite étiquette numérotée est apposée sur la zone qui a « parlé ». Enfin, on présente au patient, sur un ordinateur, des images, dont il va devoir donner le nom « C’est un éléphant, c’est une cloche ». Là encore, la stimulation d’une zone peut bloquer totalement la production du mot, ou générer une erreur. L’erreur peut être sémantique : le patient dit « c’est une cuillère » devant une image de fourchette ; elle peut être phonologique : le patient dit « c’est un éphélant » devant l’image d’un éléphant ; elle peut être une persévération : le patient répète le mot « éléphant » à chaque image, il s’en rend compte, mais il ne peut faire autrement.
Grâce à ce travail en trinôme, le chirurgien réalise online, sur le cortex cérébral, la cartographie des zones « éloquentes » à préserver, et des zones « silencieuses » qu’il va pouvoir enlever. Cette cartographie in vivo lui permet d’avoir une vision plus précise que celle qu’il appréhende avec les clichés d’IRM et l’échographie qu’il réalise pendant l’intervention.
L’exérèse de la tumeur peut commencer. Là encore, des stimulations électriques sont appliquées dans la profondeur du cerveau, que dégagent et mettent à nu délicatement les mains du chirurgien. Si le patient éprouve une douleur, un anesthésiant local est administré. Le cerveau, rappelons-le, est indolore. En revanche, le tissu méningé - dont est parfois obligé de s’approcher le chirurgien - est très sensible. Le patient peut également souffrir de la pression des vis qui, enfoncées dans son crâne, tiennent sa tête immobile dans la têtière. Si le patient commence à légèrement convulser – c’est le risque médical principal, avec l’hémorragie, de cette intervention -, le chirurgien inonde tout simplement le cerveau d’un liquide froid, ce qui l’apaise.
Le chirurgien enlève le maximum de tumeur, pendant que le patient continue à travailler. On lui demande parfois de dénommer les images en même temps qu’il bouge en cadence l’un de ses bras, afin de s’assurer que la double tâche verbale et motrice est possible. A la fin de l’intervention, le patient est de nouveau endormi, le chirurgien emplit la cavité avec du sérum physiologique et il recoud toutes les parties.
Dans de nombreux cas, le chirurgien enlève une zone qui sert à la production motrice de la parole et qui est souvent affectée par les gliomes : c’est l’aire motrice supplémentaire. Le patient peut alors perdre totalement l’usage de la parole à la fin de l’intervention. Mais cet effet est transitoire : aidé ensuite par une rééducation orthophonique, le patient retrouve la programmation des mots. Pour les personnes, le cap du mutisme est très difficile, car elles sont « emmurées » en elles-mêmes, comme l’a exprimé une patiente. Elles peuvent dire un ou deux mots, et elles s’expriment seulement par le regard, quelques gestes, des mots écrits parfois.
Les gliomes peuvent aussi toucher des zones temporales, très impliquées dans le langage. L’un des patients récemment opéré avait déjà, avant l’intervention, un important trouble du langage:il ne trouvait pas le nom de maintes images et il faisait de nombreuses erreurs en s’exprimant spontanément. Je l’ai donc aidé durant l’intervention en lui dénommant les images, qu’il répétait. Je m’assurais ainsi que si l’accès spontané aux mots était atteint, leur enveloppe perdurait en mémoire.
Depuis que j’ai commencé ce travail, je n’ai jamais vu une seule personne perdre son sang-froid. J’ai vu une jeune patiente pleurer au réveil de l’anesthésie, pendant laquelle elle gémissait. Elle n’avait pas bien préparé l’intervention dans sa tête car la date en avait été changée. Le courage des patients et leur confiance sont très frappants. Presque tous gardent leur main dans la mienne durant l’intervention. Le chirurgien avec lequel je travaille est sécurisant et dédramatisant car il dit volontiers des plaisanteries, ce qui détend tout le monde et fait souvent sourire, ou rire, les patients. Il leur propose de les photographier sur la table d’opération, ce qu’ils acceptent quasiment tous.
APRÈS
J’ai revu deux jours après son intervention le patient opéré mardi. Il était en bonne forme, alors qu’il avait eu une forte hémorragie durant l’intervention, la tumeur étant cernée de vaisseaux. De ce fait, l’intervention éveillée avait duré trois heures au lieu de deux.
La tumeur ayant infiltré des zones impliquées dans le langage et la sensori-motricité, il cherchait comme attendu un peu ses mots, et il n’avait pas complètement recouvré sa dextérité manuelle pour les objets fins. Mais il était serein et souriant sur son lit, sans aucun bandage sur la tête ni perfusion au bras, avec tous ses cheveux et une cicatrice bien nette à l’endroit de la trépanation. Sa femme était à côté de lui, heureuse et pressée de rentrer sur son île et de retrouver leurs deux enfants.
Il m’a redit toute la force que lui avait donnée sa foi et il m’a offert (à moi qui suis résolument agnostique) une Bible, qu’il a demandé à sa femme de me dédicacer en copiant le psaume 139-6 : « Une science aussi merveilleuse est au-dessus de ma portée, elle est trop élevée pour que je puisse la saisir ». Elle avait ajouté devant le psaume : « A notre psychologue. Merci pour votre soutien. Que Dieu vous bénisse et bonne continuation ».
Il m’a demandé de chercher les causes des tumeurs dans les blessures de l’âme. Je lui ai dit que, quoiqu’il en soit des causes de cette maladie, l’important était le sens que chaque personne lui donnait, et la force qu’elle pouvait en tirer. Il a acquiescé.
Sa profonde foi religieuse l’a-t-elle protégé d’une aggravation qui eût été logique ? Nul ne peut dire comment chaque être se défend contre la maladie. La prière n’est-elle pas un équivalent de la méditation des moines tibétains, dont l’activité cérébrale est très particulière ? Comment savoir si la sérénité travaillée et acquise n’a pas partiellement protégé le cerveau des effets délétères de la tumeur ? [*]
Merveilleuses capacités du cerveau, mystérieuses capacités de résilience des personnes.
[*] Ces tumeurs repoussent en général, occupant de nouveau la cavité. Les patients doivent donc toujours envisager la possibilité de devoir se confronter, un jour ou l’autre, à la même épreuve.
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