Choc contre la civilisation (II) C’est quoi la civilisation ? Faut-il en finir avec le capitalisme et le socialisme ?
L’idée de choc contre la civilisation marque une défiance face à deux conjectures tracées par Francis Fukuyama et Samuel Huntington, l’une évoquant un achèvement de l’Histoire et en filigrane, de la civilisation, l’autre envisageant un choc entre ensembles civilisationnels regroupés autour des cultures et religions. La thèse du choc contre civilisations dit deux choses. Premièrement, que le danger ne réside pas dans un affrontement entre civilisation, mais à une menace contre la civilisation inhérente à chaque ensemble social à l’échelle planétaire. Pour prendre un exemple très médiatique, l’intégrisme islamique menace plus les nations se réclamant de cette culture que l’Occident. Deuxièmement et en aval de la première proposition, le choc contre la civilisation suppose qu’il existe un processus conduisant les sociétés vers un état de civilisation objectivement accessible à la pensée. Ce faisant, en établissant les causes et les moyens de ce processus, on peut établir quelles sont les forces et facteurs négatifs et favorisant ce qu’on peut désigner comme une « décivilisation ». Pour le dire autrement, le monde contemporain repose sur des siècles de progrès, entrecoupés de reculs, métamorphoses ; il est imprégné de promesses de civilisation, mais des tendances occasionnent de puissants outrages aux desseins les plus prometteurs d’une humanité fragmentée et différenciée. Par ailleurs, quelques dommages sont infligés aux institutions et autres acquis ayant nécessité des siècles de labeur.
Civilisation, ce mot a été employé dans des contextes forts divers. Accolé au mot politique, il a fait surface dans l’actualité à l’initiative de ces vœux présidentiels de 2008 ayant suscité un vaudeville intellectuel où Morin s’expliqua avec Sarkozy pour lui signaler qu’un auteur à un droit de regard sur l’usage d’une innovation intellectuelle. Quoi qu’il en soit, cela ne nous renseigne pas sur ce qu’est une civilisation. Raymond Aron ne voyait dans le concept de civilisation qu’un intérêt méthodologique. Nous sommes à une phase, écrit Raymond Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept... La phase des civilisations s’achève et... l’humanité est en train, pour son bien ou pour son mal, d’accéder à une phase nouvelle. Ce verdict résonne comme si tout d’un coup, tout un socle de certitudes se dérobait sous nos pieds, nous inclinant à contempler un vide où quelques anciennes notions rayonnent telles des étoiles naines ayant éclairé un champ conceptuel auparavant en pleine expansion. Juste un avis, les propos sur la civilisation de Sarkozy sont nuls et non avenus, dans la mesure où même chez Morin, on cherchera une compréhension de la civilisation. Morin n’échappe pas au verdict d’Aron. Il ne peut fournir une vision éclatante de ce qu’est, de ce que peut être une civilisation et comment elle se forme ; mais même noyée dans la complexité, sa pensée offre quelques pistes intéressantes.
Toujours est-il que la Civilisation (dans un sens universaliste) sera sans doute l’enjeu du XXIe siècle, comme l’Histoire a été l’enjeu du XIXe siècle et la Technique celui du XXe siècle. Le fait que la philosophie ait renoncé à penser la civilisation donne un signal fort de l’état de la pensée contemporaine à laquelle on reprochera d’emprunter la voie descriptive, plutôt que compréhensive et radicale et de pécher par quelques tentations positivistes doublées d’une approche de spécialiste. Autrement dit, il s’agira d’aller au fondement, à la racine, aux ressorts, conditions, moyens et processus en jeu dans l’avènement de la « civilisation ». Une pensée nouvelle est sans doute en voie d’élaboration.
Une remarque importante. Alors que les plus anciennes civilisations répertoriées et identifiées remontent à nombre de millénaires, cinq voire plus, l’idée de civilisation dans le sens moderne n’est pas vieille, datant de deux ou trois siècles. Ce qui ne veut pas dire que cette notion ait été inconnue des temps anciens. A l’époque d’Alexandre, les philosophes avaient pensé la cité comme lieu de civilité, opposée aux barbares. Mais c’est avec l’ère moderne, quand les hommes ont pris conscience d’installer un monde au lieu de l’habiter (voir la thèse de Gauchet), que cette idée de civilisation est née, tout en étant projetée sur les mondes anciens. On la retrouve au milieu du XVIIIe siècle chez Mirabeau père. Cette date n’a rien d’étonnant puisqu’elle suit la querelle des Anciens et des Modernes, qui concerne justement l’appréciation de la Culture or, celle-ci fait partie intégrante de la civilisation avec laquelle elle a été confondue par la suite par les uns. Alors que d’autres ont accentué le progrès technique tout en cernant la civilisation (occidentale s’entend) comme un processus. Un clin d’œil au malaise de civilisation et au désenchantement, avec deux auteurs-clés, Freud et Weber, puis une évocation des chocs et tragédies de civilisation, tant de drames et d’abominations, génocides, destructions de Culture... et, à la fin du XXe siècle, l’oubli de la civilisation et, nous verrons bien, son retour comme préoccupation essentielle du XXIe siècle
Au bout du compte, culture, civilisation et société ont fini par se confondre. Nous ne saurons jamais les ressorts exacts des civilisations antiques, d’autant plus que nous ne savons pas tout à fait dans quelle civilisation nous vivons. Sauf à énumérer quelques évidences, sociétés individualistes, hédonistes, replis identitaires et religieux, mondialisation, domination de la technique et du consumérisme. Et si nous nous raccrochons à ces évidences, c’est parce que nous n’avons pas les outils conceptuels permettant d’appréhender, voire comprendre, la civilisation. Raymond Aron l’avait bien saisi. Mais ce n’est pas parce qu’un l’a dit qu’il faut renoncer à penser la civilisation.
Supposons alors qu’on puisse concevoir une civilisation et une destination, disons, haute ou, du moins, plus élevée que celle qu’offre notre univers intellectuel et politique actuel, quelles seraient les conclusions de cette étude ? Radicales en vérité. Allons-y au risque d’être extrémiste, mais pour la bonne cause de l’heuristique. Ce genre d’investigation devrait conduire à condamner deux systèmes, le capitalisme et le libéralisme, qui tous les deux, asservissent et assujettissent l’homme en le prenant et le formant pour être un esclave affranchi, autrement dit, un esclave universellement reconnu comme ayant des droits dans un système démocratique. Avec deux variantes, l’une à dominante libérale, où l’on se soumet aux règles du profit, l’autre, plutôt socialiste, où l’on incorpore quelques normes et règles encadrant la vie professionnelle et citoyenne. Deux excès, la jungle effrénée du profit où les meilleurs suivent, produisent, alors les perdants sont laissés sur la route aux bons soins du Samu social ou de l’Armée du salut ; ou alors la sclérose bureaucratique qui fait tout de même le bonheur d’une nomenklatura au risque de faire perdre des points de croissance. Quant à la martingale de la troisième voie à la Tony Blair, elle constitue un dosage entre les deux options, ce qui revient au même puisqu’on effectue une composition entre deux types d’asservissement. Le rapport Attali s’inscrit dans cette option. Au final, dans l’un ou l’autre des systèmes, il existe une majorité d’esclaves libres en droits et censés être heureux et une minorité de profiteurs légaux ; mais esclaves post-modernes et maîtres restent liés à un système technique et économique. Si bien que le questionnement se déplace vers la question de la Technique et, of course, Heidegger et Ellul en course. Et c’est évident car la « civilisation » telle qu’elle se dessine repose sur un accomplissement de cette technique moderne et d’une amplification de la révolution industrielle du XIXe siècle.
En fin de compte, la clé de la civilisation, si on suit mes propos, reposerait sur l’homme affranchi plus que sur un encadrement par le formalisme socialiste ou une adaptation par la pression de la jungle économique. Le destin de civilisation des hommes affranchis est sans doute la dernière des utopies, mais c’est hélas, la seule envisageable. Pourquoi hélas ? Parce qu’elle n’aura pas lieu, les puissances de domination étant déjà installées sur cette terre avec comme seule issue, à moyen terme, le grand collapse de la civilisation. Quelque chose ne tourne pas rond en ce monde, et cela fait des décennies, ce pouvoir de l’argent, de la police et, en dernier ressort, toujours cette même question sur l’issue du processus historique. Quel est le résultat, une majorité de maîtres ou d’esclaves ? J’ai l’intime conviction que cette question pose un vrai problème et je suis tout aussi sûr de ne rien savoir sur la solution car on peut toujours supputer sur le développement de l’esclavage post-moderne, hypothèse plus certaine que l’option contraire d’une humanité qui, par on ne sait quel miracle, se lèverait comme un seul homme différencié en milliards et briserait les chaînes de ce système qui offre un voyage confortable en classe moyenne. Autant préserver ce qui se tient et peu à peu, faire naître un désir de civilisation qui prend forme et avance radieusement au cours des ans. On ne sort pas de l’esclavage post-moderne en un instant. Le travail et la transformation prennent du temps. Une fois le dessein accompli, on ne regarde même plus le passé. On jouit d’une libre sérénité, on est devenu l’homme en œuvre d’une civilisation en mouvement et l’acteur mobile d’une civilisation qui se fait Œuvre avec tous les attributs de la Transcendance incarnée.
Et une révision de cette déclaration si emblématique. Les hommes naissent esclaves et égaux en droit. A suivre...
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