La définition légale de la mort doit-elle être conditionnée par les transplantations d’organes ?
A l’occasion de la Toussaint, un article paru dans « Le Temps », journal suisse, tente de fournir des éléments de réponse à la question de savoir quand commence la mort. L’analyse part d’un constat : « à force de repousser les limites de la mort, la recherche médicale a contribué à les rendre floues ». Aline Dépraz, journaliste au Temps, interroge le Pr Jean-Michel Guérit, chef du service de neurologie et neurophysiologie au Chirec (Centre hospitalier interrégional Edith Cavell) à Bruxelles :
"Le Temps : Parler de mort cérébrale fait penser au don d’organe. Comment ces deux réalités sont-elles liées ? Jean-Michel Guérit : Les patients en mort cérébrale ont en général des organes d’excellente qualité pour la transplantation, ce qui sauvera la vie de ceux qui en profiteront. Mais l’idée que l’on a inventé le concept de mort cérébrale pour fournir des organes à la transplantation est totalement fausse. Ce malentendu découle d’une coïncidence : les respirateurs, et du coup la mort cérébrale, sont apparus à peu près à l’époque où se sont réalisées les premières greffes d’organes, au début des années 60." Cette dernière affirmation mérite un approfondissement.
==> Lire l’article du Temps.
Déterminer avec précision le moment de la mort reste un "challenge" pour la science et la loi, encore de nos jours. Dans un tel contexte d’incertitude, on peut se demander si la définition légale de la mort doit être conditionnée par l’activité des prélèvements d’organes. Ne doit-on pas craindre un conflit d’intérêt à cet égard ? Suite à la première transplantation d’organe pratiquée en Europe en 1968, certains juristes se sont inquiétés du fait qu’on puisse mourir par simple ordonnance ou décret légal. Ils faisaient allusion à la "circulaire Jeanneney", qui donnait pour la première fois une justification légale au concept de mort encéphalique. En 1959, la mort cérébrale est décrite, mais ne sera reconnue qu’en 1968 dans une circulaire légalisant le prélèvement d’organes sur un sujet en état de mort encéphalique. En France, la première circulaire, qui décrivait la mort encéphalique et légalisait le prélèvement d’organes sur un sujet en état de mort encéphalique, était établie par Jeanneney en 1968 (n° 27 du 24.04.1968). Deux jours plus tard avait lieu la première transplantation d’organe, à partir d’un donneur... en état de mort encéphalique (décrit dans les journaux de l’époque comme un "mort à coeur battant"). Cette coïncidence peut sembler troublante. Rappelons que contrairement au traitement d’un patient donné, la prise en charge d’un sujet en état de mort encéphalique a pour objectif la conservation des organes dans le but de satisfaire la survie de plusieurs patients (les receveurs). En France, il y a entre 30 000 à 50 000 greffés en vie (chiffres de 1997).
Peut-on affirmer que "l’idée que l’on ait inventé le concept de mort cérébrale pour fournir des organes à la transplantation est totalement fausse" ? A quoi est due cette coïncidence évoquée plus haut ?
1.-) Je cite un extrait du livre intitulé Les Eléments du corps humain, la personne et la médecine, aux éditions de l’Harmattan, 2005. Auteurs : Emmanuelle Grand, Christian Hervé, Grégoire Moutel :
"La nouvelle définition de la mort cérébrale est née en 1968 à la suite du progrès des techniques de réanimation (ventilation artificielle et réanimation cardio-pulmonaire) et du développement des pratiques de transplantation. ’Ce changement de législation a permis de résoudre le double problème que posait, d’une part la surcharge des lits occupés par des patients qui ne retrouveraient plus la conscience et, d’autre part, la demande croissante d’organes pour la transplantation. La définition de mort cérébrale permet d’annuler les obstacles auparavant légaux de deux pratiques désormais très courantes en fin de vie : la greffe d’organes et l’arrêt des soins’, écrit David Rodriguez-Arias."
La loi Léonetti de 2005 (loi n° 2005-370 du 22 avril 2005, dite "loi Léonetti", "relative aux droits des malades et à la fin de vie") prévoit l’arrêt des soins. Mais elle n’inclut pas la pratique des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés" dans les pratiques médicales de fin de vie qu’elle mentionne.
2.-) Une émission d’Elodie Courtejoie sur Canal Académie, sur la carrière du chirurgien cardiaque Christian Cabrol, qui présentait son livre De tout coeur à l’Académie nationale de médecine en 2006, peut aussi contribuer à fournir des éléments de réflexion. Le Pr Cabrol y retrace les circonstances de sa carrière, et les difficultés éthiques et juridiques spécifiques aux débuts des greffes d’organes. Il relate comment la première transplantation qu’il réalisa en Europe a bien failli lui rapporter... quelques ennuis avec la justice ! On peut aussi mentionner les études des années 80, qui indiquent que 40 % des professionnels de santé sont très réticents à admettre cette mort cérébrale. (Source : Dr Guy Freys, département de réanimation chirurgicale, hôpitaux universitaires de Strasbourg).
Ecouter cette émission en ligne (durée : 20 mn) : http://www.canalacademie.com/De-tout-coeur.html
3.-) du 29 au 31 mars 2007 se sont tenues "Les Deuxièmes Journées Internationales d’Ethique : donner, recevoir un organe, droit, dû, devoir", au Palais universitaire de Strasbourg. A cette occasion, le Dr Guy Freys a présenté une synthèse sur la question de savoir comment déterminer avec précision le moment exact de la mort. Sa présentation, intitulée "On ne meurt qu’une fois, mais quand ?" peut être visualisée sur internet. Le Dr Freys a évoqué les principales tentatives visant à fournir des critères de définition de la mort d’un point de vue légal, afin de recueillir l’acceptation sociétale des prélèvements d’organes. Ces tentatives ont commencé en 1968, avec la "circulaire Jeanneney", validant le concept de mort cérébrale d’un point de vue légal. Deux jours plus tard avait lieu la première transplantation d’organe en Europe. Il est donc difficile de désolidariser la validation juridique en 1968 d’une définition de la mort basée sur une incompétence du cerveau d’une part, et les premières tentatives de transplantation d’autre part.
Dr Guy Freys : "C’est le développement de la transplantation qui
va nécessiter de toute urgence, de la part de la communauté médicale, une définition claire de cette mort cérébrale pour permettre le prélèvement d’organes et recueillir l’acceptation sociétale d’une telle procédure. En 1968, on valide le concept de mort cérébrale (5 août 1968, déclaration de Harvard aux Etats-Unis et 25 avril 1968 : circulaire Jeanneney), mais on se garde bien d’en préciser les critères, les Américains disant qu’il faut les établir en fonction des connaissances et en France, la fameuse circulaire Jeanneney dit que l’élaboration des critères va être imminente et proposée par l’Académie de médecine. Il faudra attendre 28 ans pour les voir apparaître. La France a donc eu quelques mois d’avance sur les Américains pour décréter que la mort cérébrale était un état de mort. M. Cabrol, deux jours après la promulgation de cette circulaire, va faire la première greffe à partir d’un donneur considéré en mort cérébrale."
Rappelons que la définition légale de la mort en France est toujours basée sur une incompétence du cerveau (loi de bioéthique de 1996, révisée en 2004). La prochaine révision de la loi de bioéthique aura lieu dans un an. Dans cette perspective, un travail d’évaluation des connaissances et des recherches sur les cellules souches somatiques, qui ne posent pas de problèmes éthiques et permettent déjà des applications thérapeutiques, a déjà commencé, à l’initiative du Sénat notamment (source).
4.-) Un article scientifique de juin 2007, intitulé Seeking an ethical and legal way of procuring transplantable organs from the dying without further attempts to redefine human death, montre qu’une définition légale de la mort, dans le but de permettre l’activité des prélèvements d’organes sur donneurs "décédés", se heurte à des contradictions insurmontables. De ce fait, ces tentatives d’une définition légale de la mort en vue des prélèvements d’organes devraient être abandonnées. Il y aurait un conflit insurmontable entre la nécessité de laisser passer suffisamment de temps pour que le décès d’un donneur d’organes potentiel puisse être raisonnablement prononcé, et la nécessité de prélever des organes (greffons) viables, ces organes ou greffons devant être prélevés le plus tôt possible. D’où l’adage anglo-saxon exprimant ce dilemme : "as dead as necessary, as alive as possible" : le donneur potentiel d’organes, dont on dit qu’il est décédé, doit en fait être aussi mort que nécessaire (aux yeux de la loi) tout en étant aussi vivant que possible (pour que les organes prélevés soient transplantables). L’article propose de ne plus parler de donneurs morts (s’affranchir de la "règle du donneur mort"), mais de donneurs mourants. Tout en posant la question de savoir si un tel "changement de paradigme" serait accepté au sein de la société (la question de savoir si ce changement rencontrera l’acceptation sociétale : la société permettra-t-elle le prélèvement des organes sur des donneurs mourants ?), l’article insiste sur les mérites d’une information transparente et honnête sur le don d’organes (ne plus dire que les donneurs sont morts) ...
On ne peut donc pas affirmer que "l’idée que l’on ait inventé le concept de mort cérébrale pour fournir des organes à la transplantation est totalement fausse". Du moins, il conviendrait de nuancer cette affirmation, puisqu’on voit que depuis 1968, les tentatives visant à fournir une justification et un cadre légal aux transplantations d’organes n’ont pas cessé, de la "circulaire Jeanneney" de 1968 à la loi sur les prélèvements "à coeur arrêté" de 2005. En effet, les prélèvements d’organes "à cœur arrêté" ont repris en France depuis 2006, suite à la loi du 21 avril 2005 établissant la procédure des prélèvements d’organes "à cœur arrêté" - procédure qui permet qu’une situation d’arrêt cardiaque devienne une source de greffons. A cela s’ajoutent les nouvelles dispositions légales du 2 août 2005 : "Selon un décret paru le 7 août au Journal officiel, les établissements conventionnés pourront désormais prélever des reins et des foies sur des personnes ’décédées présentant un arrêt cardiaque et respiratoire persistant’. Précédemment, ces prélèvements étaient réalisés sur des donneurs en état de mort encéphalique et dont l’activité cardio-respiratoire était maintenue artificiellement. Cette disposition devrait augmenter le nombre de prélèvements." (Source : Agence de la biomédecine, rapport annuel 2006). "Le décret du 2 août 2005 autorise en particulier les équipes médicales à mettre en place des moyens de préservation des organes en attendant l’entretien avec les proches" (source : Agence de la biomédecine). Rappelons que la mise en place de ces moyens de conservation consistent en des manoeuvres invasives, qui vont à l’encontre de l’intérêt des patients sur lesquels elles sont pratiquées, mais qui servent les patients en attente de greffe : ces manoeuvres invasives visent à réanimer un patient "décédé" dans le "seul" but de préserver ses organes. Ce "mort" réanimé sera considéré comme un simple réservoir d’organes, c’est-à-dire qu’il sera dépourvu de droits - ces mêmes droits qui sont reconnus aux personnes en fin de vie et qui interdisent tout "acharnement thérapeutique déraisonnable" (selon la loi Leonetti d’avril 2005). Ce décret du 2 août 2005 permet en quelque sorte de court-circuiter la loi Leonetti, mais uniquement en ce qui concerne les patients décrétés "décédés en état d’arrêt cardio-respiratoire persistant" et "candidats" au don d’organes.
Les tentatives visant à fournir une justification légale à l’activité des prélèvements et des greffes d’organes se heurtant à des contradictions et à des controverses à l’échelle internationale, on peut s’interroger sur leur devenir : vont-elles continuer à se livrer à quelques contorsions afin d’épouser les dernières découvertes (et controverses) médicales sur la mort au fur et à mesure des "progrès" de la science, ou bien ces tentatives seront-elles mises en échec ? Force est de constater que les disparités dans les pratiques et les législations d’un pays sur l’autre ne simplifient pas la compréhension, et surtout, ne favorisent pas l’adhésion de l’usager de la santé. D’autant que ces disparités relèvent du domaine scientifique, et non de celui de la culture ou de la religion.
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