Les leçons oubliées d’Outreau
On aurait pu penser que le chaos d’Outreau engendrerait une prise de conscience dans les institutions sociales et judiciaires au sujet des risques d’erreurs liées aux dénonciations d’abus sexuels sur des enfants.
On aurait pu penser aussi que cette prise de conscience allait inciter les services sociaux et les services judiciaires à pratiquer, dorénavant, le principe de prudence pour éviter des décisions brutales, exécutées dans la précipitation et, assez souvent ,contraires à l’intérêt de l’enfant.
La mésaventure survenue début juin 2007 à la famille Keller dans la commune de Belpech dans l’Aude démontre que rien n’a changé dans ce domaine. Il aura suffi d’une seule lettre anonyme malveillante pour déclencher une procédure de placement autoritaire et séparé de deux fillettes, hors de portée des parents pendant une quinzaine de jours, avant de faire le constat d’un nouveau dérapage judiciaire.
Le 24 mai, M. et Mme Keller s’apprêtent à aller chercher à la crèche et à l’école maternelle leurs deux filles, âgées de 3 et 5 ans. Mais à 16 heures la mère reçoit sur son lieu de travail un appel téléphonique du centre médico-social de Castelnaudary, qui lui apprend qu’ils ne pourraont pas « récupérer [leurs] enfants à la fin de la classe parce qu’ils ont été placés par le procureur de la République dans deux familles d’accueil séparées ». Stéphane Keller, le père, raconte : « Ma femme a demandé des explications. On lui a répondu : "On ne peut rien vous dire. On ne sait pas où sont placés vos enfants." »
L’auteur de la lettre anonyme écrit avoir vu la petite fille âgée de 30 mois mettre la tige d’une feuille d’arbre dans les fesses de son poupon. Toujours selon cet écrit anonyme, la fillette aurait dit en substance au rédacteur du courrier que son papa faisait la même chose avec elle. La lettre sera transmise immédiatement au parquet par le service de la protection de l’enfance du Conseil général. Le Parquet enclenchera alors sur le champ une procédure de placement des deux fillettes sans le moindre début d’enquête. On peut imaginer la surprise pour les parents et surtout le choc psychologique causé aux enfants sous prétexte de protection !!!
Devant les caméras du journal de France 2, la responsable du service de protection de l’enfance du Conseil général justifiait alors la transmission immédiate de la lettre au Parquet en précisant que le service n’avait fait que suivre « la procédure normale ».
Outreau n’était donc plus qu’une planète lointaine qui n’avait servi à rien face à l’indispensable nécessité d’appliquer la « procédure normale » !
Il ne s’agit pas, ici, de critiquer la décision du service de protection de l’enfance mais bien de critiquer la « procédure normale » qui, dans le cadre de l’application de l’article 40 du Code de procédure pénale, oblige tout « fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit à en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».
Cette obligation empêche toute réflexion, dénie toute initiative au service social et engendre l’aveuglement. Or, il pourrait être utile de penser que le service de protection de l’enfance a les moyens de jouer, dans un premier temps, le rôle de filtre. Il dispose, en effet, de compétences suffisantes en matière d’écoute et d’évaluation pour réaliser un premier travail de recherche, dans un délai raisonnable, avant de transmettre l’information au Parquet. Mais depuis le milieu des années 1990, la peur de se tromper règne en maître car il peut en coûter très cher à celui ou à celle qui prendrait l’initiative de bloquer, ne serait-ce que momentanément, « la procédure normale » !
Après Outreau, comme avant, le moindre début de connaissance d’un prétendu fait d’abus sexuel sur un enfant est donc une grenade dégoupillée dont il faut se défaire le plus vite possible sans se poser de question, lorsqu’on travaille dans un service social ou dans un service d’éducation !
Et pourtant, la première leçon d’Outreau, ce n’était pas la nécessité de la présence de caméras en garde à vue ou la collégialité en matière d’instruction mais la nécessaire redéfinition de « la procédure normale » pour respecter l’équilibre entre recherche de vérité, protection des enfants et respect de la présomption d’innocence ! Attribuer aux services sociaux compétents, dans le cadre de la « procédure normale », un premier travail de recherche d’informations complémentaires permettrait, peut-être, d’éviter la rigidité de la procédure judiciaire lorsque le doute existe ! Ce serait une manière de participer à une meilleure protection de l’enfance.
Après le chaos d’Outreau, on aurait pu penser également que l’institution judiciaire prendrait en compte le risque d’erreur dans le cadre de dénonciation d’abus sexuels sur des enfants avant de lancer la machine infernale. Or, une lettre anonyme, si elle démontre de façon certaine la lâcheté de son auteur, ne démontre pas, en contrepartie, que son contenu est synonyme de vérité. Pourtant, sous prétexte de protection de l’enfant, l’institution judiciaire agit spontanément comme si le doute ne pouvait exister et prend des décisions à caractère dramatique pour l’enfant lui-même ! Qui est alors responsable de maltraitance de l’enfant ?
Outreau n’a donc servi à rien ! Hélas !
20 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON