La délinquance de masse se caractérise par une large diffusion de la transgression de la loi au sein de la société.

En règle général, le droit pénal réprime des comportements marginaux, en sorte que la norme juridique épouse la norme sociale[1]. Et le délinquant se trouve être un déviant[2].

Un phénomène de délinquance de masse se produit lorsque la norme sociale ne renforce pas la norme juridique. Voire, lorsqu’elle la contredit ou l’affaiblit.

Longtemps, la prise de risque en matière routière n’a pas eu, dans l’univers social, la gravité que lui prêtait le droit pénal. L’alcool au volant, par exemple, faisait l’objet d’une réprobation abstraite, mais souffrait d’une large tolérance concrète parce qu’il était associé à des comportements conviviaux et non pas antisociaux[3]. Cette tolérance était si bien implantée dans la société qu’elle diffusait parmi les instances même de la répression. Magistrats, forces de l’ordre, administration et légilsateurs mêmes.

Dans ces conditions, toute politique répressive se heurte à des obstacles qui pèsent gravement sur son efficacité. C’est pourquoi, on s’accorde à considérer que le succès de la répression est largement conditionné par la mise en œuvre de mesures éducatives pour l’accompagner[4]. Et encore faut-il que ces mesures parviennent à toucher l’ensemble de la population. Autrement dit, il est nécessaire que la société vienne à concevoir que la transgression des règles de sécurité routière constitue bel et bien un comportement déviant.


Concernant la pratique du téléchargement illégal[5], un certain nombre de facteurs se conjuguent pour favoriser l’indulgence du corps social.

1. Le téléchargement illégal a pu se diffuser massivement parmi les utilisateurs d’Internet avant qu’interviennent les premières esquisses de répression. Si bien que le sentiment a pu naître que la règle avait créé les délinquants[6].

2. Le téléchargement illégal est un acte anodin et dépourvu de violence, qui ne paraît pas directement porter atteinte à autrui.

L’un des problèmes en matière routière est que le comportement délinquant était lié à une prise de risque, et non pas à une atteinte directe aux personnes. Les campagnes de communication ont d’ailleurs insisté sur les conséquences des accidents de la route liés à l’imprudence des conducteurs.

Il est certain, à cet égard, que les conséquences du téléchargement illégal quant à la souffrance d’autrui — ou la sienne propre — sont difficiles à faire luire. S’il est possible d’émouvoir sur les vies brisées de familles lors des accidents de la route, il est plus ardu de susciter la compassion pour les compagnies de production ou des artistes fort bien rémunérés. De ce point de vue, il convient de souligner que la réprobation sociale d’un comportement intervient d’autant plus aisément que le comportement nuit à la société dans son ensemble. Dans le cas du téléchargement illégal, le dommage ne touche guère qu’une catégorie particulière et économiquement privilégiée.

D’où les efforts des autorités pour faire apparaître le téléchargement illégal comme un préjudice social en mettant en avant la "création"[7]. Mais on ne peut conclure au succès de l’entreprise.

Par ailleurs, ceux qui téléchargent des contenus protégés n’auraient pas nécessairement procédé à un achat. En sorte qu’ils n’ont pas le sentiment de priver les détenteurs de droit d’une rémunération.

Bref, à ce jour, la société peine à se figurer que l’acte de téléchargement cause de graves dommages à la société qui justifieraient un regard social plus sévère.

3. Au reste, l’acte de téléchargement illégal tient davantage du partage — prenez ce qui est à moi et laissez-moi prendre ce qui est à vous — que de la spoliation. L’identification au "vol", outre son inexactitude juridique, n’est pas socialement pertinent.

Le partage, encore, conserve une connotation positive ; à l’inverse de l’exercice des droits de propriété intellectuelle qui se caractérise par la restriction des utilités de la chose. Lorsque l’on a payé pour l’achat d’un disque ou d’un film, on répugne à limiter l’usage que l’on peut en faire. Les limites posées par les titulaires de droit sonnent ainsi comme des intrusions mesquines et abusives.

D’un côté, donc, ceux qui échangent sans malice des contenus ; de l’autre, ceux qui, par cupidité, s’efforcent de multiplier les obstacles à l’usage de leurs produits.

Autant dire que la congruence de l’interdit juridique et de l’interdit social n’est pas encore acquise.


Une autre difficulté de la délinquance de masse tient aux différences de comportements parmi les téléchargeurs[8].

Concernant la délinquance routière, un certain nombre d’études[9] ont été menées pour connaître l’attitude des conducteurs face au risque d’accident et face à la répression pénale. Ce qui conduit à des typologies dont je n’infligerai pas à mes bons lecteurs le compte rendu exhaustif.

Il en résulte notamment que l’on peut établir des corrélations entre l’aversion au risque d’accident et le respect des règles, sans que la corrélation soit parfaite. La sensibilité au comportement des autres conducteurs — autrement dit, aux effets collectifs d’un comportement individuel — est également un facteur de prudence. La sensibilité au comportement d’autrui est un facteur décisif dans les phénomènes de délinquance de masse.

Les études sur l’obéissance à la règle de droit — en tant que règle — révèlent qu’une importante minorité se caractérise par son individualisme et sa faible porosité à la règle de droit. Ils sont hostiles aux formes de réglementation collective et préfèrent compter sur le contrôle individuel.

Bien sûr, on trouve toujours des groupes hostiles à toute règle et indifférents aux principes de prudence, mais ces attitudes antisociales sont tout à fait minoritaires. De sorte qu’une législation ou un discours politique qui viseraient à embrasser l’ensemble de la population délinquante dans ce genre d’attitude manque tout simplement sa cible. En fait, les études sur le comportement routier montrent que les mesures de prévention et de répression doivent être dirigées vers la minorité substantielle de délinquants individualistes et s’efforcer de réduire l’écart entre le risque objectif et sa perception subjective.

Les conclusions des recherches sur la circulation routière, cependant, ne sont pas directement applicables au phénomène du téléchargement illégal[10]. Mais il est certain que les politiques publiques se nourriraient bien mieux d’études de ce genre que de préjugés.


Les politiques de répression, enfin.

Le sujet est passionnant et appellerai à lui seul des développements conséquents. Mais je vous sens déjà tirer la langue, chers bons lecteurs. Quelques observations en vrac, donc.

La question de la sévérité de la peine est à elle seule un problème.

Par exemple, l’écart entre une législation et son application effective — la façon dont elle est perçue — peut entrainer des effets contraires à ceux qui étaient recherchés. La faiblesse des condamnations prononcées peut induire un effet d’impunité[11]. Par ailleurs, une augmentation progressive de la répression rencontre souvent l’indifférence de la population.

En réalité, comme dans d’autres domaines, la répression doit répondre à trois conditions pour être dissuasive.

Elle doit être certaine : une répression aléatoire ne nourrit que le sentiment d’arbitraire. Par ailleurs, la multiplication des cas d’impunité ne fait que renforcer les comportements délinquants dans la société. Si mon voisin, ma tante et mes collègues n’ont jamais eu de problème en téléchargeant, je n’évalue pas convenablement le risque de la répression.

Pour que la répression d’une délinquance de masse soit certaine, il faut donc que le système de répression soit massif. Ce qui suppose des moyens humains et matériels.

Elle doit être rapide : une punition tardive en limite l’effet dissuasif et la légitimité.

Elle doit être publique : On a pu vérifier que la perception du risque pénal était d’autant plus vive que le contrôle était visible. Par exemple, des radars visibles sur les routes entrainent une chute de la vitesse de circulation.

Mais encore faut-il que le contrôle ne soit pas discontinu : des radars fixes placés à des endroits déterminés ne conduit guère qu’à la discontinuité du respect de la loi.

Le plus efficace n’est d’ailleurs pas que les instruments de contrôle soient effectivement visibles, mais que la population délinquante ait le sentiment d’être sous contrôle. Ce qui n’est sans doute pas très satisfaisant d’un point de vue de libertés publiques, mais utile en matière de dissuasion.


A cet égard, il faut dire que la loi Hadopi — sous les réserves techniques de sa mise en œuvre — peut répondre assez bien à un phénomène de délinquance de masse.

La peine n’est pas extrêmement sévère. Mais on pourrait même l’imaginer moins sévère encore. A la façon des peines infligées en matière de sécurité routière. On pourrait même envisager un système de points qui conduirait, in fine à la suspension de l’abonnement. Ce serait sans doute plus efficace, d’ailleurs.

La sanction est probable, dès lors que des dispositifs de surveillance efficaces pourront être mis en œuvre. Mais à cette seule condition, toutefois. Si les dispositifs de contrôle sont incapables de faire face aux procédés qui vont se développer, la loi sera tout simplement inutile.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de toucher la population des "réfractaires", qui se réfugiera vers des procédés sécurisés, mais seulement le tout venant de la délinquance. En réalité, il s’agit de reverser les téléchargeurs vers la déviance sociale.



Il reste cependant que le nouveau dispositif répressif se heurte à ce jour à un problème de légitimité que le discours public n’est pas parvenu à traiter.

Que des députés de tous bords, intellectuels et personnes publiques expriment leurs doutes sur le principe même de la répression du téléchargement illégal pose un véritable problème. Quoiqu’on en dise, il y avait un consensus de l’élite pour dénoncer les comportements routiers à risque, même si, dans l’humus social, la réprobation n’était pas la même.

Par ailleurs, l’efficacité du contrôle et de la répression suppose bel et bien une contrainte que la société pourrait trouver un peu lourde au regard de l’enjeu. On peut être disposé à réduire sa vitesse pour faire baisser le nombre de morts de quelques milliers ; pas nécessairement de se soumettre au regard de l’administration — et d’acteurs privés — pour le seul bénéfice du compte de résultat de firmes internationales.




NB : Ce billet envisage la question de la répression du téléchargement illégal du seul point de vue, neutre, de son efficacité. La légitimité de la répression ou du téléchargement n’est pas en cause ici. Merci de ne pas me prêter l’intention de soutenir le projet de loi, ou au contraire, la pratique du téléchargement illégal à laquelle je ne me livre pas[12].


Notes

[1] Certains criminologues soutiennent d’ailleurs que le délinquant franchira toujours la frontière de l’illégalité, quelque puisse être le contenu de la loi.

[2] Le comportement "déviant" se mesure par rapport à la norme sociale — à la normalité — alors que le comportement "délinquant" transgresse la norme juridique.

[3] Ou, comme l’écrit Durkheim : "Il ne faut pas dire qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce que c’est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons.", in De la division du travail social.

[4] Sans que l’éducation précède la répression, ou qu’elle s’y substitue. La répression pénale participe d’ailleurs du discours public.

[5] En toute rigueur, la mise à disposition ou la reproduction de contenus faisant l’objet d’un droit de propriété intellectuelle.

[6] Ce n’est d’ailleurs pas exact. La contrefaçon était punissable avant même qu’Internet existe. Mais elle était peu invoquée et faisait l’objet d’une large tolérance lorsqu’il s’agissait de l’enregistrement sur bandes magnétiques de disques ou de films diffusés à la télévision.

[7] Comme dans le projet de loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.

[8] Faute de mieux, on utilisera ce terme inélégant.

[9] Notamment celles du SARTRE — Social Attitudes to Road Trafic Risk in Europe — que l’on peut lire ici.

[10] Par exemple, le rapport à la loi pénale est bien différent dans les pays nordiques concernant la sécurité routière et le téléchargement.

[11] Ce qu’on a pu observer lorsque des législation punitives étaient instituées : Les infractions baissent dans un premier temps, puis remontent progressivement.

[12] Car j’appartiens à cette minorité de 30% de la population européenne qui respecte la loi parce qu’elle est loi.