Baudrillard sur « les événements voyous » : l’histoire avance, mais l’iceberg se rapproche

Jean Baudrillard, dans un article intitulé Place aux événements voyous* met en relation une série d’événements qui, à première vue, n’ont rien en commun : le vote d’extrême droite de 2002, le non au référendum sur l’Europe, les émeutes de novembre 2005 et "les convulsions du CPE" au printemps 2006. Ces événements, écrit-il, ont un point commun : chacun à sa manière, et de façon non organisée entre eux, ils mettent en question les logiques d’une classe politique qui "fait comme si elle maîtrisait" mais gouverne avec des concepts et méthodes de plus en plus visiblement inadaptés. Les événements en question sont tous a priori déraisonnables, "irrationnels" : ils ressemblent à ces théâtralisations apparemment sans sens que sont les rêves. Baudrillard (comme Freud en son temps) montre qu’une logique invisible les relie. Ce faisant, il met en évidence une clé pour la compréhension de notre époque : l’existence de plus en plus active d’une intersubjectivité agissant de manière analogue à la psyché : des formes d’expression "irrationnelles", jamais là où on les attend, et pourtant puissamment actives, avec notamment cet effet : "Plus s’intensifie la violence intégriste du système, plus il y aura de singularités qui se dresseront contre elle, plus il y aura d’événements voyous".
L’histoire, donc, progresse - j’entends par "histoire" la réponse au besoin de mettre des mots sur les mutations que nous vivons. Les événements voyous mis en évidence par Baudrillard sont à rapprocher d’autres formes d’action plus positives (donc moins "visibles", du point de vue de l’audimètre), qui ont elles aussi été "mises en récit" ces dernières années : Ray et Anderson racontent l’émergence des "Créatifs culturels" qui aménagent le monde sur la base des valeurs auxquelles ils tiennent**. Alain Touraine dépeint le "nouveau paradigme" qui est en train de réorganiser nos sociétés***, pour ne citer que deux références parmi de nombreuses autres. Ils montrent comment la forte capacité créatrice de nos sociétés met en place des réponses appropriées : un travail est à l’œuvre, analogue au travail sur soi que l’on peut faire dans une relation thérapeutique. Les personnes et les organisations, par ce travail, construisent un être ensemble adapté au monde contemporain - les organisations qui ne participent pas à cette régulation interactive se disqualifient et perdent progressivement leur légitimité.
Nous avons d’excellents analystes en France, des regards croisés permettant le discernement selon des points de vue différents. Patiemment, ils tissent les récits qui devraient nous aider à franchir le pas et à renouveler nos institutions de plus en plus dramatiquement inadéquates. Ces analystes, si différents soient-ils, ont cependant un point commun : ils ne sont pas sérieusement pris en considération par les élites au pouvoir (voir, par exemple, les mises en garde répétées de Michel Crozier depuis quarante ans), de la même manière qu’elles repoussent sans cesse l’attention réelle à ce que portent les "événements voyous". Cet aveuglement explique pourquoi nous fonçons tranquillement vers l’iceberg.
*Paru dans Libération du vendredi 14 avril 2006. ** Paul RAY et Sherry Ruth ANDERSON L’émergence des Créatifs culturels. Enquête sur les acteurs d’un changement de société. Editions Yves Michel.*** Alain TOURAINE Un nouveau paradigme, Fayard 2005
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