Pourquoi l’État social devrait-il disparaître ?
Pourquoi l’intervention de l’Etat dans la sphère sociale, autrefois souhaitée, est-elle désormais dénoncée ? Quels changements ont provoqué ce retournement ? Pour quels intérêts ?
Nous vivons une époque où l’intervention de l’État dans la sphère sociale, ce que Bourdieux appelait « la main gauche de l’État », celle qui est redistributrice, est fortement remise en cause par les différents gouvernements occidentaux. Or, ce ne fut pas toujours le cas, bien au contraire, en des époques où les mêmes sphères œuvraient pour une intervention de l’État au niveau de l’éducation, des infrastructures, de la santé, etc. Qu’est-ce qui justifie ce changement ?
Il faut partir de la base du système capitaliste pour comprendre les besoins de sphères dirigeantes vis-à-vis de l’intervention, ou non, de l’État dans la société.
La base du système est et reste la création de profit, via la plus-value effectuée par la création de marchandises.
Jusqu’aux années 80, cette création se faisait essentiellement par la fabrication et la vente de biens matériels (frigidaires, automobiles, meubles, etc.). A partir du milieu des années 80, sont apparus sur le marché des produits de type nouveau, les logiciels notamment, dont la valeur ne se situait pas dans la fabrication en tant que telle, mais dans la part de conception qu’il contenait (par exemple, le prix d’un CD-Rom physique n’est rien vis-à-vis du prix du logiciel). C’est-à-dire que la plus-value produite par une équipe de concepteurs pouvait se multiplier à l’infini, sur des produits dont la valeur de fabrication devenait négligeable, voire nulle (dans le cas du téléchargement, il n’y a aucun produit réel fabriqué).
Peu à peu, cette part de conception sur les produits s’est étendue via l’ingénierie. Par exemple, dans l’automobile, la part liée à la technologie a été fortement augmentée. Le résultat étant l’apparition d’objets technologiques complexes, pour lesquelles la part de plus-value de fabrication ne représente plus d’intérêt, la maximalisation du profit se fera donc via la diminution maximale des coûts de fabrication.
Cela a des conséquences très importantes sur le système :
- d’une part, il n’y a plus besoin, pour faire de substantiels bénéfices, d’une cohorte de travailleurs dont on doit s’assurer de l’existence, de la santé, de l’éducation. Il lui suffit de prélever quelques individus bien formés et de laisser tomber les autres ;
- les travailleurs employés auparavant sont inutiles à la fois en tant que producteurs, mais aussi en tant que consommateurs, comme trop pauvres pour ses produits high-tech, sauf dans le cas de niches (la grande distribution, par exemple, qui reste à bien des égards dans l’ancien système) ;
- contrairement à l’époque ancienne, il n’y a donc plus besoin d’un État protecteur, mais, au contraire, d’un État le plus minimal possible afin de maximiser ses profits par la baisse des prélèvements. La société civile devant se débrouiller seule ;
- les coûts de production devant être minimisés, il va délocaliser au maximum, vers des pays où il n’aura rien à payer pour une main-d’œuvre en surnombre ;
- la part de conception va s’étendre à d’autres domaines, permettant l’extension du domaine de la plus-value de conception à des domaines a priori éloignés. Le cas des OGM s’explique fort bien à partir de cette recherche d’un profit de conception : les nouvelles substances sont brevetées à partir de recherches génétiques, et un surcoût important s’ensuit, non dû à la fabrication, mais à la part de conception incluse dans le produit. Le phénomène des marques va même jusqu’à s’étendre aux vêtements, pour lesquels le client n’achète pas un produit (pour lequel la part de fabrication dans la valeur est quasiment nulle), mais une marque bien définie qui en fait réellement la valeur (d’où la chasse aux contrefaçons) ;
- la part de fabrication réelle laissée aux pays à forte démographie implique la libre circulation des biens, une sorte de délocalisation généralisée (déterritorialisation), le réseau d’une multinationale permettant le choix des pays à plus faible coût, quasiment en temps direct, tandis que les gouvernements, forcément territorialisés, voient leur niveau d’intervention possible diminuer considérablement, allant jusqu’à accentuer le phénomène par élimination totale des impôts et charges sociales, jouant ainsi à « qui perd gagne » (voir notamment à ce sujet l’ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme) ;
- par ce biais, le système a su rebondir vis-à-vis de la crise, amorcée en 73 via l’augmentation de produits pétroliers, et retrouver une dynamique qui a eu suffisamment d’effets, au moins momentanés, pour lui permettre de gagner la guerre froide, les pays soi-disant socialistes étant englués dans leur rigidité structurelle ;
- la souplesse du système lui permet en effet de créer de nouveaux mécanismes à la suite de crises structurales, sans regarder les conséquences réelles de ces crises et de ces nouveaux mécanismes sur les populations, et en totale ignorance des règles démocratiques ;
- les décideurs du système vont développer une idéologie qui va rendre acceptable ces transformations, dont les résultats sont une augmentation générale de la pauvreté, y compris dans les pays industriels traditionnels, d’où l’émergence dans les années 80 de l’idéologie néo-libérale, qui est un moyen d’obtenir cette nouvelle augmentation du taux de profit ;
- aujourd’hui, nous sommes probablement en fin de cycle, la part des matières premières devenant prépondérante. Le profit étant toujours l’objectif, il est à craindre que celui-ci soit créé via la rareté des matières premières, ce qui ouvrirait la voix à une nouvelle transformation sociétale encore plus désastreuse (Soleil vert comme perspective ultime ?).
Nous pouvons constater que l’action actuelle du gouvernement va dans le sens indiqué, c’est-à-dire à couper la main gauche de l’État, afin de maximiser les profits pour les grands industriels, quitte à paupériser l’ensemble de la société civile de façon drastique.
On voit bien que les conséquences à long terme sont dramatiques, par la création d’une société à deux vitesses, entre ceux qui peuvent entrer dans la sphère de production conceptuelle, et garderont, au moins le temps de leur employabilité, un pouvoir d’achat suffisant pour se payer le logement, la santé, l’éducation de leurs enfants : et les autres, qui galéreront pour tout (emploi, logement, santé, éducation), et se verront rejeter dans des zones suburbaines à risques, tandis que les structures étatiques se résumeront à une main droite dure, police, prison et justice expéditive.
J’ajouterais que les mesures actuelles risquent d’aller tellement loin (y compris par la chute des budgets pour l’éducation et la recherche), qu’elles finissent par être contre-productives y compris pour les classes moyennes, touchant également notre capacité à innover, qui nécessite malgré tout des conditions de vie permettant le développent de la créativité, qui ne se résument pas à travailler plus, mais travailler mieux, donc avec du temps pour éveiller l’esprit, un développement culturel de haut niveau, etc. Dans ce cas, notre capacité à créer, pour les entreprises, de la plus-value intellectuelle risque alors elle-même d’en être affectée.
Nous sommes devant un choix de société : ou bien assurer le futur de la société civile et développer les services publics en fonction des besoins réels de la population ; ou bien vouloir maximiser les taux de profit des multinationales, qui s’évaporeront dans la sphère financière, en détruisant les services publics, notamment sociaux, avec les conséquences désastreuses à la clé.
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