2012. Grande dépression, non. Grande perdition, sans doute. A quand les visionnaires ?
L’idée des mutations de civilisation n’a pas encore livré ses conclusions quant aux ressorts efficients conduisant les sociétés à se transformer. Les traits fondamentaux des mutations ont été saisis de manière parcellaire et ce champ d’étude est suffisamment riche pour être exploré par les philosophes et autres chercheurs en sciences sociales. L’hégémonie d’obédience positiviste a certainement occulté ce qui maintenant paraît essentiel : le regard de l’homme, l’horizon de la conscience et ses contenus, comment l’homme se perçoit, se représente sa trajectoire personnelle, se forge une idée de la nature, de la société, de son monde et de Dieu si affinités. L’homme s’inscrit dans un espace d’idées, d’intuitions et dans le temps et il s’écrit par une succession d’actions effectuées dans l’instant. Les grandes transformations de civilisation sont accompagnées de mutations profondes de cette inscription de l’homme dans la conscience. La nature, la société et Dieu sont aussi inscrits. Comme le résultat combiné de l’expérience et de l’éducation qui est donnée par les instituteurs, clercs et autres savants si nombreux qu’en fait, il faut faire des choix et sur le tard, c’est chaque homme qui se donne une instruction à travers ces choix dans la lecture et l’écoute des autres.
Acte I. L’Europe a traversé semble-t-il trois grandes mutations. Celle qui va du monde médiéval clos et de sa scolastique au monde moderne des princes, des philosophes et des nobles, advenu entre 1500 et 1700. Descartes s’occupa de l’espace intérieur de la conscience, Vauban et Colbert, c’était le territoire de l’Etat français émergeant. Cette mutation a été accompagnée d’une conversion du regard qui nous renvoie à l’étude menée par Carl Havelange sur la métamorphose du visuel à partir de la Renaissance. Ce visuel étant indissociable du culturel. Sans doute pourrait-on également scruter les mutations à travers la musique. L’esthétique, l’intellect et l’affectif (morale et religion) sont les trois pôles fondamentaux de la mutation des consciences. A partir de 1500, l’Europe sera le terrain d’une interminable querelle entre modernistes et conservateurs. On repère dans les textes la trace de ces controverses portant sur la manière de « voir » les choses, dans le sens de les apprécier, interpréter, les juger pour leur valeur intellectuelle, esthétique, morale.
Acte II. Une autre mutation s’est dessinée. Difficile de cerner des dates. Disons entre 1800 et 1830. C’est celle qui a propulsé le monde contemporain avec ses industries mais aussi la mise en place du contrôle rationalisé des territoires et des personnes. La science s’est faite beaucoup plus précise, que ce soit dans le domaine des machines ou bien de la médecine. Le 19ème siècle sera celui de l’Histoire mais aussi du positivisme et de la mise en place du technocosme. Au début du 20ème siècle, les uns ont peur de prendre place dans une automobile fonçant à 40 à l’heure, alors que les futuristes font de la vitesse un culte. Peut-être que le propre de cette civilisation contemporaine est d’avoir engendré une mutation incluant le fait même de muter en permanence. Avec des transformations intenses perceptibles à l’échelle d’une ou deux décennies et qui ont suscité les réflexions d’un Zweig sur son « monde d’avant ».
Acte III. Le 20ème siècle, surtout la seconde moitié, a vu une accélération des changements qu’on repère aisément dans le domaine esthétique, avec les courants musicaux se succédant et faisant qu’une décennie ne ressemble pas à la précédente. Ce 20ème siècle me laisse perplexe tant sa lecture est ambiguë et même insaisissable. Y a-t-il eu une mutation ? Si cette éventualité s’offre comme plausible, alors on pourra la situer autour de 1970. Je réfléchis souvent à cette thèse roborative de l’homme seul subtilement déclinée par Claude Frochaux qui voit dans la décennie 1960 la fin d’un long processus entamé depuis le néolithique. En ligne de mire, l’individualisme. Mais pour bien comprendre l’évolution des sociétés vers la fin du 20ème siècle, il faut prendre en considération les médias de masse dont l’impact a été déterminant. L’homme est un animal dont l’essence est d’être le maître et gestionnaire de l’espace cognitif, autant que du monde terrestre. Les médias de masse se sont comportés comme une éponge, absorbant le monde puis le régurgitant. Ces médias de masse ont rencontré le tsunami (venu des décennies précédentes) des espérances collectives (pour ne pas dire collectivistes) et des passions pour le changement, le progrès et les émancipations. Le rêve n’a duré qu’une quinzaine d’années. De 1962 à 1976. Des Beatles aux Sex Pistols. Après avoir relayé les rêves collectifs, les médias se sont mis au service des combats personnels, des facéties de célébrités, des narcissismes contemporains, des promotions culturelles, des divertissements de télé réalité dont le point commun les jeux télévisés est de mettre en compétition des individus qui s’éliminent. Reste à savoir si l’individualisme signe l’avènement d’une mutation profonde de nos sociétés, tout aussi importante et radicale que les deux précédentes ou bien si ce n’est que la phase terminale d’un processus de matérialisation de l’existence.
Pour saisir si le monde a muté radicalement à partir de 1970, ou s’il s’est transformé progressivement en se plaçant dans le prolongement de la précédente mutation, il faut interroger le regard, celui des individus mais aussi celui des élites, de ceux qui gouvernent, ceux qui pensent, ceux qui en tant qu’artistes représentent le monde en adoptant une manière de voir. Ou alors expriment leur monde intérieur. Il se peut bien qu’une transformation profonde repose non pas sur ce qu’on « voit » mais comment on « voit » car l’avènement des réseaux de communication modifie les appréhensions mentales du monde. L’éponge médiatique devient de plus en plus puissante, elle absorbe le monde et le déverse sous forme d’inondation, avec les infos en streaming, les publications sur le Net et maintenant ces innombrables tweets qui permettent au gens de s’exprimer et créer de l’info sans passer par le filtre des agences de presse. Ce qui ne peut qu’accentuer cette culture de l’égoïsme et du narcissisme apparue dans les années 1970 aux Etats-Unis selon Lasch. L’une des conversions contemporaines du regard réside dans le regard que porte l’individu sur lui-même et l’effort qu’il mobilise pour se donner en spectacle, du moins lorsqu’il fait partie des extrovertis.
En scrutant dans l’archivage de ma conscience, je revois les précédentes décennies et je finis par dater plus précisément ce tournant sociétal où une hypothétique mutation se dessina. Ce serait 1990, date éminemment symbolique puisqu’elle signe la chute du bloc de l’Est, l’échec de son économie planifiée et de ses intentions géopolitiques mais surtout, l’abandon d’un rêve collectif car c’est tout un symbole que cette chute. Et là, les intellectuels européens ont montré quelques signes de faiblesse, pénétrés d’une mélancolie soudaine, révélant en fait la volatilité et la fragilité de leurs engagements passés pour le vivre ensemble et le progrès social. La société s’est fracturée, avec ses individualismes, ses intentions de profiter en cercle fermé des libéralités acquises grâce aux affaires ou à l’Etat. Les syndicats gèrent les plans sociaux et les âmes affamées se retrouvent aux restos du cœur. La croyance au progrès s’est estompée et nous sommes bien loin de l’aurore du monde contemporain il y a deux siècles. L’une des grandes tendances après 1990, c’est la segmentation et ce faux paradoxe de l’hypercommunication et des réseaux sociaux qui produisent en fait de l’isolement. Le monde n’est plus à aménager, comme depuis la naissance des Etats centralisés et des conquêtes territoriales, le monde est voué à l’appropriation, à la dévoration. Les centres-villes se bunkérisent, offerts le soir aux nouveaux autochtones sortant la carte de crédit dans les pubs branchés alors que la journée, les hordes de consommateurs déferlent dans les boutiques. Les sociétés se sont scindées en groupes disposant d’accès différenciés aux biens et services. Les inégalités se dessinent autant au niveau des risques que des revenus.
En 2012, nous pouvons penser que le monde est entré dans une zone à risque, comme du reste la France où se dessinent quelques signaux forts dévoilant les mutations à travers l’inadéquation des dispositifs sociaux et économiques mis en place il y a cinquante ans. Le système de santé a dérivé, avec les coûts grandissants, les mauvaises gestions, la médecine d’acharnement, les dépassements, le jeu duplice des mutuelles, le nombre grandissant de gens privés de soin pour des raisons financières. La Sécu n’est plus adaptée à l’état du système de santé et ne comptez pas sur moi pour jouer les aboyeurs contre les « vilains patrons du Medef qui veulent en finir avec le programme du CNR ». Le patronat n’y est pour rien dans le délitement du système de santé. Par contre il a sa responsabilité dans l’inadéquation du système des retraites par répartition. On a constaté les efforts pour sauver les retraites depuis deux décennies. Livres blancs et calculs des cotisations à l’appui. Pourtant, ce système n’est plus adapté car la structure du travail ne permet plus d’assurer la possibilité de cotiser suffisamment. Le système des retraites marche sur la tête et fonctionne à l’inverse de ce pour quoi il fut fondé, car il participe à l’injustice sociale.
Le propre de la mutation ne serait-il pas d’être une grande perdition, celle de l’appréciation de la réalité. Les gouvernants et les intellectuels se gargarisent de mots pour s’enfumer et nous enfumer, pratiquant ce classique des classiques en sciences psychologique, le déni de réalité. J’emprunte le vocable de grande perdition à François Leclerc (auteur de chroniques sur le site de Paul Jorion) avec lequel je ne partage pas l’analyse sur la responsabilité à sens unique des politiques libérales. La grande perdition, c’est surtout les dénis de réalité, les interprétations erronées, celles sur le système de santé, sur les retraites et j’aurais pu y ajouter l’égarement de l’université et la recherche. Les rapports bidonnés, qui malgré le fiasco de l’autoroute Pau Bordeaux, continuent à justifier des équipements inutiles et certainement pas prioritaires pour le bien public, lignes TGV en surplus, Bordeaux Bayonne, Lyon Turin, aéroport près de Nantes, grands stades… Ce déni pouvant aller jusqu’au délire, avec ceux qui croient que la planète terre est comme une grande pièce dont on peut contrôler la température et qui nous incitent à limiter les rejets de gaz carbonique quitte à l’enfouir industriellement. De quoi faire entrer du profit dans les caisses des commensaux et autres auditeurs d’effets de serre. Moi, je connais une technique d’enfouissement du Co2, c’est le végétal. Il suffit de planter des arbres. L’idée est simple mais sans doute nos experts sont trop cons pour y penser. En plus, le végétal absorbe du rayonnement solaire qui se transforme en matière organique au lieu de produire de la chaleur. En fait, nos experts ne sont pas si cons que ça. Parler du réchauffement, ça permet à des Lepage et Hulot de se donner en spectacle, ça permet à des Jancovici et autres Al Gore de faire du pognon et ça justifie les émoluments des conseillers gouvernementaux à qui le contribuable offre un séjour au soleil à Doha.
La grande perdition se conjugue aux évolutions géopolitiques. Beaucoup de zones à risque. Pays arabes, Afrique, Afghanistan et Pakistan. Recomposition des influences régionales avec la Turquie, la Russie et surtout la Chine dont il faudra surveiller les velléités nationalistes. Quant aux States, ils sont mal barrés avec la question du budget et de la dette. La grande perdition a pour ressort le matérialisme et la fuite des individus dans la consommation et la technologie. La grande mutation n’a pas encore eu lieu. Nul ne sait si elle arrivera avant que le système soit en faillite sociale et morale. On peut juste prévoir que cette mutation concernera l’intelligence et s’accompagnera d’un renouveau du spirituel et du religieux. Encore et toujours une manière de voir. Nos experts qui voient dans le guidon, les techno-prophètes qui se noient dans le trou noir de la singularité et les vrais visionnaires dont la conscience accueille les nouvelles lumières de l’universel. Capter les énergies divines permettra d’envisager un salut pour ce monde en perdition qui s’abîme dans les conflits, violences, profits carriéristes et addictions.
Je prophétise la jonction entre la philosophie, la religion et la science mais je crains la solution finale de l’holocauste technologique.
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