Pour la vie corporelle
À propos d’un tabou moderne.
Tout est bon pour mettre le corps à l’écart. Par « le corps », j’entends le corps complet, de la première pointe des cheveux au dernier ongle du petit orteil. L’invention de la vie sexuelle, de la sexualité, venue remplacer la vie corporelle, est le désastre fondateur de la communication moderne. Si on s’en tient à cette fiction, dans l’intimité, les gens ne se caressent pas de leurs corps entiers, ils cherchent uniquement la satisfaction d’un organe pris à part, tout comme le spectateur de cinéma ou le mélomane ne vont privilégier que leurs yeux et/ou leurs oreilles. À croire que nous ne serions composés que d’éléments séparés, nés sans intégrité, et destinés à une pure fonctionnalité dont le consumérisme serait l’aboutissement historique. Et que notre cerveau sert tout juste de tour de contrôle, dénué de rapport intuitif avec ce qu’il perçoit qui vibre sur sa chair.
Parce que ce récit se répète sans cesse, trouvant sa propre réfutation dans l’insistance du narrateur sur l’esthétique du corps entier (a-t-on jamais vu un magazine vanter la minceur du seul organe sexuel ?), il finit par créer une réalité secondaire dans l’expérience que tout un chacun fait de son intimité avec l’autre. Le plaisir des sens ne s’est jamais passé d’un bon discours, encore faut-il qu’il soit l’œuvre de celui qui le prononce. Mais le goût de la conformité s’invite surtout là où on peut se passer de mots. On va penser à son phallus ou à sa vulve, à son clitoris ou à son anus, on oubliera le reste, c’est-à-dire le tout. A-t-on jamais existé entièrement ?
Pour mettre le corps à l’écart, les religieux vont lui parler des âmes. Les capitalistes vont lui parler des objets. Les psychanalystes des sexes. L’ombre freudienne porte encore. Comme les précédentes, la fiction du début du 20ème se retrouve dans toute l’idéologie aujourd’hui encore. Le langage permet toutes les distinctions, autorise tous les dépècements. L’attention générale portée à la génitalité est comparable à une dissection mentale.
On va donc parler de genres, d’hommes et de femmes, on va attribuer un rôle politique à un élan naturel qui n’a rien demandé d’autre que la symbiose avec le tout-existant, dont le corps de l’autre est une métonymie, pour quelques minutes ou heures qui semblent toujours durer une éternité. On va demander à l’amour primordial de rendre des comptes, de produire du profit, de cracher de la performance. On va dissocier les préliminaires de la pénétration, on va dire de celui qui a connu l’autre qu’il a « conclu », pour un quelque chose qui n’a ni fin ni début.
Ce tabou sur l’investissement de l’entièreté du corps dans la vie intime pourrait être une sorte de bouclier, afin de les préserver hors de la sphère de l’image, pour des expériences que nous recherchons en grande majorité et que nous trouvons de moins en moins, ensevelis sous le discours dominant, instruits à l’adolescence par des spécialistes qui nous disent qu’il ne suffit pas de vouloir aimer. Il faudrait dissimuler la tendresse, l’habiller des hardes du maigre pouvoir que l’espèce dispute aux forces du temps. N’étant pas dans le secret des alcôves, je ne saurais dire quelle réalité a cours. Mais je peux concevoir quelques-unes des conséquences de ce silence.
Si dans la vie intime l’investissement ne se fait pas totalement, alors il ne se fait pas non plus totalement dans la vie publique, mais il cherche à s’y accomplir davantage. La thématique de la sublimation freudienne est valable, à condition de ne pas la réserver qu’à la fonction sexuelle dans ses dimensions génératrices et hédonistes, mais de l’établir à l’ensemble du corps dans l’acte et le jeu d’amour. À l’inverse, si l’investissement se fait totalement dans la vie intime, il n’a pas à trouver un miroir dans la vie publique, il s’y accomplit naturellement dans la mesure acceptée de ses possibilités, le corps ayant éprouvé ses limites sans avoir été mis sous cloche par le discours environnant qui le réduit à un simple assemblage d’organes assumant une ou plusieurs fonctions. Le sexe, jouissant, cesse de jouir. Le corps sain ne cesse jamais de ressentir. S’il cherche la jouissance d’un organe en particulier, il ne peut s’éteindre avec lui.
Cependant, la faiblesse des masses agglomérées a toujours été un enjeu pour les fidèles à la fiction des âmes et des objets. La répression passe par tous les moyens possibles, de l’institution de l’esclavage à la sanctification de la liberté. Priver les corps des repères que les autres corps leur donnent, par la profusion du discours et l’imposition des lois, voire par la démonstration de force guerrière, par les armes. Placer l’objet entre soi et soi, créer un tiers médiateur qui assénera l’évidence des questions qu’on n’a pas à se poser, s’adresser à Narcisse là où il (n’)y a personne(s). Parler de concurrence là où il y a seulement rencontres. Instaurer une dette là où il y échanges.
La prostitution n’est le plus vieux métier du monde que pour les riches. Les pauvres s’embrassent sans penser qu’ils doivent quelque chose à l’autre en dehors de leur propre bien-être sur le moment, qui ne pourra naître que partagé dans l’acte charnel désintéressé sur le moment, et en ça, leur dignité est plus respectée que dans le rapport entre mari et femme, avec toutes les histoires d’argent, les ressentiments dans les familles, la poursuite d’un statut, la crainte du déclassement, le partage du butin post-divorce, incluant la garde des enfants, et caetera, ou dans la relation entre client(e) et prostitué(e), qui implique une dégradation radicale par le paiement (si vis pacem...).
Une forme de sentimentalisme épistémologique, issue de la sagesse ancienne et d’une noblesse du christianisme avant qu’elle ne soit broyée par l’Église, est morte. Elle a épuisé sa fonction, qui était de permettre l’avènement de la société actuelle, épanouie par ses multiples réalisations, productions, créations. Épanouie, pas peu fière, mais pas très fière. On flâne sans marcher. Cinq sens ne parviennent pas à analyser ce qu’un écran et un brin de cervelle détaillent à volonté. Nos mécaniques ont vaincu, l’effort est terminé. Il ne reste plus qu’à décider du beau et du mauvais temps, ça évitera d’en parler.
Et nous ferons l’amour sous la pluie.
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