Crise des éleveurs
La nuit est tombée dans ce petit village de Bretagne. Dans la ferme des Rédépessés, Pascal, le père, a pour habitude d’aller souhaiter bonne nuit à son fils avant d’aller faire ses comptes en période de crise des éleveurs. Ce soir-là, le petit Matteo a des questions.
– Papa… pourquoi que t’es allé bloquer des routes avec ton tracteur et tonton René aujourd’hui ?
– Parce que papa a beaucoup de problèmes dans son métier et que pour régler ces problèmes, papa doit aller embêter d’autres français pour que la télé parle de nous et que le gouvernement nous écoute.
– C’est quoi les problèmes dans ton métier ?
– Le problème c’est que ce que je paye pour élever mes bêtes est plus cher que ce qu’on me paye pour les acheter. Imagine que je sois boulanger, si je dépense 1,50€ pour faire une baguette et que je la vends 1€, je perds 50 centimes sur chaque baguette. Et bien c’est ce qu’il se passe avec les animaux de papa. C’est ce qu’on appelle la crise des éleveurs.
– Pourquoi tu vends pas tes animaux plus chers ? Comme ça que tu gagnes plus d’argent et que tu peux me faire des cadeaux !
– Parce que c‘est pas moi qui décide des prix, je vais t’expliquer comment ça marche. Pour les cochons : le prix national est fixé par le marché au cadran de Plérin, chez nous en Bretagne, les éleveurs bretons vont présenter leurs bêtes, les abattoirs et les usines proposent un prix et les éleveurs sont libres d’accepter ou pas ces prix. Le marché de Plérin nous dit après une tendance nationale des prix. Après, les abattoirs revendent la marchandise prête à être consommée aux distributeurs. Les distributeurs, c’est les supermarchés, les boucheries ou les cantines. Enfin, le distributeur décide du prix de vente au en fonction de la concurrence. La concurrence c’est les autres supermarchés ou les autres boucheries. Si maman achète un kilo de jambon à 11,05€, 31% de ces 11,05€ va à l’éleveur, 8% va à l’abattoir, 17% va au charcutier, 39% va au supermarché et 5% va à l’état. Pour le bœuf : le prix est négocié entre les éleveurs et les abattoirs ou négociants. Les négociants, c’est ceux qui achètent pour revendre à d’autres pays par exemple. Il y a un organisme public, c’est comme une entreprise gérée par l’État, qui s’appelle France AgriMer et qui calcule une tendance moyenne à partir du prix d’achat des abattoirs. Les supermarchés peuvent aussi acheter tout plein de viande à un prix qui ne changera pas. Sur ce que paie maman quand elle achète un kilo de bœuf : 47% va à l’éleveur, 21% va à l’abattoir, 27% va au supermarché, et 5% à l’État. Mais si on regarde les marges, les marges c’est l’argent que gagne chacun quand on enlève ce qu’il a dépensé, comme pour la baguette tout à l’heure, l’éleveur perd 7% sur chaque kilo, l’abattoir gagne 1,6% et le supermarché perd 1,2% mais le supermarché grossit les marges d’autres produits pour gagner de l’argent alors que l’éleveur ne peut pas. Pour le lait, la moitié des éleveurs travaillent avec des entreprises sous la forme de contrats sur cinq ans, l’autre moitié vend à des coopératives. Sur un litre de lait acheté par maman, 31% va à l’éleveur, 43% va à l’industrie, 20% va au supermarché et 5% va à l’État. Tu comprends Matteo ? À chaque fois que maman achète du lait, il y a l’éleveur de la vache, celui qui met le lait en bouteille et le magasin qui vend le lait qui se partage le prix. Et c’est pareil pour la viande.
– Oui que j’ai compris. Et pourquoi ça allait avant et pu maintenant ?
– Pour le cochon : c’est parce que le prix du porc au kilo a baissé de 1,50€ début 2014 à 1,20€ début 2016. Il a baissé à cause de plusieurs raisons. Une des raisons est la baisse de la demande et l’augmentation de l’offre. S’il y a beaucoup de viande à vendre et pas beaucoup de gens qui achètent, les prix baissent. C’est comme si tu voulais vendre des bonbons. Si beaucoup de gens veulent t’en acheter et que tu n’en a pas beaucoup, tu les vendras chers. Mais si tu as beaucoup de bonbons à vendre et pas beaucoup de gens qui veulent en acheter, et bé tu seras obligé de les vendre moins cher. Dans notre situation, les russes ont mis en place un embargo contre les produits alimentaires européens depuis 2014, ça veut dire qu’ils ne veulent pu acheter notre viande. En plus de ça, les éleveurs allemands et espagnols élèvent de plus en plus de cochons donc il y a une augmentation de l’offre et une baisse de la demande. Pour le bœuf : le prix a baissé aussi, de 3,82€/kg en 2013 à 3,49€/kg en 2014. Il a baissé pour les mêmes raisons. En plus, les supermarchés ont augmenté leur marge même si ils continuent à perdre de l’argent sur chaque kilo de bœuf vendu, ils sont passé d’une marge de 1,61€/kg en 2013 à 1,92€/kg en 2014. Pour le lait : l’Union Européenne a mis fin à l’instauration des quotas laitiers qui régulait la production en Europe. Ça peut paraître compliqué mais c’est très simple tu vas voir. Pour que le prix du lait ne baisse pas comme celui du cochon, l’Union Européenne a fixé des règles pour que chaque pays ne produise pas trop de lait, toujours pour le jeu de l’offre et de la demande. Mais en avril 2015, l’Union Européenne a arrêté ça. Donc tous les producteurs de lait d’Europe ont augmenté leur production. À côté de ça, tu as toujours l’embargo russe et en plus les chinois qui en ont beaucoup stocké achètent moins. Et boom. Les prix sont passés de 390€/1000L en 2014 à 300€/1000L en 2016. Et pour en rajouter une couche, pour le cochon comme pour le bœuf et comme pour le lait, ceux qui achètent les produits de papa se sont regroupés pour pouvoir faire baisser les prix, c’est le regroupement des centrales d’achat, on a Casino avec Intermarché, Auchan avec Système U, Carrefour avec Dia et Leclerc avec Rewe. On a aussi une hausse des coûts de production, c’est plus cher d’élever nos animaux à cause de toutes les nouvelles règles sanitaires, c’est la santé et le bien-être des bêtes, les nouvelles règles sociales, c’est les salaires des employés, et les nouvelles règles environnementales, moins polluer la planète. Donc on dépense plus d’argent, mais à côté de ça les gens consomment de moins en moins en Europe à cause de la crise économique, heureusement que dans le monde c’est l’inverse.
– Et comment que vous allez faire pour que ça va mieux ?
– On peut aller mieux Matteo, il y a toujours plusieurs solutions à ses problèmes. N’oublie jamais ça. On peut soigner cette crise des éleveurs. D’abord, il faut que le gouvernement français mais aussi l’Union Européenne nous aide à responsabiliser les usines et les supermarchés pour faire monter les prix et que l’on gagne de l’argent sur chaque bête vendue. Ensuite, des subventions européennes doivent être débloquées, ils doivent nous donner de l’argent, pour qu’on rembourse nos dettes qu’on a accumulées pendant tout ce temps où rien n’a été fait. On doit ralentir la course à l’élevage intensif, c’est quand tu augmentes ton nombre d’animal, pour baisser l’offre et comme ça, on monte les prix du marché. On ne doit pas tout miser sur l’export, c’est quand tu vends en dehors de la France, comme ça si les russes ne veulent pu nous acheter des trucs, c’est pas grave. On doit se concentrer sur le marché français et privilégier les circuits courts, vendre directement à maman sans passer par un magasin. On doit choisir la qualité et le bio, vendre des produits encore meilleurs pour la santé. L’Union Européenne doit fixer des règles qui obligent les magasins à nous dire d’où vient ce qu’on achète, c’est la traçabilité des produits. On doit développer plus de labels qualité, mettre des autocollants qui nous disent que cette viande est meilleure qu’une autre. Il faut regrouper et réorganiser les structures agricoles, on doit se rassembler pour faire face aux nouvelles centrales d’achat des supermarchés. Les politiques doivent aussi mettre en place de nouveaux moyens de régulation du marché afin de contrôler les prix, faire comme ils faisaient avec les quotas du lait.
– Papa t’es le meilleur. Que tu dois leur dire pour qu’ils comprends. Ton travail c’est le plus beau travail du monde.
– J’aimerai leur expliquer mais papa est fatigué, papa travaille beaucoup et je n’ai pas le temps de leur faire comprendre tout ça. Mais tu as raison j’ai le plus beau métier du monde. L’agriculture fait travailler plus d’un million de français, 1 français sur 30 travaille dans le monde agricole. Et je ne parle pas de la noblesse de la profession, de l’envie particulièrement française de produire de la qualité. J’ai failli oublier le plus important, ce sont les agriculteurs qui aménagent le territoire français. C’est nous qui nous occupons d’entretenir les centaines de milliers de kilomètres du sol français. La beauté des paysages de la France, qui est la 1ère destination touristique du monde, est possible grâce aux agriculteurs qui labourent, qui bêchent, qui travaillent la terre tous les jours. C’est vraiment le plus beau métier du monde. Aller, il faut que tu dormes maintenant, tu te levés tôt pour aller à l’école demain. Bonne nuit mon fils, je t’aime.
– Bonne nuit papa, je t’aime aussi.
Le père se lève, pensif, se dirige vers la porte, jette encore un regard vers son fils pour lui répéter : « Je t’aime Matteo. »
On entend le coq chanter à la ferme des Rédépessés, le soleil se lève. Matteo, se réveille en pleine forme, plein du savoir transmis par son père la nuit dernière. Il descend les escaliers, fait un bisou sur la joue de son papa et met le nez dans son bol de céréales. Quand il entend sa mère se lever, il court pour lui dire bonjour.
– Bonjour maman ! Pourquoi papa est dans le salon ? Pourquoi il dit plus rien ? Et pourquoi il a une corde autour du cou…
Tous les deux jours, un agriculteur se suicide en France. Les raisons sont multiples, difficultés économiques, solitude, précarité. Si la mort est dans le pré, il est grand temps de les écouter et d’agir pour changer les choses.
Article à lire sur : http://l1ghts.fr/317-crise-des-eleveurs/
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