Sois rebelle et t’es toi !
Cette injonction consumériste, qui promet à chacun de satisfaire sa quête d’identité par l’adoption d’attitudes soi-disant rebelles, est mensongère. Le message s’adresse à la jeunesse mais à travers elle à toutes les classes d’âge puisque la société de consommation développe aussi le jeunisme. Soyez jeune ! Soyez rebelle ! et vous trouverez alors votre identité.
"Deux qualités sont indispensables au Rebelle. Il refuse de se laisser prescrire sa loi par les pouvoirs, qu’ils usent de la propagande ou de la violence. Et il est décidé à se défendre", Ernst Jünger, Traité du rebelle (1951).
La qualité de rebelle est le plus souvent assimilée à la jeunesse dont les excès ont de tous temps existé. Mais dans les sociétés traditionnelles, ils étaient pris en charge par des processus intégratifs. Sous l’Ancien Régime, les enfants participaient presque entièrement à la vie des adultes. Il existait des rituels de passage de l’enfance à l’âge adulte comme la communion et, bien sûr, le mariage. La Révolution instaure le service militaire, autre rituel de passage qui est aussi une initiation sexuelle souvent par le recours à la prostituée. C’est à l’occasion des fêtes de village que les jeunes avaient tout loisir de tester les limites en se livrant à des jeux et à l’ivresse. Ces fêtes canalisaient en quelque sorte le phénomène à un lieu et à un temps bien définis. En 1882, l’école obligatoire de Jules Ferry vient renforcer les processus de socialisation. Puis le scoutisme, les clubs de sport, aussi, participeront à cette éducation de la jeunesse pour qu’elle ne soit pas trop rebelle ou qu’au moins l’énergie de cette rébellion soit employée positivement..
Qu’en est-il aujourd’hui ? La croissance et la consommation, ainsi que le prolongement de la durée des études, ont bouleversé le statut de la jeunesse. Celle-ci traîne son mal de vivre comme l’étendard de sa rébellion. Dans les années 60, elle affiche son désir de libération et de révolte qui sera très vite récupéré par l’économie et la publicité. Le recours aux drogues comme transgression de la morale et de la loi aboutira à une addiction qui fera du rebelle un être dépendant de son produit, soumis, tout sauf rebelle. La subversion d’aujourd’hui est le conformisme de demain. Est-on rebelle aujourd’hui parce que l’on écoute du rock and roll ? Hier, on l’était pourtant...
La voiture est le symbole même de l’affirmation de soi. Le modèle de la voiture, le "tuning", l’excès de vitesse, le son de l’auto-radio à fond : je m’affirme rebelle ! Notre monde d’aujourd’hui offre le spectacle d’une vaste mascarade, de mise en scène de subversions factices pour entretenir l’illusion chez chacun de sa condition de rebelle et entretenir le système. La publicité encourage l’individualisme et flatte l’égotisme au nom de l’attitude rebelle. Acheter tel produit, c’est s’affirmer différent de ses congénères. Les produits achetés sont les accessoires de votre identité. Sois rebelle et t’es toi ! Achète ce produit et tu t’affirmes différent. Ce n’est plus le "connais-toi toi-même" mais le "sois toi-même par la consommation" ! Sois toi-même sans rien connaître de ton for intérieur, de ton identité, de tes racines, de tes dettes envers la collectivité et les générations qui t’ont précédé. En fait, sois ce que tu parais être grâce à la panoplie des gadgets que l’on met à ta disposition ! Consommateur déguisé en rebelle.
(...) "L’ordre établi contemporain - celui de la marchandise sans frontières - a besoin de la rébellion institutionnalisée de manière à détruire les authentiques poches de résistance - culture, langue, littérature, toutes sortes de traditions et d’expressions qui ont façonné l’art de vivre des peuples - pour les couler dans le moule uniformisateur du marché." (Christian Authier, Où sont les rebelles ?) Le rebelle peut être celui qui dit "non", même sans analyse sérieuse de ses motivations, seule compte la posture. Cela peut être aussi et, surtout d’ailleurs, celui qui dit "oui". Dire"oui" à la mondialisation, à la subversion prétendue dans l’adulation des chansons de Chantal Goya ou du gloubi-boulga de Casimir. La rébellion positive, c’est contester par des voies qui ne font qu’enrichir les marchands de tapis qui gouvernent le monde.
En politique évidemment, cette mode ne nous a pas été épargnée : la "rupture" pour l’un qui s’affranchit des dernières limites que la droite gaullienne maintenait encore, la "bravitude" pour l’autre, qui assume la "rebellitude" face aux éléphants et par la mise en scène de sa colère lors du face-à-face télévisé. Et, au centre, encore un rebelle, sans doute plus authentique que les deux précédents fabriqués par les médias : François Bayrou qui veut "baffer" les partis et autres systèmes pour donner plus de pouvoir au citoyen... Tous rebelles alors ?
Etre rebelle pour être soi, c’était, il y a trente ans, vivre selon le "peace and love", au refrain de "sea, sex, sun and rock and roll", faire l’amour librement, se promener tout nu, afficher sur le mur de sa chambre un portrait de Rimbaud, de James Dean, d’Elvis ou de Che Guevarra. Aujourd’hui, c’est porter des Nike, consommer bio et le dire haut et fort, affirmer sa fierté gay, ou encore être un "hacker", télécharger des logiciels "open source", créer son propre blog sur internet, écrire des articles sur un média citoyen...
Bref, après ce petit tour d’horizon qui n’a pas la prétention d’être philosophique, revenons à la définition donnée par Ernst Jünger dans son Traité du rebelle : "Deux qualités sont indispensables au rebelle. Il refuse de se laisser prescrire sa loi par les pouvoirs, qu’ils usent de la propagande ou de la violence. Et il est décidé à se défendre". Selon cette définition, le rebelle n’est pas un révolutionnaire. Il est rétif à l’autorité quand elle prétend s’imposer par des voies illégitimes, mais il n’a pas de plan pour renverser le pouvoir et le remplacer. Il se défend, c’est tout. Même si la meilleure défense parfois c’est l’attaque.
Peut-on dire alors que le consommateur ne se laisse pas dicter sa loi par les grandes marques, les modes de vie et de culture mondialisés, qu’il ne se laisse pas imposer ses comportements par les temples de la consommation et la publicité ? Peut-on dire que le citoyen ne se laisse pas guider par les sondages d’opinions, les médias, les personnalités connues ? La question reste ouverte bien entendu. Sommes-nous rebelles et que signifie aujourd’hui être rebelle ?
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