La méritocratie et l’école, un marché de dupes - Le mérite et l’égalité expliqués aux présidents et aux Libéraux (II)
Dans un discours destiné aux étudiants de l’université de Columbia, le Président de la République Française a réitéré son admiration pour le modèle américain qui consacrait selon lui l’audace, la responsabilité et l’initiative, sanctionnées par la récompense. Or, contrairement à ce qu’affirme notre Président, qui ne reprend qu’un préjugé fort répandu, les Etats-Unis d’Amérique représentent le modèle qui offre le moins de mobilité intergénérationnelle d’après les études de la London School of Economics (in Intergenerational Mobility in Europe and North America, 2005), et de l’OCDE (voir leur site). Dans le même temps, Nicolas Sarkozy a rejeté l’égalité en suggérant que cela confinait à l’uniformité. Mais nous avons vu dans le précédent billet que pour des raisons d’héritage génétique et sociale, les individus commencent leur vie avec un passif qui interdit l’uniformité et avalise les inégalités. Comme si des joueurs de Monopoly débutaient la partie sur des cases différentes. On pourrait alors s’attendre à ce que l’école républicaine, au sens générique, vienne diminuer les inégalités et offrir les mêmes chances à tous. Nous constaterons qu’il n’en est rien.
Deux types d’apprentissage coexistent : l’apprentissage implicite et explicite. On dit que l’apprentissage est implicite lorsqu’il n’est pas intentionnel : apprendre à parler sa langue maternelle. On dit que l’apprentissage est explicite lorsqu’on apprend consciemment : étudier la grammaire de sa langue maternelle.
L’une des spécificités de l’être humain est sa faculté à manier un langage complexe, base des relations sociales, de la capacité à conceptualiser, de l’apprentissage explicite.
Les rares cas « d’enfants sauvages » laissent supposer qu’il existe une période critique dans l’apprentissage du langage, au-delà de laquelle il est impossible d’apprendre une langue. « Tarzan » n’a jamais pu apprendre à parler contrairement à ce que révèle le mythe.
A 6 mois, un enfant reconnaît la plupart des sons (cf Aslin et Hunt), et plus on s’adresse à lui avec un vocabulaire et une syntaxe riches, mieux on le préparera à sa scolarité.
C’est avant la puberté que l’on doit apprendre la grammaire et l’accent des langues étrangères pour profiter pleinement de son potentiel ; le vocabulaire peut s’apprendre tout au long de la vie.
Offrir un environnement stimulant à un enfant en âge préscolaire le conduira à capitaliser de précieuses aptitudes qui seront utilisées dans les apprentissages scolaires. Par exemple, Lyelle Palmer a démontré que la stimulation sensori-motrice conduisait à augmenter l’attention et les compétences d’écoute, lecture et écriture. Il faut proposer mais pas imposer, sauf en cas de retard diagnostiqué par un neuropsychologue. Chaque enfant puisera dans cet environnement ce dont il a besoin, en fonction de son rythme et de ses capacités d’acquisition personnelles. Aucune étude n’a prouvé l’efficacité d’une stimulation imposée en dehors d’un protocole élaboré et suivi par des professionnels, pédagogues ou psychologues. Et même dans ce dernier cas, les résultats diffèrent grandement d’un praticien à l’autre, d’un protocole à l’autre. Par exemple, le PEI de Feuerstein, le Cort de Bono et
Le problème vient que non seulement les parents doivent être informés et convaincus de l’importance de proposer un environnement stimulant, mais aussi qu’ils en aient les moyens. Bref, que les enfants n’aient pas la télévision pour seul horizon. Une vie culturelle, affective et sociale riches, la possibilité de manipuler des objets de taille, poids et forme différentes (pour pouvoir distinguer, catégoriser, hiérarchiser…), d’entendre des sons différents (…), tout cela concourt à l’efficience cognitive. En matière d’environnement, les inégalités sont criantes ; elles seront renforcées par la réforme qui menace le secteur de la petite enfance.
Lev Vygotsky et Albert Bandura ont été parmi les premiers théoriciens à valider l’apprentissage social par imitation et observation quand G. Rizzolati et L. Craighero ont prouvé l’existence de neurones miroirs qui sont activés lorsqu’on observe mais aussi lorsqu’on exécute ce que l’on a observé. D’où l’importance fondamentale de la qualité de l’environnement dans le développement de l’individu.
L’apprentissage explicite est fortement lié au langage verbal, je l’ai déjà dit. Ainsi Alain Lieury, professeur de psychologie cognitive à Rennes II a-t-il mis en évidence au début des années 90 une corrélation entre la moyenne annuelle et le nombre de mots acquis. Au collège, l’élève dont la moyenne est la plus élevée a acquis 4000 mots par an ; 1000 mots pour l’élève à la moyenne la plus faible.
Basé sur l’étude des manuels scolaires, le tableau suivant indique le nombre de mots nouveaux qu’il faut acquérir, selon la matière et la classe.
|
6è |
5è |
4è |
Français |
1989 |
2692 |
5379 |
Histoire |
1088 |
2841 |
3257 |
Allemand |
891 |
1816 |
1760 |
Education Civique |
872 |
421 |
1646 |
Géographie |
824 |
1370 |
2636 |
Anglais |
716 |
1164 |
2354 |
Biologie |
402 |
776 |
1099 |
Physique |
259 |
212 |
1131 |
Math |
167 |
203 |
571 |
Total |
6317 |
9679 |
18073 |
Il est enfin utile de rappeler que l’élève scolarisé en 3è en
L’école, accélératrice des inégalités ?
Le milieu familial où évolue l’enfant constitue donc un cadre capital et irremplaçable pour son développement et son avenir ; l’école ne peut qu’observer, impuissante, des inégalités de fait. L’offre de prestations pédagogiques extrascolaires payantes ne cesse ne croître, et renforce les inégalités.
Même si les études comparatives internationales (comme PISA) ne permettent pas de refléter les qualités et défauts des différents systèmes scolaires en raison des biais méthodologiques, elles donnent quelques informations utiles.
Les inégalités sont plus fortes dans les pays à organisation scolaire dispersée, comme
En effet, on constate que les filières peu prestigieuses sont empruntées par les classes populaires et moyennes inférieures, qui sont davantage touchées par le redoublement. A l’explication sociale s’ajoute une explication psychologique : En présence d’un lien de subordination, on se conforme souvent à l’image que les autres ont de soi, par extension, du milieu d’où l’on vient ; un avatar de la prophétie auto-réalisatrice, le préjugé pour avenir.
Quant au programme national, il n’est pas appliqué de la même manière dans les établissements scolaires. A côté d’écoles (primaire et secondaire) pour l’élite, il existe des écoles ghettos, devenues des garderies. Le Savoir n’y entre pas, à l’inverse des problèmes sociaux. La moyenne n’est pas un indicateur fiable du niveau des élèves en raison de cette ségrégation, doublée de l’harmonisation. L’harmonisation est une pratique qui consiste à augmenter les notes afin d’éviter de trop grandes différences entre jurys du baccalauréat. Cette pratique s’est même invitée dans les lycées pour le fonctionnement ordinaire des moyennes trimestrielles.
Au contraire, dans les pays à organisation scolaire intégrée, comme
Néanmoins, en l’absence d’études qualitatives, on ne sait pas encore déterminer si les inégalités scolaires sont dues majoritairement au facteur scolaire ou au facteur social. Se reporter à
En revanche, ce qui apparaît de plus en plus évident, c’est de percevoir l’école comme un espace de sélection plus que de Savoir.
Ce sont effectivement les conclusions qu’Alain Lieury extrait de son étude sur les manuels scolaires :
« Bien que les capacités d’acquisition soient immenses, environ 2500 concepts par année, la distance séparant la capacité moyenne d’acquisition et le programme maximum tel qu’il apparaît dans les manuels est immense. Tout se passe comme si le programme des manuels était conçu par les experts en fonction des élèves les plus brillants. Le programme se situe bien au-delà des capacités de la moyenne des élèves. Quant aux élèves les plus en difficulté, ils sont irrémédiablement noyés. Seule une évaluation par rapport à des critères extérieurs (comme ici les manuels) permet de voir la réalité car si le professeur construit une évaluation en fonction du niveau estimé de sa classe, l’évaluation pourra donner l’illusion de bons résultats sans prouver que les élèves aient acquis un niveau élevé.
Les résultats d’une telle évaluation, standard pour tous, amènent à se demander si l’objectif scolaire est de faire apprendre des connaissances ou d’utiliser le savoir pour sélectionner. »
Un autre pédagogue, Antoine de
Dans un autre livre, La motivation, son éveil, son développement, le même auteur s’interroge :
« D’où peut provenir que la société ait eu une conception fondamentalement malthusienne de l’élite ? Si la science a besoin de son langage, expression précise de son objet, l’ésotérisme du langage obligatoire est-il la carte de la communication pédagogique ? N’est-il pas utilisé à des fins moralement condamnables, soit décourager le plus grand nombre ? D’où découle dans l’opinion l’idée que la réussite intellectuelle est chose fort difficile, qui exige des aptitudes spéciales. L’élite est dès lors reconnue et son droit à être minoritaire fondé.
[…] Le passage du langage courant au langage scientifique devrait faire partie du projet pédagogique. […] L’emploi du langage scientifique relève davantage de l’art du prestidigitateur qui fait en sorte que le public ignore les moyens qu’il emploie, afin de sauvegarder son prestige…
Dans la perspective marxienne [nda : l’auteur n’est pas un « méchant » marxiste mais un catholique pratiquant], il faudrait dire que le chercheur, marqué par l’idéologie dominante capitaliste, ne peut remettre en cause l’ordre social culturel, qui réserve à une minorité le droit à une large part du gâteau…. Il convient donc qu’il y ait peu d’élus dans l’examen des capacités individuelles, sinon il y aurait lieu de revoir le principe de l’inégalité du partage. Si tout le monde – ou si beaucoup de monde – est apte à remplir des tâches complexes, l’inégalité de la rémunération est remise en cause. A partir du moment où l’on accepterait l’hypothèse qu’être apte à relève non pas d’un don mais d’une méthode, il faudrait remettre en cause le principe de l’inégalité des capacités.
[…] Autrefois (il y a environ 60 ans) [nda : le livre a été écrit dans les années 80], la notation entrait dans une situation relative à un parcours. Aujourd’hui, tout se passe comme si chaque note révélait les possibilités de l’aptitude. Autrefois, on ne préjugeait pas de l’avenir à cause d’une note. »
Résumons cette partie :
- les inégalités entre établissements sont importantes
- les notes ne révèlent plus grand-chose
- l’école n’est pas un espace de Savoir mais de sélection
- le langage qui s’acquiert en grande partie au sein de la famille accroît les inégalités et permet d’accéder à l’apprentissage explicite
- le langage spécialisé énonce des choses simples de façon compliquée et tient le plus grand nombre à l’écart de la compréhension
- tout le monde peut réussir parce que la réussite est essentiellement une affaire de méthode mais le fonctionnement pyramidal et malthusien de l’élite empêche cela afin de préserver les privilèges d’une petite caste.
Etudes supérieures et méritocratie
Après les études secondaires vient le temps des études supérieures pour les bacheliers. Recrutement sur dossier dans les Prépas où sont certes considérées les notes et les appréciations, mais également la réputation du lycée d’origine. Voie de recrutement identique pour les IUT et BTS, avec des exigences moindres. Le concours pour les Grandes Ecoles et la fac de médecine (et certains IUT comme en journalisme), avec, bien entendu une possibilité de s’y préparer via des écoles privées aux frais d’inscription élevés. Business très lucratif pour ces dernières. Enfin, la faculté pour les autres. Et des inégalités qui s’accroissent encore davantage.
Chaque année voit une transhumance d’étudiants, véritables chasseurs de concours, qui s’acquittent d’un droit d’inscription élevé, de nuits d’hôtel, se paient des préparations, etc. Combien de métropolitains sont allés passer le concours de professeur des écoles à
Au Royaume-Uni comme aux Etats-Unis d’Amérique, des études ont révélé une corrélation entre origine sociale des lycéens et ambition. Outre la fortune des parents, l’autre facteur mis en lumière est le degré d’information sur les filières et la prise en compte de l’impact des études supérieures sur le niveau d’emploi. Pour approfondir les questions socio-économiques, on peut se reporter aux études d’une organisation britannique sérieuse et efficace : Sutton Trust (www.suttontrust.com).
Quoi qu’il en soit, la reproduction sociale est présente aussi bien dans le système Français qu’Américain. En France comme aux US, quand on est enfant de pauvre, on a peu de chance de s’élever malgré l’audace, l’initiative, l’effort.
Même si les études sur la mobilité intergénérationnelle placent les USA au dernier rang, on ne peut pas imputer cela au libéralisme, mais à l’organisation scolaire. En effet, des pays aussi libéraux que le Canada ou l’Australie sont mieux placés que l’Italie. Bien d’autres facteurs sont à prendre en compte.
On peut néanmoins contredire catégoriquement les affirmations de Nicolas Sarkozy qui vantait le modèle américain devant les étudiants de Columbia ; un modèle qui reçoit d’ailleurs de vives critiques outre-atlantique.
Pour entrer à la bonne et prestigieuse université de Columbia, garante d’un bon emploi, il faut suivre un parcours qui comprend un test psychométrique standardisé, comme le QI : le SAT. J’en ai déjà dit tout le mal possible dans mes articles consacrés à l’évaluation. Le SAT partait d’un bon sentiment : permettre aux meilleurs lycéens d’accéder aux meilleures universités en faisant abstraction de leur origine sociale. Et ses concepteurs pensaient que cette élite méritante allait ensuite se mettre au service de l’Etat. Le test ne coûte pas très cher en soi, de 15 à 90 $ selon le type de SAT.
Seulement voilà, l’Enfer est pavé de bonnes intentions. Des cours de préparation au SAT ont vu le jour, se sont multipliés, améliorant considérablement le taux de réussite. On n’est pas dans les 15 à 90 $ mais plutôt dans les 600 à 8000. Par an. Certains enfants suivent même 5 années de préparation. Si bien que les statistiques sur l’origine socio-économique des étudiants montrent que les familles fortunées sont davantage représentées que lorsque le SAT n’existait pas, d’autant plus que la « méritocratie » permet de passer le SAT plusieurs fois, le meilleur résultat est retenu. On peut trouver des données faciles d’accès sur le site allacademic.com.
De nombreuses études américaines reprochent au système scolaire américain, décentralisé, d’offrir aux familles aisées une opportunité sans égale d’influencer le parcours scolaire et universitaire de leurs enfants. Bref, d’établir un système de clientèle au sens premier du mot. Ce qui est beaucoup plus rare dans les systèmes centralisés.
En France, sous couvert d’autonomie des universités, le gouvernement français accélèrera les inégalités et renforcera au niveau du personnel le système clanique. D’autre part, madame Pécresse ne trompe personne en affirmant qu’avec 1% du budget de fonctionnement des universités, les entreprises ne pourront influencer le contenu des recherches ni leur organisation. Quand 99% du budget est acquis, on offre bien plus d’avantages à ceux qui apportent le 1% nécessaire au fonctionnement d’un organisme.
Conclusion
Dans le domaine scolaire, la responsabilité et le mérite individuels doivent être sérieusement envisagés dans un cadre social et biologique, et leur poids diminué d’autant.
Dans le dernier billet, nous verrons via quelques histoires d’entreprise que la fameuse « main invisible du marché » est sérieusement gangrenée.
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