Le déni par la France de ses crimes
Imaginons deux amis. Un jour le père de l'un tue le père de l'autre. Ces deux amis n'ont rien fait eux-mêmes, et pourtant, en passant par le canal des liens de filiation, on peut s'attendre à ce que ce crime qui met en jeu d'autres protagonistes qu'eux, perturbe leurs vies, et leur relation, comme si ces liens de filiation avaient le pouvoir d'exercer sur eux une malédiction.
Si on passe de l'échelle des individus à l'échelle des sociétés, les liens de filiation semblent encore pouvoir exercer des malédictions. Malédiction sur la relation de la société française d'aujourd'hui avec les pays du Maghreb et d'Afrique subsaharienne, qui ont été colonisés par des Français. Malédiction au sein de la société française, sur la relation entre les membres de cette société qui ont des origines françaises ou européennes, et ceux qui se sentent des racines dans ces pays anciennement colonisés.
Cette malédiction peut finalement conduire à la violence, au silence, ou bien à des formes de reconnaissance. On se demandera ici ce que peuvent être, plus précisément, ces trois points d'arrivée, et les protocoles qui peuvent y mener. Se poser ces questions d'abord pour le cas des individus, rendra plus facile de se poser ces mêmes questions, ensuite, pour le cas des sociétés.
La violence, le silence, la reconnaissance, et les protocoles qui y mènent.
Dans l'exemple des deux amis, chacun des deux a un lien de filiation avec son père. L'un des pères se relie à l'autre père par un acte de crime : il devient le meurtrier et l'autre la victime. L'un des deux amis devient alors le fils du meurtrier, et l'autre devient le fils de la victime. Entre les deux fils, il y avait une relation d'amitié, dont on ne sait pas trop ce qu'elle va devenir : hostilité, indifférence, ou amitié à nouveau.
Pendant un certain temps, plus ou moins long, les deux fils ne s'adressent pas la parole. Si ce temps est infiniment long, le point d'arrivée est le silence.
Le fils du meurtrier pourrait briser le silence, en exigeant de l'autre qu'il lui pardonne et qu'il pardonne à son père, qu'il oublie tout ça. Il ne respecterait pas alors le fils de la victime, dans l'intimité de sa relation à son père. Et il se montrerait indifférent à sa douleur et à la mort de son père.
Le fils de la victime pourrait briser le silence, en exigeant de l'autre qu'il compatisse à sa douleur et à la mort de son père. Il ne respecterait pas alors le fils du meurtrier, dans l'intimité de sa relation à son père, qui la regarde lui et lui seul. Il ne montrerait pas au fils du meurtrier qu'il a compris que ce n'est pas de sa faute à lui, et que si ça ne tenait qu'à ce qu'ils sont tous les deux, la situation aurait très bien pu être inversée : le fils du meurtrier aurait très bien pu se retrouver dans le rôle du fils de la victime, et inversement. Enfin, il ne montrerait pas qu'il reconnaît le père meurtrier comme un homme, c'est à dire que s'il avait été à la place du meurtrier de sa naissance jusqu'à son meurtre, il ne sait pas si lui-même aurait ou non commis le meurtre.
Dans ces deux cas, ou bien celui à qui est adressée la parole irrespectueuse, répond de manière violente, et le point d'arrivée est la violence ; ou bien il ne répond pas à la provocation, et le point d'arrivée est le silence.
Les deux fils peuvent sinon briser le silence par une parole de reconnaissance adressée à l'autre.
Le fils du meurtrier pourrait dire à l'autre, sa compassion pour lui et la mort de son père.
Et le fils de la victime pourrait dire à l'autre qu'il sait que ce n'est pas de sa faute à lui, et qu'il reconnaît quand même son père comme un homme.
Dans ces deux cas, ou bien celui à qui est adressée la parole de reconnaissance, répond par la parole de reconnaissance réciproque, et le point d'arrivée est la reconnaissance, qui comme toute relation éthique est une relation réciproque ; ou bien celui à qui est adressée la parole de reconnaissance ne répond pas, et le point d'arrivée est une relation de silence : ce n'est pas alors une relation de reconnaissance ou d'amitié, mais seulement du silence, car il n'y a pas de relation de reconnaissance ou d'amitié dans laquelle un seul des deux êtres en relation s'engage.
Pour aller vers la reconnaissance, chacun des deux fils a donc une chose à dire et une chose à ne pas dire. Ce qu'il a à dire est une parole qui signifie sa reconnaissance. Et ce qu'il a à ne pas dire, ce qui est irrespectueux, est une parole qui exige la reconnaissance de l'autre, sans donner d'abord sa reconnaissance. Exiger le pardon pour soi et son père, sans avoir dit d'abord sa compassion pour le fils de la victime et la victime. Exiger la compassion pour soi et son père, sans avoir dit d'abord qu'on reconnaît que ce n'est pas la faute du fils du meurtrier, et que le meurtrier lui-même était quand même un homme. L'exigence de reconnaissance de la part de l'autre sans avoir donné d'abord sa reconnaissance est irrespectueuse, parce qu'elle ne respecte pas l'intimité de l'autre dans sa relation à son père, et parce qu'elle dit à l'autre qu'il est quelqu'un à qui on peut demander du respect sans le respecter d'abord, sans réciprocité.(1)
Changement d'échelle : des individus aux sociétés.
Quand on passe de l'échelle des individus à l'échelle des sociétés, les choses restent les mêmes pour l'essentiel, même si elles deviennent plus compliquées.
Chaque individu vivant a un arbre généalogique, composé de son lien de filiation avec ses 2 parents, puis des liens de filiation de ses 2 parents avec ses 4 grands-parents, puis des liens de filiation de ses 4 grands-parents avec ses 8 arrière-grand-parents, etc... Ces arbres généalogiques peuvent être des parties les uns des autres : l'arbre généalogique des parents ou grands-parents est une branche de l'arbre généalogique des enfants ou petits-enfants. Ces arbres généalogiques peuvent aussi se croiser, et avoir alors une branche en commun. Les arbres généalogiques des frères et sœurs se croisent au niveau des parents, les arbres généalogiques des cousins se croisent au niveau des grands-parents, les arbres généalogiques des cousins issus de germain se croisent au niveau des arrière-grands parents, etc...
Comme un membre d'une société a beaucoup plus de chances de se marier avec un autre membre de sa société qu'avec une personne extérieure à sa société, les sociétés sont un petit peu comme des ficelles qui réunissent les arbres généalogiques de leurs membres en fagots. Entre le fagots d'arbres généalogiques d'une société, et celui d'une autre société, il peut y avoir des branches isolées qui vont de l'un à l'autre : quand un membre d'une société s'est marié avec un membre d'une autre société et l'a rejoint, ou a migré vers cette autre société avec son mari ou sa femme. Quand la migration n'est plus un fait isolé, mais concerne de nombreuses personnes parties d'une même société vers une même autre, ce n'est plus une simple brindille qui relie les deux fagots, mais un petit fagot de brindilles. Selon que les descendants des migrants se marient beaucoup entre eux, ou se marient beaucoup avec des descendants de gens dont les arbres généalogiques sont mêlés au gros du fagot, le petit fagot de brindilles se mêlera plus ou moins vite par la suite, au gros du fagot (statistique sur les mariages mixtes).
Les individus vivants ont aussi entre eux des relations éthiques. Ils ont des relations étroites liant un petit groupe de personnes, comme les relations d'amitié, amour, de compagnons de loisirs ou collègues de travail. Et ils ont entre eux des relations plus vastes, reliant beaucoup d'individus, comme la relation éthique qui devrait lier les membres d'une même société, et celle qui devrait lier l'humanité. D'une société à l'autre, il peut aussi exister une vaste relation éthique liant les membres de l'une aux membres de l'autre.
Enfin, entre les individus vivants, et entre tous les morts dont descendent les vivants, il y a des relations qui relient des individus à d'autres par un acte malfaisant que les premiers ont fait à l'encontre des seconds. A nouveau, les relations d'acte malfaisant forment aussi souvent des faisceaux, quand le comportement d'acte malfaisant est devenu un fait général concernant une certaine quantité de membres d'une société, par exemple la colonisation.
D'un point de vue scientifique, seuls les individus font des actes et en particulier des actes malfaisants ou des crimes, comme je le disais dans ce billet. Billet que je concluais en disant qu'attribuer des crimes à des êtres comme la France, l'État français, ou la population française dans son ensemble, ne semble pas avoir beaucoup de sens. Cela revient en effet, où bien à attribuer un acte à une chose inanimée, comme l'État français en soi, ou telle ou telle autre dimension inanimée de la France. Où bien cela revient à attribuer un acte criminel à l'ensemble des hommes ayant appartenu à une société à un moment, mais alors on se demande de quel crime ces gens peuvent bien être accusés, à part d'être nés hommes dans cette société là à ce moment là, et de quel crime cette société d'hommes peut bien être accusée, à part d'avoir été placée dans la situation historique précise dans laquelle elle a été placée.
Pourtant, qu'on le veuille ou non, les liens de filiation peuvent exercer sur les vivants comme une malédiction venue des morts : il faut donc se demander comment peuvent être mises en scène des relations globales de silence ou de reconnaissance entre deux sociétés, et au sein d'une même société.
La mise en scène du silence ou de la reconnaissance entre deux sociétés.
La mise en scène de la relation entre deux sociétés se fait principalement à travers les visites officielles de leurs chefs d'Etat. Prenons par exemple la France, et l'Algérie, qui fut colonisée par des Français.
Si les deux sociétés et les deux chefs d'Etat y sont prêts, ils peuvent mettre en scène une relation de reconnaissance entre eux. Le chef d'Etat français exprimant une compassion sincère pour les dégâts dus à la colonisation, et le chef d'Etat algérien disant au chef d'Etat français que, si cela ne tenait qu'à ce qu'ils sont tous les deux, ils pourraient très bien être dans des rôles inversés (universalité de la potentialité du crime), et que la France reste un beau pays (distinction entre d'une part, les manières singulières ou particulières de se faire homme, en lesquelles consiste essentiellement la France, et d'autre part les hommes qui se sont faits hommes dans la société française, qui ne sont ni plus ni moins que des hommes).
Si l'une des deux sociétés, ou l'un des deux chefs d'Etat, n'est pas prêt à rentrer dans une relation de reconnaissance réciproque, l'autre chef d'Etat peut faire son geste de reconnaissance, sans recevoir le geste réciproque de la part de l'autre chef d'Etat. La relation obtenue est alors le silence, et non la reconnaissance, puisque la reconnaissance n'existe que quand les deux êtres qu'elle met en relation s'y engagent. Le silence ne peut s'arrêter que quand les deux sociétés sont prêtes à le briser en faisant leur geste de reconnaissance, et peut-être qu'il est inutile de vouloir qu'il s'arrête plus tôt que les deux sociétés le sentent.
Dernière possibilité, les deux chefs d'Etat restent silencieux sur le passé qui tracasse les deux sociétés.
La mise en scène du silence ou de la reconnaissance au sein d'une même société.
Comme je le disais dans cet autre billet, les gens sont plus ou moins sages ou légers d'esprit, selon leur âge, le temps qu'ils consacrent à la réflexion, leur niveau de connaissances, et peut-être leur tempérament plus ou moins calme ou emporté. La population d'une société n'est pas seulement composée des vieux sages que Platon, dans La république, considérait même comme les seuls capables d'exercer le pouvoir politique.
Comme l'engagement dans une relation de reconnaissance suppose un certain niveau de sagesse, peut-être que la mise en scène d'une reconnaissance au sein d'une même société pourrait se faire à travers un ensemble de représentants des divers groupes de la société qui ont un passé difficile à gérer. Représentants dans lesquels ces groupes se reconnaissent, et ayant un certain niveau de sagesse, qui n'a sûrement pas besoin d'être exceptionnel : beaucoup de personnes de plus de 30 ans, ou 40 ans, ou 50 ans, et de personnes engagées dans des associations ou d'autres formes de vie publique, seraient sûrement déjà assez sages. Ces représentants pourraient par exemple participer à des réflexions et discussions, et construire ainsi un rapport au passé, dans lesquels les divers groupes rentrent dans des actes de reconnaissance réciproque. Ce rapport au passé devenant ensuite un rapport officiel au passé de la société : non pas celui que chacun a l'obligation d'avoir, puisque la société ne doit pas être totalitaire, mais le rapport au passé diffusé par les institutions en tant que rapport officiel, notamment dans les écoles, les médias, des évènements, et autres vecteurs de mémoire.
A nouveau, si l'un ou l'autre des différents groupes de la société n'est pas encore prêt à faire son geste de reconnaissance, il peut être bon de garder encore le silence.
Notes
1. Livres sur la reconnaissance : Guéguen et Malochet, Les théories de la reconnaissance ; Ricœur, Parcours de la reconnaissance
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