NON ! Freud n’était pas un juif bourreau complice du nazisme !
Goce Smilevski, dans un roman ayant pour titre « la liste de Freud« , nous livre une version toute personnelle d’un choix volontaire qu’aurait fait Freud de laisser ses sœurs à Vienne plutôt que de les emmener avec lui à Londres en 1938. A la différence d’un Okcar Schindler, non juif, qui en dressant une liste de plus de 1000 noms, sauva des générations de juifs, Freud ne mentionna pas ses 4 sœurs dans la liste que lui demanda de dresser l’ambassade britannique lors de sa demande d’exil vers l’Angleterre. Ainsi, Freud, juif et inventeur de la psychanalyse, aurait démontré sa barbarie et sa complicité implicite avec le nazisme. Smilesvki cherche, sans même le savoir en vertu de la théorie de l’inconscient, à faire d’une pierre deux coups :
- un juif pouvait parfaitement livrer aux camps d’exterminations sa propre famille,
- la psychanalyse est l’œuvre d’un sadique pervers.
Ceux qui connaissent A gauche pour de vrai ! depuis longtemps savent que nos deux passions ultimes sont la politique et la psychanalyse. Si bien que ce roman, car il s’agît d’un roman, donc d’un récit imaginaire qui part effectivement d’une réalité mais qui demeure l’expression des fantasmes de l’auteur, ne pouvait pas nous laisser indifférents. Il cherche, en effet, d’une part à discréditer la psychanalyse, à minimiser le rôle des collabos dans la shoah d’autre part.
En mettant Freud, l’un des juifs les plus connus du 20e siècle, en situation de condamner ses propres sœurs en les livrant au nazisme, l’auteur, nous espérons malgré lui, minimise considérablement la responsabilité de ces milliers de collabos qui ont écrit, souvent anonymement, pour dénoncer des juifs et les conduire à la déportation. A une nuance de taille considérable. Lorsque Freud établit sa liste des 20 qui seront autorisés à le suivre à Londres, nous sommes en 1938 et la guerre n’a pas encore éclaté. Un courant pacifique très fort agite l’Europe dans un espoir de paix, au point que le premier ministre anglais lui même, de retour d’un voyage à Berlin en 1939, est convaincu que la guerre n’aura pas lieu. Pour Neville Chamberlain, comme pour des millions d’Européens, ce que les Nazis feront dès l’entame de la guerre n’était tout bonnement pas imaginable, pas concevable. Ils étaient des millions à ne tout simplement pas croire dans la guerre elle même. Ainsi, en procédant à un anachronisme manifeste, l’auteur Smilevski procède également à une manipulation historique. Il insinue qu’en conscience Freud a en quelque sorte « dénoncé » ses sœurs. Sauf qu’en conscience il ne pouvait pas imaginer le sort qui les attendrait.
Son ami Stéfan Zweig, qui quitta l’Europe continental à la même époque pour se réfugier au Brésil, n’apprendra qu’en 1941 le massacre industriel nazi, massacre effectué au moyen du Zyklon B, ce qui conduira Zweig à se suicider au gaz cette année 1941, trois année donc après « la liste de Freud ». En réalité, en ne mentionnant pas ses sœurs sur sa liste d’exilés, Freud ne condamne pas ses sœurs à la mort.
« Mais pourquoi part-il » disent déjà dans leur fort intérieur les détracteurs de la psychanalyse ? « C’est qu’il savait » poursuivent-ils. Et bien non ! Freud n’avait pas ce pouvoir de divination. Il part parce que sa vie est faite de livres et d’écriture. Il part parce qu’en 1938 l’Allemagne annexe l’Autriche. Il part parce qu’avec cette annexion, il ne pourra plus penser et écrire la psychanalyse. Il part non pas pour sauver sa vie mais pour poursuivre sa vie de chercheur en psychanalyse à l’abris d’un nouvel autodafé de livres qui « vont à l’encontre d’un esprit allemand » tel que l’imaginait Hitler.
En mettant Freud en situation de sacrifier ses sœurs, Smilevski cherche également à dresser le portrait d’un homme pervers, sans états d’âme, sans amour, sans pitié. Ainsi Freud serait un diable incapable de penser sa généalogie, incapable de penser ses propres sœurs dans l’altérité. Ainsi Freud serait un pervers, peut-être même particulièrement sadique et narcissique. Sauf que Freud est l’inventeur du désir, donc de l’individualité. Avant lui, la psychologie n’envisageait que le malade atteint d’un trouble biologique. Avec Freud, le névrosé est un sujet fait de désirs, il est une personne avant d’être un trouble.
Et sa méthode pour conduire à la guérison n’est autre que de permettre au sujet, à l’homme, à la femme, de raconter l’histoire de sa vie, de trouver les mots pour la dire, d’en faire l’analyse. Si bien que l’on peut tout à fait imaginer une autre histoire que celle de Smilevski à propos de ses sœurs. Une histoire dans laquelle il leurs demande quelle est leur désir profond, celui de l’accompagner où celui de rester dans leur pays, auprès de proches, d’amis, d’oncles, de tantes, de cousins, de cousines…Et leur réponse a peut-être été de rester pour poursuivre l’histoire normale de leurs vies sans séparations d’avec des dizaines d’intimes, incrédules qu’elles étaient face à la barbarie qui les conduira à la crémation, comme étaient incrédules des millions d’Européennes avec elles, avec Freud ou Zweig eux mêmes.
Ce livre arrive précisément au moment où, en Europe, la pensée noire du rhinocéros comme l’appelait Ionesco, la pensée d’Aube Dorée en Grèce ou du F Haine en France, menace au point de prendre des parts de marchés considérables dans le grand commerce électorale imaginé par les néolibéraux. Mais pour que la conquête du rhinocéros puisse se poursuivre, il faut que les derniers tabous tombent. Or, celui de la Shoah demeure encore. Il faut l’attaquer. Prendre un juif célèbre, peut-être le plus célèbre d’Europe dans ce 20e Siècle du meilleur et du pire, et en faire un barbare collabo qui livre sa propre famille à la bête, quoi de mieux en réalité pour les adeptes du fascisme serviteur du grand capital financier. Et c’est précisément cette dérive barbare que Freud lui même annonce dans « Malaise dans la culture« (1) qu’il écrira quelques semaines avant le grand Krach financier de 1929. Il y démontre ce que certains hommes, dans leur quête de pouvoir financier et politique, sont capables de faire, y compris dans la monstruosité la plus extrême. Dans cette œuvre majeure de la psychanalyse, Freud perçoit et décrit ce que le capitalisme, fait d’offres et de demandes anarchiques, comme dans un inconscient libéré d’un surmoi contraignant, produit de néfaste. Les autres ne comptent plus, les autres sont de simples objets serviteurs réduits à l’esclavage. Faire de Freud un juif collabo sans morale qui tue sa propre famille comme n’importe lequel des nazis revient à faire tomber l’un des « surmoi » essentiel de notre civilisation : la Shoah ! En réalité cette œuvre est bien plus que cela, et nous demandons mille pardons de la réduire ainsi. Le mieux serait de la lire. Et sans doute aucun vous comprendrez mieux pourquoi un tel procès est intenté à Freud et à la psychanalyse depuis l’avènement du néo-libéralisme.
(1) « Malaise dans la culture ». Sigmund Freud. 1930. Ed PUF 2010
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