Pour beaucoup de couples, qu’ils soient croyants ou non, et qu’ils appliquent plus ou moins strictement les préceptes de leur religion, le mariage est avant tout un moyen traditionnel et usuel de créer une famille. Ils ne s’attachent qu’à la cérémonie, au banquet, aux cadeaux et au voyage de noces. Prisonniers de leur béatitude larvaire, ils sont très peu à s’interroger sur l’origine de cette institution. La fidélité que l’on considère comme l’une des conditions du mariage, même si elle n’est pas si évidente, est un moyen de montrer ses sentiments et de ne pas laisser prise, du moins le pense t’on au début, à la suspicion et à la jalousie. Tout cela a débouché au fil de l’évolution des nombreuses cultures de par le monde, sur des légendes, des contes, une forte tradition matrimoniale et sur des romans d’amour avec en parallèle des histoires tragiques, sordides ou pitoyables d’adultères ou de vengeance. Mais avez-vous pensé que ni le mariage, ni la fidélité conjugale ne se justifient et n’ont de raison d’être s’il n’y a pas de patrimoine à transmettre par héritage, que ce soit à sa veuve ou ses enfants selon les cultures ou seulement à ses fils ou son fils ainé.
On ne sait pas grand-chose, si ce n’est rien des sentiments que pouvaient éprouver et émettre les premiers humains. Ce que l’on sait par contre, c’est qu’ils furent d’abord des cueilleurs, puis des chasseurs utilisant des outils et des armes rudimentaires. En ce cas, ils ne possédaient rien et le seul intérêt commun était la préservation physique des membres du groupe, puis la survie alimentaire.
Après des millénaires apparaissent l’agriculture et l’élevage. D’abord itinérante, l’agriculture se fait sur brûlis, abandonnés quand la terre se tarit. Quant à l’élevage, après la domestication d’animaux sauvages, les troupeaux devaient être collectifs et appartenir à un petit groupe qui en utilisait la chair, le lait et les peaux. Il fallut encore d’autres millénaires pour que l’agriculture se sédentarise et que le bétail soit marqué et appartienne à des individus. Avec les premiers propriétaires terriens et les éleveurs établis, le proto-capitalisme était né, en un mot la propriété.
Tout cela est bien beau d’être propriétaire, mais quand on meure, qui va hériter de ce qui a été produit, amassé, thésaurisé ? D’autant que les nouveaux propriétaires ne vivaient plus les uns sur les autres comme les hommes des cavernes, mais dans un habitat construit de plus en plus élaboré. Un homme et plusieurs « femelles » cohabitaient sous le même toit. Il devenait donc plus difficile de partager avec les membres d’un groupe moins soudé et moins cohérent. Parallèlement au développement des « deux mamelles de la France » qui n’existe pas encore, l’homme se crée des Dieux d’abord de la nature, puis plus personnalisés et commence à leur vouer un culte. La propriété et sa transmission par héritage va stabiliser le groupe familial par le mariage, initialement rituel d’appropriation légale d’une épouse, puis cérémonie teinté de rituel histoire de marquer le coup et les esprits. La religion va s’approprier le mariage et introduire une morale, d’abord faite de tabous, puis de lois divines. Mais la religion ne fait que renforcer une nécessité créée avant tout par le concept de propriété.
En effet, à quoi bon décider de transmettre ses biens à ses enfants, si la notion de famille n’est pas définie ? Qu’elle soit monogame ou polygame, la cellule familiale doit être reconnue et respectée par les autres membres du groupe, puis de l’ethnie, puis de la nation et ainsi prévenir l’appropriation illicite des femmes, donc des biens. Mais pourquoi l’homme transmettrait ses biens à ses enfants, s’il n’est pas sûr qu’ils soient les siens ? Avant que l’homme fasse le lien entre copulation, fécondation et paternité, il a fallu des millénaires. Par contre, le plus crétin des hommes connaissait ses frères et sœurs, car issus du même ventre, et ils connaissaient ses tantes et oncles maternels, car nés d’une même grand-mère. Il aurait été plus naturel de transmettre son héritage à ses frères et sœurs, ou à la génération plus jeunes des neveux et nièces nés par ses sœurs. Ce fut probablement le premier modèle de succession et il persiste encore de façon édulcorée dans certaines sociétés africaines, amérindiennes ou mélanésiennes. La transition d’une société de type népotique à une société patriarcale à dû se réaliser par étapes progressives, certains anthropologues essaient d’ailleurs d’analyser ce glissement. Et finalement, c’est la société patriarcale qui a pris le dessus. Notons en passant que dans une société népotique de transmission des biens se transmettant par les mères, le mariage et la fidélité deviennent inutiles car on sait toujours qui est la mère, même si « elle couche » un peu partout ! Et ce type de société n’empêche pas un homme de devenir propriétaire, mais pas sa mère ou sa tante et de transmettre ses biens à ses frères ou sœurs, neveux ou nièces, ou uniquement à des hommes issus des femmes de parenté.
Admettons donc que la famille telle que l’on la conçoit désormais avec parents et enfants soit installée dans un processus social général reconnu par tous. On en revient à la nécessité de savoir si l’homme est vraiment le père de ceux à qui il va transmettre son patrimoine. Et avec l’aide de la religion, la société va créer le mariage, mais surtout le concept de fidélité de l’épouse ou des épouses. Avec pour corollaire des châtiments de l’adultère pouvant aller jusqu’à la mort, mais passant le plus souvent par des compensations matérielles d’abord en bétail, puis en numéraire pour ceux qui prenaient la femme officielle d’un autre. Cela existe encore dans de nombreuses ethnies africaines, où après palabre et avis des anciens qui jugent au nom du droit coutumier, les amants indélicats pris en faute doivent indemniser les maris.
Sociétés machistes, protesteront avec véhémence les féministes, qui pénalisent, molestent, lapident ou exécutent les femmes et ne donnent que quelques amendes aux hommes adultères. Erreur d’interprétation sommaire, car si l’adultère masculin est moins réprimé, c’est qu’il met moins en danger la famille et la transmission du patrimoine. L’homme adultère est condamné, quelquefois sévèrement s’il prend la femme d’un autre, ou les filles nubiles d’un autre, car ces filles ont une valeur marchande dotale et sont au minimum des bras agricoles à la disposition du chef de famille. Par contre, même dans des sociétés pas obligatoirement atteintes par le modernisme, avoir des maitresses qui « n’appartiennent » à personne n’est condamnable que si l’homme est dispendieux et fait profiter ses maitresses plus que sa famille de ses biens et de ses acquis.
Que reste t’il de tout cela dans les sociétés modernes, même quand elles se détachent de plus en plus des contraintes religieuses et qu’elles se laïcisent ? Beaucoup de choses en somme, malgré la libération des mœurs en Occident et la légalisation du divorce. Car les sociétés actuelles qui veulent se débarrasser du poids de la morale religieuse veulent cependant toujours protéger la propriété, l’héritage et sa transmission. Le mariage civil et son avatar, le PACS ne remettent nullement en cause la propriété et l’héritage, bien au contraire, ils les protègent. Et si certains homosexuels veulent adopter ou procréer, c’est justement pour transmettre un patrimoine. Les récentes lois Sarkozy sur les successions vont dans le même sens. A moins d’être immensément riche, on peut transmettre désormais la plus grande partie de son patrimoine à ses enfants. Par contre celui qui n’en a pas, même si sa fortune est modeste ne peut attribuer ses biens à une sœur, un neveu et encore moins à un ami sans que ceux-ci payent jusqu’à 60% de droits de succession.
L’adultère est de moins en moins reconnu comme une faute et il n’est même plus pénalisé dans de nombreux pays, mais il est encadré et si les enfants que l’on qualifiait jadis adultérins ou de naturels peuvent hériter, il ne s’agit pas d’une condamnation du capitalisme et de la transmission des biens.
Les premiers bolchéviques de 1919 à 1923, c’est-à-dire avant la reprise en main quasi religieuse de la société russe par Staline, avaient pensé supprimer le mariage qu’ils trouvaient à juste titre bourgeois, d’autant que la collectivisation des terres et de l’outil de production rendait l’héritage obsolète. Ils ont dû renoncer à cette idée, non pas uniquement à cause de l’attachement des Russes à une institution liée à la foi orthodoxe, mais en raison de la crise du logement. En effet, les femmes vivant en concubinage ayant peur de se retrouver à la rue en cas de rupture, se gardaient leur ancien logement, créant ainsi une pénurie. Le Petit Père du Peuple ayant mieux à faire avec ses roubles soviétiques que de développer à l’excès l’habitat social, le mariage a donc reprit très rapidement ses droits en Union Soviétique.
Le mariage est donc lié étroitement si ce n’est au capitalisme, du moins au capital et à la propriété. On remarquera que dans la France rurale du Moyen-âge au XIXème siècle, les paysans pauvres qui n’avaient ni terres ni bétail passaient rarement devant le curé, malgré l’attachement généralisé au catholicisme. Il en était de même pour le monde ouvrier qui vivait le plus souvent en concubinage, on disait alors « à la colle ». Dans le peuple, on se mariait « derrière l’église » ou « à la mairie du XIIIème », car jusqu’en 1860, Paris n’en comportait que 12 arrondissements !
Les principaux adversaires du mariage furent d’ailleurs les ennemis jurés du capitalisme. Anarchistes, libertaires, utopistes du XIXème siècle vivaient en concubinage, comme Louise Michel (la vierge rouge qui ne l’était pas) ou Kilbatchich et Maxime Gorki se faisait régulièrement vider d’hôtels « respectables » quand il venait avec une compagne. Et c’est enfin Georges Brassens, le chanteur libertaire et frondeur qui composa « la non demande en mariage ».
Ceux et celles qui se pâment devant un catalogue Pronuptia, qui rêvent de pièce montée et de voyage à Venise, ceux qui se jurent (hélas en y croyant) un amour éternel, n’ont pas conscience qu’ils participent au maintien d’une forme de transmission du capital qui s’est pérennisée depuis des millénaires. Mais laissons-les rêver de petits fours, d’alliances en or et de promesses qui seront non tenues, l’espoir maintient l’aliénation.