On a l’habitude.
Les retraites, sujet de clivage politique, font l’objet d’une bataille dogmatique où rivalisent certitudes et indifférence.
Dans ce débat, on a un peu oublié l’essentiel : les gens.
- C’est quoi, vieillir aujourd’hui ?
- Qu’est-ce qu’un senior actif, un senior au chômage, un senior malade, un senior à la retraite ?
- Quelle place la société leur fait-elle ?
Traiter du sujet des retraites, c’est d’abord répondre à ces questions. Et les réponses existent, il suffit de consulter les nombreuses études réalisées depuis des années.
Une vie plus longue ?
On nous l’a assez ressassé,
l’espérance de vie en France augmente régulièrement, de l’ordre de 2 mois supplémentaires chaque année, et est estimée pour un nouveau né en 2009 à 77,8 années (garçon) ou 84,5 années (fille).
Intuitivement, si l’augmentation de l’espérance de vie est une bonne nouvelle, on ne la perçoit pas forcément comme un avantage personnel, ces chiffres étant de nature statistique. En toute rigueur, chaque année de vie passée nous fait appartenir aux
happy few qui ont vécu jusque là, et ce club a une espérance moyenne de vie supérieure. En 2009, un sexagénaire a une espérance de vie de 82,2 années, ce qui est bien supérieur au 77,8 années pour le nouveau né, bien que ce dernier profitera davantage des progrès en la matière. S’il a la chance de vivre jusqu’à 60 ans. Car l’augmentation de l’espérance moyenne de vie n’implique malheureusement pas sa répartition équitable.
Un peu quand-même, en fait. Si l’on considère, par tranche d’âge,
la mortalité en France entre 1975 et 2005, on observe que les progrès (baisse) sont plutôt bien répartis, et légèrement au profit des plus jeunes (graphique de gauche) :
Ainsi, si les plus jeunes profitent en priorité des progrès en matière de santé, sécurité, etc. ces progrès concernent le plus grand nombre. La figure de droite exprime le gain en vies sauvées par millier de personnes, et cette valeur est bien entendue d’autant plus élevée que la mortalité l’était en 1975. On constate donc un pic chez le nourrisson (mortalité infantile précoce élevée), et des valeurs croissant avec l’âge. Il apparaît donc que si les progrès en gériatrie, ou tout ce qui concerne la protection des personnes âgées, se sont accrus d’un peu plus de moitié par rapport aux progrès en pédiatrie (l’effort collectif portant essentiellement sur cette dernière discipline), leurs effets démographiques sont de 10 à 100 fois supérieurs.
Ce mécanisme purement arithmétique, combiné avec une pyramide des âges inversée, conduit à une explosion démographique des plus de 75 ans. Ainsi, la
répartition par génération de la population française (et sa
projection) est considérablement modifiée :
Il en résulte que notre problème d’équilibre financier d’origine démographique tient davantage dans la prise en charge des plus de 75 ans, en hausse forte et continue, que dans le financement des retraites du "3ème age", qui croît lentement, exception faite du pic du baby-boom devenu papy-boom. Le point de vue démographique de la chose devrait donc nous inciter à explorer en priorité la piste des coûts de prise en charge de la dépendance liée à l’âge, en développant des moyens dans ce domaine. Or il n’est pas sûr (c’est un euphémisme) que les institutions existantes soient la panacée, en termes humains comme économiques. On peut imaginer une meilleure solidarité intra-générationnelle, consistant par exemple à mettre en "pot commun" une partie des pensions de retraite et du patrimoine de ceux qui deviennent dépendants, de manière à financer, et à réduire par effet de volume, les coûts de prise en charge.
Si la retraite par répartition est l’expression de solidarité inter-génération, il serait bon de développer, au sein d’une même génération, plus de solidarité.
N’oublions jamais que les progrès de la médecine reposent sur l’expérience, donc sur les patients, et donc essentiellement sur les pathologies... des modestes, plus nombreux. Ceci fait de la santé le domaine solidaire par essence.
60 ans, mais dans quel état ?
60 ans, 65 ans, 70 ans, on jongle avec ces chiffres comme s’ils signifiaient quelque chose. En fait oui, ils signifient... l’âge de la retraite. La boucle est bouclée, et souvent le débat aussi.
A l’allongement de l’âge de départ en retraite, on peut facilement opposer un argument : Le taux d’activité des seniors décroit fortement avec l’âge.
Il y a trois raisons à ça : les problèmes de santé se multiplient, le marché du travail est davantage fermé, et la proximité de l’âge de départ constitue, pour des raisons essentiellement économiques (on se rapproche du taux plein), une bonne raison de prendre prématurément sa retraite (ce dernier point étant confirmé par
une étude de l’IRDES).
La première raison (santé) est en principe indépendante du système de retraites : il s’agit de pathologies directement liées au vieillissement, ou de probabilité croissante, avec le temps, d’être victime d’une affection grave. Cependant, la prise en charge de ce problème diffère énormément selon les pays, et biaise largement les statistiques du taux d’emploi des seniors. Ainsi, si l’on compare le
taux d’emploi par âge de 4 pays européens (F, D, UK, S), on constate que la Suède est championne pour l’emploi des séniors :
L’article précise que si en France, la pension d’invalidité représente 50% du dernier revenu de l’intéressé, le statut de salarié en fin d’activité, dispensé de recherche d’emploi, lui assure 65 à 75% de ce revenu... On s’en doutait, mais ces statistiques du chômage sont décidément trop tordues pour être prises au sérieux.
Mais d’abord, de quoi souffrent les salariés en incapacité ? Une enquête de SHARE (Survey on Health Ageing and Retirement in Europe) menée en 2004, et
compilée par l’IRDES s’est intéressée aux pathologies les plus invalidantes chez les 50-65 ans. Dans l’ordre décroissant de limitation de l’activité :
Maladie de Parkinson - Fracture de la hanche - Ostéoporose - Cataracte - Accident vasculaire cérébral - Cancer - Asthme - Maladie pulmonaire - Ulcère gastrique - Diabète - Maladie cardiaque - Polyarthrites - Cholestérol - Hypertension artérielle. On y voit aussi que les deux pays où l’on se déclare le plus limité dans son activité sont les Pays Bas et... la Suède.
Curieusement, cette étude reste très "pudique" sur les affections psychiatriques, absentes des statistiques.
Pourtant, comme le montre une étude de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés (CNAM-TS) réalisée en 2000, et présentée dans un
rapport de l’Assemblée Nationale, la consommation de psychotropes touche d’abord les sujets âgés, en particulier les femmes :
Cette étude met en évidence des prescriptions en partie abusives de ces psychotropes (selon les études, la France est championne en Europe - ou seconde après la Belgique - de la consommation de ces substances), mais également la part de "malaise" liée à l’âge, voire à l’activité salariée / chômage (pic des antidépresseurs à 50-59 ans). A partir de 50 ans, presque une Française salariée sur deux "tourne aux médocs".
Mais c’est si l’on interroge directement les gens que l’on met en lumière les disparités les plus importantes. L’étude la plus intéressante, réalisée par SHARE et portant sur 22 000 personnes, s’intéresse à la
Pénibilité au travail et la santé des seniors en Europe. Je recommande sa lecture, et en voici extraites quelques observations :
- On est en meilleure santé si :
- le salaire et/ou les perspectives d’avancement ou de progression personnelle sont élevés,
- la pénibilité physique perçue et la pression sont faibles,
- la possibilité de décider de la conduite de son travail et de développer de nouvelles compétences est forte,
- la sécurité de l’emploi est forte.
- Le rapport insiste bien sur l’état de santé des chômeurs :
- 78 % des personnes de 50 à 65 ans en emploi se perçoivent en bon état de santé contre 58 % des personnes sans emploi.
- Le rapport conclut ainsi :
- "Les caractéristiques de l’organisation du travail et la santé constituent des déterminants importants de la participation des seniors au marché du travail. Si l’on souhaite favoriser l’emploi des seniors et préserver leur santé sur leur lieu de travail, la mise en œuvre d’une prévention des risques organisationnels constitue une solution efficace."
No country for old man
Le marché du travail est-il adapté aux séniors ? On a presque honte de poser la question, tellement la réponse semble évidente.
Le monde de l’entreprise a fortement évolué ces dernières décennies, et cette évolution peut être caractérisée par deux facteurs en partie liés : le taux d’emploi et la productivité (en hausse). Toutefois, il existe en Europe de grandes disparités devant ces paramètres (voir cet
article de J-F Jamet). La productivité se fait souvent au détriment du social, ce qui fait porter son coût sur les structures collectives sociales. Ainsi, les RTT ou les emplois aidés, représentent à la fois un bien social et un mal en termes de productivité par personne. Inversement, "
si l’on passe durablement d’un rythme de productivité de 1 à 2 % par an, la croissance du PIB est supérieure d’1 point et celle de l’emploi identique à la situation antérieure" (voir
Rapport d’information n° 189 (2006-2007) du Sénat chapitre III).
Toujours est-il que le monde de l’entreprise agira naturellement, pour des raisons économiques évidentes, dans le sens d’une productivité maximale, et que l’on peut constater
au sein de l’OCDE que les pays les plus développés sont à la fois les plus productifs, et ceux qui consomment le moins d’heures de travail.
Quand on aborde le sujet de la productivité des seniors, on touche là à un sujet tabou, probablement à cause du langage électoral qui évite d’associer l’âge d’une population très représentative de l’électorat à une faiblesse quelconque. Une
étude de l’INSEE nous donne quelques éléments essentiels. D’abord, les disparités sont énormes selon :
- Le domaine d’activité : l’Industrie voit la productivité des salariés chuter dès 40 ans, alors que le Commerce et les Services la voient maximale à 45 ans, puis relativement stable.
- Le niveau de qualification : Si les plus qualifiés mettent à profit leur expérience et augmentent ainsi leur productivité comme leur salaire, les autres stagnent en salaire, ou restent au chômage notamment quand des grilles salariales sont appliquées.
On observe ainsi une augmentation statistique des salaires moyens avec l’âge, mais essentiellement liée au fait que plus l’âge avance, plus les non qualifiés sortent du marché de l’emploi. Pour les femmes, le salaire moyen n’augmente pas ou peu avec l’âge, car les sorties du marché de l’emploi sont plus fréquentes, à haut niveau de qualification aussi.
A un problème humain, des réponses humaines
On est face à trois problèmes :
- Comment améliorer le taux d’emploi des seniors les moins qualifiés, dans l’industrie notamment ?
- Comment adapter l’environnement de travail aux plus "fragiles" des seniors, pour leur permettre d’exprimer leur expérience tout en préservant leur santé ?
- Comment éviter l’effet de seuil lié à un âge officiel de départ à la retraite, qui a l’inconvénient de noircir la perception des seniors et d’inciter le salarié à ne raisonner qu’en fonction de son calcul de décote ?
Le premier point concerne essentiellement les entreprises, sa réponse doit donc s’adresser à elles. On cherche ici à corriger deux tirs : D’une part (court terme), la baisse de productivité qui ne peut avoir qu’une réponse économique, et d’autre part (long terme) les profils de carrières qui ne doivent plus "laisser en friche" les talents de nombreux salariés, condamnés à ne fournir qu’un travail de nature quantitative, sans capitalisation de l’expérience.
Une aide financière à l’embauche des seniors, sous forme d’allégement des charges par exemple, aurait un effet pervers sur le taux d’emploi des autres générations, et notamment des jeunes. En revanche, associer l’emploi d’un jeune à celui d’un senior évite cet inconvénient. Ainsi, une solution consisterait pour l’entreprise à ne payer de charges sociales que sur une tête, pour un binôme constitué d’un junior et d’un senior. Le senior ne travaillerait qu’à temps partiel, selon des conditions définies plus loin.
Un système de bonus-malus établi en fonction des efforts de formation et plus généralement de la gestion des ressources humaines dans le sens d’une meilleure capitalisation de l’expérience, pourrait être appliqué, et éviter ainsi les carrières vouées tôt ou tard à une sortie anticipée du marché de l’emploi.
Le second point, abordé dans le rapport de l’IRDES (grosse enquête SHARE), nécessite un aménagement des conditions de travail. Cependant, compte tenu de la spécificité des seniors, dont les compétences s’expriment "dans la qualité plus que dans la quantité", l’aménagement qui parait le plus simple à mettre en place est celui du temps de travail (annualisé) décroissant.
Ainsi, on peut conjuguer productivité et employabilité des seniors, tout en privilégiant l’espérance de vie, en démarrant dès 50 ans le cycle suivant (les valeurs sont indicatives) :
- travail à 80%, payé 90% de 50 à 55 ans (5% pris en charge par l’État, idem pour l’entreprise)
- travail à 60%, payé 80% de 55 à 60 ans (10% pris en charge par l’État, idem pour l’entreprise)
- travail à mi-temps, payé 75% de 60 à 65 ans (15% pris en charge par l’État, 10% pour l’entreprise)
- travail à mi-temps, payé 75% (prise en charge intégrale par l’entreprise) au delà, sur souhait du salarié et de l’entreprise.
Cette formule serait facultative (alternative au "x" années légales), mais décidée de manière irréversible : on profite du confort sur la période 50-60 ans pour améliorer sa santé, et travailler à mi-temps jusqu’à 65 ans.
Le fait d’aborder la vie professionnelle dans un contexte évolutif vers plus de temps libre (WE plus longs, ou partie de l’année passée au vert à préparer sa retraite) permettrait d’agir là où ça pèche : le moral. Ça permettrait aussi aux salarié(e)s travaillant à temps partiel par obligation d’acquérir un droit de pension plein-temps avant la retraite (reconnaissance financière).
Le 3ème point concerne directement le calcul de décote : Un salarié aura d’autant plus tendance à partir prématurément en retraite que sa décote sera faible, et donc qu’il se rapprochera de sa période optimale de cotisation. Or on ne sait, jusqu’ici, traiter finement le problème d’injustice liées aux disparités sur l’espérance individuelle de vie (pénibilité + facteurs génétiques).
Jusque là, en fonction de la durée de cotisation, on améliorait plus ou moins sa retraite. Le montant de la pension était alors fixé, à vie. Ceux qui vivaient plus longtemps avaient doublement plus de chance.
Si maintenant, on applique un montant de pension décroissant, de l’ordre de -5% tous les cinq ans (en appliquant un plancher), on rétablit en (faible) partie l’équité dans le partage des montants cotisés. Et si la date, à partir de laquelle la décroissance de la pension commence, dépend de la durée de cotisation, on se trouve dans la situation suivante :
- les salariés en mauvaise santé partirons tôt en retraite, en profitant (moins longtemps hélas que la moyenne, mais plus confortablement qu’auparavant) d’une pension optimale,
- les salariés se sentant en bonne santé auront intérêt à cotiser plus longtemps, pour reculer la date de décroissance de pension,
- les salariés partis tôt malgré une bonne santé seront pénalisés, car ils connaîtrons plus tôt une baisse de leur pouvoir d’achat, et participeront ainsi davantage au financement des dépendances du 4ème âge.
Ce nouveau calcul de décote peut paraître un peu surprenant, mais il permet, indépendamment des statuts (public/privé), des domaines d’activité ou des niveaux sociaux, d’équilibrer les choses et de mettre chacun devant ses responsabilités. Associé à une véritable prise en charge collective du 4ème âge, il permettra dans chaque situation individuelle d’équilibrer durée de cotisation et durée de retraite avant perte d’indépendance. Car il s’agit de faire financer, progressivement, la dépendance :
- par les retraités, de la manière la plus redistributive possible (solidarité intra-générationnelle),
- par l’entreprise, à travers sa participation à la réduction du temps de travail des seniors ("taxe" sur la productivité accrue),
- par l’État, à travers sa participation à la réduction du temps de travail des seniors et à l’aide sur l’emploi junior-senior (ce qui constitue un bon investissement Santé/Économie).
Au fond nous nous trouvions au XXème siècle devant le problème du financement des retraites pour tous. Et nous avons répondu par le système par répartition, expression de solidarité entre 2ème et 3ème âge.
Aujourd’hui devant le problème du financement des pensions des plus de 75 ans, il s’agit de mettre en place une solidarité issue du 3ème âge en bonne santé, chez les actifs comme chez les retraités les plus aisés.
Les disparités importantes des revenus des retraités (par sexe, par régions, par rapport pension/cotisations, par carrière, par patrimoine, par complément de capitalisation) devraient nous y inciter.
Sources :
INSEE
Espérance de vie à divers âges (série longue depuis 1994)
Taux de mortalité par âge en France de 1975 à 2005
Population par groupe d’âge (série longue depuis 1901)
Projection de population à l’horizon 2050 et structure par âge
Taux d’emploi par âge dans l’Union européenne
Les salaires des seniors sont-ils un obstacle à leur emploi ? - Patrick Aubert
IRDES
Partir à la retraite en Europe : déterminants individuels et rôle de la protection sociale - Thierry Debrand, Nicolas Sirven
Quels dispositifs de cessation d’activité pour les personnes en mauvaise santé ? - Thomas Barnay, François Jeger (DREES)
L’impact de l’état de santé sur l’emploi des seniors en Europe - Thomas Barnay, Thierry Debrand
Pénibilité au travail et santé des seniors en Europe - Thierry Debrand, Pascale Lengagne
Assemblée Nationale
Rapport sur le bon usage des médicaments psychotropes - Maryvonne BRIOT
Sénat
Productivité et niveau de vie : l’ Europe décroche-t-elle ? - Joël BOURDIN
Fondation Robert Schuman
Productivité, temps de travail et taux d’emploi dans l’Union européenne - Jean-François Jamet
OCDE
OECD estimates of labour productivity levels