Des nouvelles de la reprise
En direct de ma Segpa
Les uns et les autres
Les vacances de Noël sont oubliées, il faut se remettre à l'ouvrage et je redoute toujours la reprise. Cette année pourtant, les professionnels du tourisme et le hasard du calendrier nous offrent un peu de répit. Nous reprenons le 7 janvier, les élèves doivent avoir récupéré. Malheureusement, les cadeaux, quand il y en a eu, ont oublié de garnir les sacs de mes chers élèves. Leurs cartables sont désespérément vides. Le matériel scolaire fait cruellement défaut.
Pour anticonformiste que je puis être, je consacre malgré cela la première séance à l'écriture d'une carte de vœux et je me fends d'un message aux élèves et à leur famille par écrit. Bien que ce soit parfaitement désuet à l'heure des cartes électroniques et des messages tout faits, je propose une leçon leur permettant de rédiger une carte officielle, destinée à un supérieur hiérarchique, une relation strictement professionnelle.
Les souhaits possibles, les tournures appropriées, les vœux qui se disent et ceux qui s'écrivent, les formules de politesse et la forme de ce message très codifié sont examinés de manière systématique. Les élèves réalisent à leur tour un message qu'ils rédigent de leur plus belle écriture. Les troisièmes envoient leurs vœux à leurs maîtres de stage quand les quatrièmes choisissent un adulte de l'établissement. Faire pour de vrai, c'est si rare à l'école !
C'est l'occasion de discuter des fêtes qui viennent de s'achever. Je découvre avec stupeur que le réveillon n'est pas la pratique la plus commune. Ils ignorent tout ou presque des plats traditionnels, certains n'ont pas vécu de repas de fête et n'ont pas eu de cadeaux. D'autres, pour des motifs religieux, ne font rien de particulier ce soir-là. Comment vivent-ils cette exception quand les écrans de leur télévision débordent d'images d'opulence et d'allégresse imposée ?
La dernière séance de la journée tourne à la bataille rangée. La classe est incapable de se concentrer. Les quatre heures du matin les ont sans doute épuisés. Ils sont bavards, pénibles, inattentifs, agités. C'est une bataille épuisante pour arriver à la production espérée. Pour cette dernière fournée, les cartes ne sont pas décorées, le travail est bâclé. Je les retrouve tels qu'en eux-mêmes …
Curieusement, la même classe effectuera un travail remarquable le lendemain. Comportement exemplaire et production de qualité. C'est ainsi. Rien n'est jamais acquis, rien ne se passe comme on s'y attend. Ils se sont appliqués pour des exercices purement scolaires, mécaniques, répétitifs. Ils n'avaient pas envie de sortir du cadre la veille.
Leurs camarades auront un comportement inverse. La production sera plus laborieuse. Mais pas de problèmes majeurs. Simplement une incapacité à rester concentrés toute une matinée. Et toujours cette incapacité chronique à avoir son matériel. Pas de feuille, pas de stylo, plus de classeur, le cahier et les documents oubliés. C'est un aspect épuisant qui use l'enseignant pour un combat perdu d'avance avec ce genre de public.
Un groupe revient d'une sortie. C'était une visite d'entreprise. Une des enseignantes se plaint du comportement odieux de quelques élèves. Ce sont toujours les mêmes. Curieusement, alors que j'ai vu 19 familles sur les 22 lors de la remise des bulletins, nos lascars sont les dignes représentants des parents qui ne sont pas déplacés pour récupérer le dossier de leur fils. Étonnant non ?
La vie continue, nous devons faire avec. Le soir, deux conseils de discipline viennent agrémenter la reprise d'un peu de fantaisie. Je n'ai pas à assister à cette joyeuse cérémonie. Nos deux fautifs nous reviennent le lendemain avec des sanctions clémentes. L'une devra une semaine de travail d'intérêt général. Elle avait volé sur son lieu de stage. Le mesure semble appropriée à ce malheureux dérapage et laisse une porte ouverte à l'avenir.
L'autre est un habitué des faits de violence et de racket. Il s'en est même pris, pendant les vacances à un camarade et la mère de celui-ci à leur domicile. Il a commis des dégradations avec une bande de comparses et proféré des menaces explicites. Il s'en tire avec une exclusion avec sursis qui sidère les enseignants qui doivent supporter les dysfonctionnements de cet élève très préoccupant. Il aurait fallu que la victime porte plainte, la peur l'en empêche. Nous sommes pris au piège d'une mesure incompréhensible ; le conseil est souverain et nous devons l'accepter !
Le lendemain, je tape dans le dur. C'est l'histoire de l'art qui est au programme. Je présente aux élèves le tableau « Les constructeurs de Fernand Léger ». Avec quelques vidéos, des images projetées, des extraits des « Temps modernes de Chaplin » pour replacer l'œuvre dans un contexte plus général.
Et là, si la plupart des élèves après un début très mitigé, passée la première surprise esthétique, acceptent de se lancer dans l'étude de ce tableau, deux garçons me pourrissent la vie. Oh, pas de désordre ni d'incivilité, rassurez-vous. Non, c'est pire encore, je suis confronté à une inculture crasse, une incapacité à regarder, à réfléchir, à donner du sens. Que j'aimerais qu'ils le fassent exprès, qu'ils me jouent un mauvais tour pendable.
Hélas, cela montre le résultat d'une éducation qui les a laissés à l'écart de l'art, de la culture, de la curiosité. Ils posent des questions absurdes, répondent toujours à côté de la plaque, ne disposent d'aucune référence culturelle. C'est un vide sidéral qui m'exaspère d'autant qu'ils sont fiers de leur ignorance et de leur comportement imbécile. Que vont-ils devenir ? Quels adultes seront-ils ? Il y a des moments où le doute est terrible.
Heureusement, un autre groupe a découvert ce bonheur de la découverte d'une œuvre et de son environnement. L'observation des études et des autres tableaux préparatoires leur permet de découvrir le travail d'un artiste, d'en comprendre les interrogations et les hésitations. Les échanges sont riches. Je sors moins déprimé qu'avec mes deux trublions qui depuis bientôt un an et demi me pourrissent régulièrement le métier. Où avons-nous échoué avec ces deux pauvres gosses-là ?
Ainsi va la vie dans ma Segpa. Chaque heure de classe est un moment imprévisible, un temps de douleur ou bien de bonheur, une curieuse alchimie qui prend ou bien se brise pour de multiples facteurs. Vous reviendrez partager la vie de ces mômes qu'on a mis à l'écart dans un bâtiment abandonné. C'est ma manière de ne pas les laisser dans l'ombre …
Courageusement vôtre.
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