Le 21ème siècle sera-t-il nihiliste ?

La rencontre de quelques textes suscite parfois quelques résonances déclinées en associations d’idées. Le nihilisme est une notion très moderne, employée par Nietzsche pour signaler ce qu’il a perçu comme une pathologie chez ses contemporains. Nihilisme signifie crise des valeurs. En fait, le nihilisme caractérise une configuration existentielle par laquelle la puissance d’exister (l’énergie vitale) se déconnecte des valeurs, des buts, et réciproquement aussi. En prenant l’allégorie du cheval et du cavalier, le nihilisme décrit un cheval qui aurait perdu son cavalier. Il n’a le choix qu’entre deux options, soit il s’agite, devenant fou, il se lance dans une course effrénée, sans suivre une quelconque direction, piétinant les obstacles au lieu de les contourner, écrasant les bêtes de passage sur son chemin. Ou bien il s’assoie, restant prostré, puis se relève, errant sans but, portant quelque attention à un herbage qu’il dévore pour ensuite revenir dans son état léthargique. N’ayant plus le cavalier pour le pousser au trot ou au galop, il se déplace sans vigueur, indifférent à la course habituelle lorsqu’il est chevauché par un cavalier qui sait le guider, l’orienter, le pousser au galop ou l’arrêter en plein chemin pour quelque repos et ensuite repartir dans le chemin avec un pas mesuré menant jusqu’à l’étable.
Cette histoire de cheval traduit exactement la pensée de Nietzsche qui, dans son œuvre posthume sur la volonté vers la puissance, expose les deux variantes du nihilisme, l’un destructeur et l’autre fatigué. Pour en arriver à ce stade, l’homme doit être gagné par le doute sur les valeurs. Que signifie le nihilisme ? : que les valeurs supérieures se déprécient nous dit Nietzsche ; qui de plus précise le ressort du nihilisme. La puissance n’a plus la force de s’ériger en but ou se mettre au service d’un but, d’une raison d’être, d’une foi. La puissance peut alors s’étioler ou bien se renforcer et se dépenser dans une attaque violente et destructrice. Trois catégories de nihilisme se présentent. L’un lié à la perte du but subjectif. (I) Le sujet perd de vue ce qu’il vise ou bien réalise que ce qu’il a voulu jusqu’à présent n’était qu’un fantôme moral si bien qu’il ne se perçoit ni ne se conçoit comme le ressort du devenir ou son compagnon. (II) L’individu doute de l’unité supérieure du but face auquel il était jusqu’alors le fidèle exécutant ou du moins, le serviteur. Il est question du ressort social. Cette mécanique invisible saisie et définie comme asabiya par Ibn Khaldûn. Traduction, esprit de corps. Plus tard, Montesquieu évoque un ressort particulier, la vertu, au service d’un idéal, la république. Le nihiliste doute autant de la vertu que de la république comme un tout dont il devrait être un des éléments le réalisant ; il doute aussi du socialisme. (III) Il reste la tactique du retrait, le subterfuge de condamner le monde du devenir en inventant un arrière-monde qui sera celui de la vérité.
Trois propos nietzschéens. (1) Le philosophe nihiliste est convaincu que tout ce qui arrive est dépourvu de sens et se fait en vain. (2) Le nihilisme n’est pas seulement une méditation sur cet « en vain » érigé en jugement général et définitif du monde. Ce n’est pas uniquement l’habitude de croire que tout mérite de périr. On y met soi-même la main, on détruit. (3) C’est l’impuissance de l’homme, non pas en face de la nature, mais en face des hommes, qui engendre l’amer désespoir de vivre.
Transposition du nihilisme au monde de la marchandise. Les valeurs dites supérieures peuvent être mises en concurrence avec d’autres valeurs. Actuellement, on se demande si la seule valeur prisée par les individus ne serait pas l’argent. En vertu de cette hypothèse, je suggère ces trois formulations pour désigner un nihilisme qui ne mettrait en exergue qu’une seule valeur. (1) L’acteur économique nihiliste est convaincu que tout ce qui se fait est dépourvu de sens et arrive en vain, sauf s’il peut être échangé sur le marché. (2) L’économie nihiliste n’est pas seulement un sentiment envers la valeur des choses, fondé sur la croyance que tout mérite d’être délaissé sauf s’il y a participation au profit. Le monde de la finance (entre autres) y met la main, et détruit ou du moins laisse périr ce qui n’agit pas dans le sens du marché et du profit. (3) C’est l’impuissance de l’homme, non pas en face de la nature, mais en face de la technique et du marché, qui engendre l’amer désespoir de survivre, parfois dans la précarité.
La propagation de l’intérêt et la marchandisation de l’existence humaine ont placé l’homme et le politique dans une situation descriptible comme celle du nihilisme économiste, dont le propre est d’écarter, de contourner, de nier les valeurs non marchandes, de les mettre au rancart. André Comte-Sponville ne se trompe pas quand il juge le capitalisme comme non moral. Hélas, il s’égare quand il ne voit pas que c’est le signe d’une époque marquée par le nihilisme et ne s’en inquiète pas. Mais qui sont au juste les nihilistes de l’intérêt ? Un peu trop facile de désigner la finance et ses banquiers. En vérité, tous les lobbys défendant des intérêts marchands participent à ce nihilisme économique dont l’équation se situe au niveau des instances qui organisent le système et dont les Etats sont au centre.
L’Etat est le lieu des arbitrages entre deux intérêts, deux buts, deux ordres de valeurs. D’un côté les valeurs économiques et de l’autre les valeurs républicaines non marchandes. On assiste récemment aux arbitrages, souvent en faveur de ces lobbies.
Le nihilisme économique, nous le retrouvons dans un parti politique au pays qui inventa le fascisme. La ligue du Nord, forte de ses industries et sa proximité avec l’Europe conquérante, ne veut plus partager avec l’Italie du Sud. Les Flamands ne veulent plus partager un peu de richesse avec les Wallons caricaturés comme fainéants et la Belgique risque d’éclater. Partout en Europe, on assiste à des replis nationalistes, sur fond d’histoires de sous, alors que dans le monde, les inégalités économiques forgent les tensions entre communautés. Au Pays-Bas, en Thaïlande, en Roumanie, en Hongrie et sans doute ailleurs, l’Etat est attaqué en tant que courroie de transmission des richesses (M. Koutouzis, Agoravox). J’aurais ajouté, courroie de répartition solidaire des richesses. Le nihilisme des nantis s’attaque aux valeurs républicaines et notamment la solidarité. Et en France ? Eh bien, cela se passe un peu pareil, un peu comme ailleurs dans le monde, avec cette pression incessante des nantis et des lotis, pour conserver leurs avantages ou les accroître, et ce, au mépris d’autres valeurs.
Les célébrités ont obtenu la peau des internautes qui téléchargent, grâce à la loi Hadopi promulguée contre les libertés et pour satisfaire la cupidité de gens déjà nantis. Les promoteurs immobiliers spéculent, les classes supérieures investissent en défiscalisant ; au final, les locataires sont asphyxiés par des loyers prohibitifs. Les ghettos économiques se renforcent. Les banquiers ont obtenus des aides de l’Etat pour continuer leurs affaires en dépit d’une crise dont ils sont les auteurs. Les syndicalistes se préparent à signer pour une réforme des retraites qui préservera les mieux lotis en accentuant la pauvreté parmi les plus démunis, souvent écartés du marché du travail par la dureté du système. Les « artistes officiels » pompent les fonds public pendant que l’art se meurt. La télévision de service public n’hésite pas à offrir son antenne pour la publicité des produits culturels déguisée en show pour grand public. La cupidité est sans limites. La vénalité est son bras droit.
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