L 3341
« Si l’on veut faire correctement notre boulot, il faut être dans l’illégalité 24 h/24 » disait Lulu, dans L 627. Que dirait-il si on l’avait fait jouer dans L 3341 ?
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L’article L 3341-1 du Code de la santé publique (lien) dispose qu’une « personne trouvée en état d’ivresse dans les rues, chemins, places, cafés, cabarets ou autres lieux publics, est, par mesure de police, conduite à ses frais au poste le plus voisin ou dans une chambre de sûreté, pour y être retenue jusqu’à ce qu’elle ait recouvré la raison ».
La jurisprudence s’est chargée de définir les caractéristiques d’une ivresse manifeste : haleine imprégnée d’alcool, yeux vitreux, propos incohérents, démarche hésitante et titubante. Il n’est pas nécessaire d’avoir réunion de l’ensemble de ces critères pour que l’ivresse soit manifeste. Quant à la dimension publique de l’infraction, il faut entendre qu’elle doit être commise dans lieu public (« chemins, places ») ou lieu privé recevant du public (« cafés, cabarets ») - bref, presque partout sauf dans un domicile. C’est tout le drame des SDF portés sur la boisson.
Voilà pour le droit. La pratique est, comme souvent, plus sinueuse. Lorsqu’un individu en état d’ivresse publique manifeste (IPM) est pris en charge par des policiers, dans un premier temps, ils le conduisent à l’hôpital pour obtenir un certificat de non-admission à l’hôpital (CNA, aussi appelé CNH, certificat de non-hospitalisation). L’individu n’étant pas dans un état normal, il convient en effet de s’assurer que son état ne nécessite aucun soin. Ensuite, l’individu imprégné est placé dans une chambre de sûreté jusqu’à son complet dégrisement. Cette opération prend du temps - l’attente à l’hôpital peut durer plusieurs heures. De plus, les individus en IPM sont parfois des clochards, c’est-à-dire des SDF qui ont troqué leur dignité avec le miasme.
L’IPM prend du temps, immobilise un équipage de policier, tout cela pour un type saoul, éventuellement puant. Il va sans dire que c’est une infraction qui est rarement traitée d’initiative par les policiers. Souvent, les policiers traitent l’IPM parce qu’ils ont été requis par un tiers et que l’individu en question est agressif, pénible. C’est une évidence, à certaines heures, les gens saouls courent les rues, il serait possible d’embarquer des centaines de personnes... des personnes qui sont effectivement manifestement ivres en public, mais qui n’ont pas l’alcool mauvais, qui ne nuisent à personne. Il est donc de coutume pour la police de n’embarquer et de placer à l’hôtel des verrous que ceux qui créent un trouble public.
Il existe, certes, une exception à cette approche. Certains policiers municipaux, sous l’égide de mairies hygiénistes, d’initiative font le tour des SDF et jeunes alcoolisés en tous genres, les appréhendent et les mettent à disposition de la police nationale ou de la gendarmerie. Ça plaît à certaines municipalités de pouvoir mettre à l’écart tous ceux qui seraient susceptibles de faire taches devant la vitrine des braves commerçants de leur commune. Et, comme la police municipale n’a pas légalement le droit de pratiquer de rétention, qu’elle soit administrative ou judiciaire, il revient à la force publique d’État de se coltiner jusqu’à complet dégrisement les individus temporairement écartés - du registre du très très temporaire lorsqu’il s’agit de mendiants saouls du matin au soir.
La police d’autrefois adoptait certaines méthodes intermédiaires. Plutôt que de ramener tout ce qui bouge, comme le font certains policiers municipaux, ou de prendre bien garde de ne pas constater les signes manifestes de l’ivresse, se pratiquaient notamment des « opérations chlorophylle ». L’individu en IPM était pris en charge par des policiers et ces derniers le conduisaient dans une zone boisée à proximité où ils le laissaient à lui-même dans l’herbe, parfois après lui avoir retiré les chaussures (l’herbe fraîche adoucit la corne, paraît-il). Avantage pour les policiers : une affaire rondement menée en un temps record. Avantage pour l’IPM : une nuit en plein air plutôt que dans une sordide chambre de sûreté, privé de sa liberté. Une autre approche consistait à reconduire l’IPM à son domicile, idéal si quelqu’un est présent à domicile pour le prendre en charge. Évidemment, ces choses-là ne se pratiquent plus de nos jours, tout simplement parce que ces possibilités ne sont pas prévues par la loi : or, les policiers sont, à présent, pour le meilleur et pour le pire, bien plus surveillés et astreints à l’application stricte de la loi.
C’est par ce biais que je pense à Lulu. Eh oui, dans L 3341, si le policier veut chasser du bandit au lieu de faire de la salubrité publique, il doit se placer dans l’illégalité.
Et c’est bien ce qui est arrivé à cet équipage de policiers de la Compagnie départementale d’intervention de Loire-Atlantique, qui, à Nantes, pour leur malheur, ont croisé le chemin de Taoufik El-Amri, ouvrier tunisien imbibé de 3,72 g d’alcool par litre de sang (lien). Ces policiers, à la recherche d’un voleur de portefeuille, l’ont contrôlé à la sortie d’un bar et embarqué dans leur fourgon (lien). Pourquoi l’avoir embarqué dans le fourgon ? Peut-être tout simplement pour éviter de traîner trop longtemps, en procédant au contrôle, près du bar en question, des fois qu’un citoyen vertueux, persuadé de mieux savoir que les policiers qui ils doivent contrôler, imbibé de surcroît, se mette à faire du grabuge, comme cela arrive souvent - une hypothèse parmi mille. Quoi qu’il en soit, ils l’ont effectivement pris en charge et, constatant qu’il n’était pas leur bon client, ont fait le choix de le remettre libre un peu plus loin. Geste de clémence non prévu par le Code de la santé publique, comme nous l’avons vu plus haut.
Ce geste de clémence découle aussi de la pratique, décrite ci-dessus, qui veut que l’IPM est généralement traitée sous la condition que l’individu en faisant l’objet semble dangereux pour autrui. La prise en compte du fait qu’il soit dangereux pour lui-même est secondaire. Cependant, nous sommes dans une société dont les évolutions récentes tendent à rendre l’État responsable des faits et gestes de chacun, tendent à lui attribuer une omni-responsabilité : la famille de celui qui se suicide en prison estimera l’État responsable de sa mort ; la famille de celui qui se tue en roulant comme un insensé à bord d’une voiture volée suivie par la police estimera l’État responsable de sa mort (lien). En ce sens, les policiers de Nantes se voient renvoyés devant le tribunal correctionnel (lien) en vertu de l’article 223-3 du Code pénal disposant que « le délaissement, en un lieu quelconque, d’une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende » (lien). Délaisser signifiant ne pas continuer, renoncer à, laisser une chose dont on était en possession, tout le problème est pour les policiers de l’avoir pris en charge.
Sauf à remplir, tous les soirs, les geôles de tous les commissariats de police de France et de Navarre, si les policiers de Nantes poursuivis sont condamnés, il sera entendu que les policiers devront redoubler de vigilance pour omettre de remarquer les individus en ivresse publique manifeste qui ne nuisent à personne. Car nul ne peut prédire du devenir d’un individu ivre, aussi vrai que nul ne peut prédire du devenir d’un individu sobre.
Quant aux tenanciers de bistros, ils peuvent dormir sur leurs deux oreilles, apparemment eux ne sont pas pris dans la nasse et peuvent imbiber jusqu’à près de 4 g leurs clients sans avoir à rendre de compte.
Se pose par ailleurs la question des malades mentaux, parfois recueillis temporairement dans des locaux de police, pas assez fous pour faire l’objet d’une hospitalisation psychiatrique, trop pour être considérés comme en mesure de se protéger, dont la famille refuse de s’occuper : les policiers doivent-ils les retenir indéfiniment ?
NB : la question du faux témoignage des trois policiers a été délibérément écartée. Ce n’est évidemment pas pour l’absoudre. Ce faux témoignage est une des raisons des proportions démentes qu’a prises l’affaire, source de suspicion. Mais cette erreur n’a pas d’incidence sur le reste des faits.
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