Le dernier plongeon du fils de Tournesol
Il y a des nouvelles comme ça qu’on n’aime pas trop apprendre. Le décès d’un être cher, ou de celui d’un homme dont vous avez suivi pendant des années les exploits. Et cette fois, avec le décès de Jacques Piccard, c’est une grande partie de votre enfance qui s’en va, à remonter jusqu’à son père qu’il a accompagné dans ses recherches, car notre héros des grands fonds était aussi le fils d’Auguste, le découvreur de l’uranium 237, un savant à l’allure farfelue, et le premier homme à avoir pu observer la courbure terrestre grâce à son ascension en ballon de 1931 (où il atteignit 15 781 mètres puis 16 201 en 1933). Un voyage dangereux dans l’inconnu à l’époque, dans une sphère d’acier suspendue à un énorme ballon : procédé valable à l’envers pour l’exploration des grandes profondeurs, la boule d’acier étant alors suspendue à un "ballon" d’essence plus léger que l’eau. Auguste était donc "naturellement" aussi l’inventeur du bathyscaphe : en le testant il deviendra par là même un "hydronaute", comme on dit "cosmonaute" pour ceux qui plongent, mais vers les étoiles. Le père de Jacques était un sacré phénomène, et son fils également. Car, chez les Piccard, c’était toute la famille qui était atteinte du virus de la recherche scientifique. Et l’est encore chez les descendants... Bertrand Piccard en étant la preuve vivante avec son aventure Breitling Orbiter (et son formidable projet Solar impulse dont on vous parlera ici même très bientôt).
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Auguste avait en effet aussi un frère jumeau : Jean-Félix Piccard, aéronaute émérite lui aussi et inventeur tous azimuts : c’est grâce à lui par exemple que l’on a pu envoyer des bombardiers en altitude en 1944 grâce à son invention, celle d’un procédé de dégivrage du cockpit efficace, utilisé entre autres sur les avions Liberator. Jean avait épousé... Jeannette, une Américaine née Ridlon, au caractère bien trempé, qui n’avait elle aussi pas froid aux yeux, car elle est restée encore à ce jour la seule femme à avoir atteint la stratosphère en ballon. Avec son mari, elle expérimenta les voyages strastophériques à l’aide de grappes de ballons d’hélium, plus faciles à mettre en œuvre que les énormes enveloppes à hydrogène, réputées à juste raison dangereuses. Jeanne était un personnage exceptionnel : très religieuse depuis sa plus tendre enfance (elle avait perdu sa sœur jumelle à 3 ans), elle fut ordonnée prêtre de The Church of the Advocate, une branche de l’Eglise épiscopale, en 1974, un rêve d’enfance particulier devenu réalité pour elle. Elle est décédée en 1981. Les deux premiers personnages hauts en couleur ont tellement marqué les esprits que les scénaristes de Star Trek ont appelé le capitaine de l’entreprise "Jean-Luc Picard", en hommage à toute cette famille suisse de découvreurs aventureux… et c’est bien le mélange des deux caractères masculins et des deux allures incroyables qui a servi de modèle à Hergé pour tracer le portrait de l’impayable et incontournable Pr Tournesol. Jean est lui-même disparu en 1962, un an avant son jumeau Auguste, le père du disparu.
Avec un tel héritage, et des parents pareils, Jacques Piccard aurait pu devenir un étudiant falot, écrasé par un tel environnement familial. Tout au contraire : en 1960, c’est bien lui qui est resté dans l’Histoire a 38 ans pour avoir battu le record de plongée en mer à bord du bathyscaphe Trieste, en s’enfonçant à 10 916 mètres de profondeur, au large de la fosse des Mariannes. Un exploit extraordinaire, tant la pression à cet endroit est colossale et le danger constant : pour lutter contre, la firme Krupp avait dû fabriquer une sphère de 12 à 18 cm d’épaisseur d’acier en trois parties (deux demi-sphères et un anneau de maintien), elle-même suspendue à un cylindre de tôle rempli d’essence (près de 130 m3), le tout évoluant dans le noir absolu. Il est évident qu’au moindre incident les deux pilotes à bord n’avaient aucune chance de s’en sortir, et que seuls les calculs d’Auguste Piccard pouvaient leur garantir de retrouver la surface. A 11 000 mètres de profondeur, la pression est de 1 156 fois la pression atmosphérique ! Il n’y avait pas de liaison radio possible et le GPS n’existait pas à l’époque, les deux hommes devaient plonger au milieu d’un canyon à l’aide de leurs seuls projecteurs : la moindre défaillance de ces derniers pouvait leur être fatale. Jacques n’hésitera pas une seconde pourtant pour tenter l’exploit : dans la famille Piccard c’est comme ça, on n’est pas le fils de Tournesol pour rien.
Le 23 janvier 1960 à 8 heures 23, le bathyscaphe s’enfonce donc sous les vagues du Pacifique... il mettra six heures pour toucher le fond. A - 30 000 pieds (- 9 000 m environ), nos deux aventuriers entendent un énorme craquement et croient leur fin venue, mais rien ne se passe et ils décident de continuer. En faisant confiance à un procédé simple pour éviter de s’écraser sur le fond : sous le bathyscaphe a été fixée une simple tige d’acier de quelques mètres... à peine le fond touché par l’extrémité, l’engin s’arrête de descendre car il est au bord de l’équilibre de pression et il lui faut en réalité très peu d’énergie pour le faire bouger. Auguste à tout prévu, comme d’habitude. Piccard et son compagnon américain Don Walsh restent à peine une demi-heure et remontent en lâchant par les deux trémies proéminentes sous le dessous de la coque de la limaille de fer emportée comme ballast : à 16 heures 56, ce jour-là, remontés à l’air libre, ils deviennent recordmen du monde de plongée… ils sortent de leur boule exténués et en nage, comme le révèle une photo saisissante (voir en dessous de ce texte). Ce jour-là, le fils est alors allé aussi loin que le père sur Terre, mais dans l’autre sens ! A ce jour, le record tient toujours : le plus bas fond existant sur terre est à 11 020 m toujours dans les Mariannes, mais personne n’a osé s’y rendre depuis quarante-huit ans. Bien trop risqué. La preuve : le seul engin à avoir essayé depuis était un robot japonais, le Kaiko, en 1995, au même endroit à peu près. Lui a atteint 10 911,4 mètres de profondeur, pas loin du record absolu. Mais, le 29 mai 2003, le Kaiko, parti une nouvelle fois au fond ne reviendra pas.
Quand les chercheurs japonais remontent la moitié de ses 12 km de câble, il a bien la plate-forme intermédiaire encore au bout, mais plus le petit "rover", car l’engin est en deux parties. Il a disparu à 4 700 mètres de profondeur, au large de Tokyo. La plongée a de telles profondeurs est toujours un risque, et la disparition du robot Kaiko près de quarante ans après l’exploit de Piccard rend celui-ci encore plus grand. A noter que le Kaiko avait lui aussi servi à autre chose qu’à la recherche scientifique : "It has also been used to help locate and recover sunken rockets and ships - but who rescues the rescuer ?", confirme le site Science News. La fusée retrouvée en 1999 était japonaise "Discovered parts of Japanese rocket, H-2 No.8, which was sunken on the sea floor of 2,900 meters off Ogasawara Islands due to its launching failure during the participation of search operation". En mars 97, un autre rover associé en véhicule secondaire à la plate-forme Kaiko, le Dolphin 3K, avait découvert l’épave du tanker NAKHODKA, coulé deux mois avant et dont la coque laissait échapper son fuel lourd. Les submersibles spécialisés ont bien une fonction écologique par définition.
Le Trieste, construit en 1953 avait été acheté en 1958 par la Marine américaine officiellement pour étudier les étranges réflexions radars constatées à certaines profondeurs... et officieusement pour aller inspecter les restes des sous-marins accidentés broyés au fond des océans, tel le Tresher de terrible mémoire, disparu le 10 avril 1963. Le 13 septembre de la même année, dépêché sur les lieux du naufrage, le bathyscaphe remontait de 2 560 m de profondeur un élément essentiel pour l’enquête sur la catastrophe qui conclura à des défauts de soudure sur des éléments de refroidissement du cœur nucléaire. Pour ne pas alerter les Russes, les services secrets américains racontèrent partout que le Trieste participait alors à la recherche du Titanic... Bien évidemment, autour du Trieste, à sa remontée, on trouvait les célèbres chalutiers soviétiques à l’affût. En fait, la première expédition pour le Titanic ne se fera pas avant 1980 et la première image d’une chaudière et d’une cheminée ne sera pas vue avant le 1er septembre 1985 ! Le Trieste ira aussi à la recherche du Scorpion, coulé le 22 mai 1968 au large des Açores comme nous vous l’avons conté également ici. Encore une fois, c’est lui qui ramènera en janvier 1969 les étonnants clichés du vaisseau en miettes gisant par 10 000 pieds de profondeur. Le magazine Popular Mechanics (Mécanique Populaire, en illustration principale ce jour), reflet parfait des thèses officielles gouvernementales américaines, reviendra plusieurs fois sur le sujet du Trieste, notamment pour le 40e anniversaire de sa plongée en 2003, mais sans jamais évoquer ses expéditions militaires. C’est assez symptomatique de l’état d’esprit qui anime ses opérations secrètes !
A partir de 1963 Jacques Piccard à l’intuition que les plongées en sous-marin peuvent devenir des expéditions touristiques : installé depuis toujours à Genève, un lac majestueux lui tend les bras pour réaliser ses projets de balades au fond des eaux. Il construit pour cela un long sous-marin lancé en 1964, le PX-8, qu’il baptise l’Auguste Piccard, fort naturellement, son père étant décédé durant sa construction. L’engin de 98 tonnes et 38 mm d’épaisseur de coque est mis à flot en grandes pompes et servira des années, mais dans un bel imbroglio juridique (bien ridicule). Il transportera 33 000 personnes sans aucun incident, mais aura une vie mouvementée. Il atterrira plus tard à Vancouver, puis aux Etats-Unis, à Galveston, où il restera abandonné aux intempéries durant vingt-trois ans. Racheté 35 000 francs suisses en 1999 (un peu plus de 20 000 euros), il n’en reste aujourd’hui qu’une épave fort abîmée, rongée par la rouille et fierté néanmoins du Musée suisse des Transports de Lucerne, épave devant laquelle son concepteur a posé en souriant lors de son déplacement en 2005. L’engin devrait être progressivement restauré dans les années à venir. Les Suisses l’ont promis.
En 1969 lui vient une autre excellente idée : il crée le PX-15 Ben Franklin, un sous-marin chargé de dériver avec le courant du Gulf Stream pendant trente jours. Parti de Palm Beach en Floride le 14 juillet 1969, il arriva Halifax en Nouvelle-Ecosse le 14 août, rien qu’en se laissant porter par le courant fabuleux. L’engin demeure le seul à avoir permis de cartographier ce courant vital, fort menacé par l’acidité augmentée des eaux mondiales. Entre-temps, l’homme a mis le pied sur la Lune, et Piccard est en phase avec la vie de cette planète où les hommes sont condamnés à rester. C’est grâce à son voyage fondamental que l’on commence à mesurer l’étendue des dégâts de la pollution : quelques années après, le Gulf Stream commence à ralentir, et son arrêt signifierait à coup sûr la disparition de toute vie ou presque en Atlantique. Piccard en a déjà eu l’intuition, car avant lui personne n’avait songé à mesurer cette dérive gigantesque. Inquiet, il crée la "Fondation pour l`étude et la protection des mers et des lacs". En récompense, un jour, Jacques Piccard posera en compagnie de... Buzz Aldrin, le second à avoir mis le pied sur le satellite de la Terre. En voilà deux qui sont de la même trempe, tout simplement. L’homme a tellement marqué son temps... qu’on le confondra le jour de son décès, dans la presse... avec son (auguste) père ! Un bel hommage inattendu en forme de belle bourde journalistique !
Entre-temps il travaille toujours pour la Navy américaine et construit en 1965 pour elle le Trieste II, engin de 85 tonnes muni de 4 pieds capable de se poser sur le fond des océans, qui fera plus de 100 plongées. Pour gagner quelques milliers de dollars, il reprend des éléments du précédent dont la première et célèbre boule d’acier testée sur le Trieste 1, fabriquée par les forges deTerni (en Italie). L’engin avait été conçu pour descendre à 6 300 m maxi. Il utilise comme l’autre un hublot en Lucite (du plexiglas, seule matière capable de résister à la pression). Mais Jacques Piccard ne tient pas à faire durer cette collaboration militaire, qui lui a été quasiment imposée car étant un des rares à connaître le sujet. Quand il ressort des Mariannes, c’est pour dire qu’il y a vu, sur le fond, une faune et une flore assez extraordinaires : or, les militaires ne veulent pas l’entendre : ils l’ont envoyé au fond pour vérifier de pouvoir y larguer leurs déchets nucléaires, qu’ils commencent à immerger un peu partout. Piccard, bien entendu est fermement opposé à cette idée. L’armée américaine se tournera alors vers un autre inventeur, décédé l’année dernière, Harold E. "Bud" Froehlich celui qui avait dessiné l’Alvin à sphère de titane appareil qui fera une très longue carrière, le dérivé de son petit projet Seapup. C’est l’Alvin qui visitera le Titanic en fait. Et c’est lui aussi qui, en 1966, aidé d’un drone, repérera à 2 850 m de profondeur la quatrième bombe H perdue tombée d’un B-52, au large de Palomares...
En 1978, il construit le A.-F. Forel, un petit sous-marin (de 11 tonnes, pour 11 mètres de long) destiné à explorer les lacs. Son nom étant celui du chercheur de la fin du XIXe qui a donné son nom à l’institution suisse spécialisée chargée d’étudier la sédimentation dans ces lacs. L’engin fonctionnera plus de vingt-cinq ans sans encombre, avant d’en arrêter l’usage, faute d’argent. Il utilisait un caisson d’acier dont l’avant transparent constituait le hublot principal, d’un mètre de diamètre, qui permettait une excellente visibilité. L’engin lui aussi pouvait servir au tourisme sous-marin. Dix ans après, il remet ça encore avec le PX-44, un autre projet de sous-marin touristique.
Son dernier projet, en collaboration avec Jacques Rougerie, est aussi le plus beau : le Sea-Orbiter, un "sous-marin-bouée" gigantesque ayant un kiosque perpétuellement hors de l’eau, haut de 51 mètres, large de 31, et destiné lui aussi à suivre les courants, une sorte de "bouée robotisée" comme l’expliquent ses concepteurs. L’engin devrait voir le jour en 2011, et naviguer en 2012 : ce serait le plus bel hommage que l’on puisse rendre à cet homme extraordinaire que fut Jacques Piccard. A son fils Bertrand, nous formulons bien évidemment nos condoléances, en sachant que les projets de son père ne disparaîtront pas avec lui. Bertrand est bien l’héritier de la famille, il l’a déjà montré et maintiendra le flambeau de la recherche associée à un amour certain pour la planète et ses habitants. Je ne voudrais retenir personnellement qu’une seule chose de Jacques Piccard : en plus d’avoir bercé toute mon enfance et mon existence, il était aussi visiblement un homme chaleureux, très respectueux des autres avec qui il travaillait. Un peu dépité cependant par ce même genre humain qui l’a laissé trop souvent se débattre avec des problèmes d’argent. Une de ses rares interviews le démontre avec brio : il aimait par-dessus tout le genre humain et, dans notre monde actuel, des héros tels que lui commencent sérieusement à manquer :
Si vous deviez relever un trait de caractère chez Jacques Piccard, lequel serait-ce ?
Sa grande gentillesse. Elle est pour moi la manifestation la plus puissante de son intelligence. Lors d’une plongée, chaque détail compte et, du technicien à l’ingénieur, chacun est important. Piccard savait le reconnaître. Au niveau professionnel, il était très méticuleux. Comme il le disait souvent, « une bonne plongée se termine en surface ».
Documents joints à cet article
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