Mais qui a mis le feu à la planète ?

Comment l’espèce humaine en est-elle arrivée à vivre sur une planète invivable ? Le néologisme de « l’Anthropocène » s’est imposé comme un concept-maître qui fait débat dans l’étude des transformations environnementales… Andreas Malm interroge l’héritage du « capitalisme fossile » qui force le passage « à travers la croûte terrestre, à la surface et dans l’atmosphère de la Terre » depuis le début du XIXe siècle…Et propose d’introduire dans nos contradictions un autre concept, le « Capitalocène », pour expliquer la pose des rails vers le « réchauffement climatique »…
L’idée semble communément admise depuis la bonne fortune médiatique du terme d’ « Anthropocène » posé par Paul Crutzen à l’orée du nouveau millénaire : les humains ont bouleversé les rapports naturels qui constituent le système terrestre et ont « pris le contrôle de leur propre évolution ». Jusqu’à arriver à manquer d’air ?
Maître de conférences en géographie humaine à l’université de Lund (Suède), Andreas Malm pose d’emblée la question simple qui s’impose : « qui a allumé et propagé ce feu qui caractérise notre époque ? » Pour lui, ce n’est pas l’espèce humaine toute entière (« l’ennemi c’est nous tous »…) qui a tiré le tapis climatique sous ses pieds mais une minorité climaticide qui y trouva son intérêt. Certes, « le fait historique fondamental du réchauffement climatique est le début de la consommation à grande échelle de combustibles fossiles, jusqu’à alors à l’abri du cycle actif du carbone : extraits dans le sol et enflammés, ils ont suscité, à partir du début du XIXe siècle, une « économie fossile ». Définie comme une « économie de croissance autonome fondée sur la consommation croissante de combustibles fossiles et générant par conséquent une croissance soutenue des émissions de CO2 », celle-ci a entraîné l’espèce dans une spirale ascendante constante de frénésie consumériste et productiviste. A qui cela profitait-il ?
Rappel du chercheur dont la pensée prend appui sur les études d’économie marxienne : « L’énergie de la vapeur n’a pas été développée et diffusée sur toute la surface de la Terre par l’Homo sapiens sapiens mais par la classe dirigeante britannique (suivie par les classes dirigeantes française et américaine). Ce sont les propriétaires des moyens de production et de transport d’un petit royaume insulaire qui ont mis le monde sur cette voie qu’il n’a pas quittée depuis »…
« Le feu exige son combustible »
Berceau du machinisme et « lieu de naissance du bussiness-as-usual », la Grande Bretagne a « universalisé » le charbon comme combustible pour la production de marchandises et comme source d’énergie mécanique – « et, plus précisément, du mouvement rotatif »…
En effet, « ce n’est qu’en associant la combustion du charbon à la rotation d’une roue que les combustibles fossiles ont pu enflammer le processus général de croissance : l’accroissement de la production – et du transport – de tous types de marchandises ».
La faute à James Watt quand il a breveté en 1784 son mécanisme pour « adapter le mouvement du piston pour produire un mouvement circulaire continu » ?
Pour Andreas Malm, « la question de la machine à vapeur est celle de la raison de son adoption et de sa diffusion – en Grande-Bretagne et, tout d’abord, dans l’industrie du coton ». Jusqu’alors, l’énergie hydraulique était la « source traditionnelle d’énergie mécanique ». Mais vers 1830 l’industrie du coton passe de l’eau à la vapeur – et l’économie fossile émerge de ce choix pour une autre force motrice… Abondante et bon marché, l’énergie hydraulique ne peut cependant « être obtenue qu’à des emplacements particuliers » alors qu’une « manufacture alimentée à la vapeur pouvait être implantée à n’importe quel emplacement commode où l’on peut se procurer du combustible »…
En d’autres termes, la vapeur permettait d’accéder à la ville et à une main-d’œuvre exploitable : « Alimentée au charbon et non par les cours d’eau, la machine à vapeur délivrait le capital de ses chaînes spatiales, un avantage suffisant pour l’emporter sur l’abondance, le bas coût et la supériorité technologique constante de l’eau ».
« Ontologiquement soumise à ceux qui la possédaient », la vapeur est, avec son combustible de prédilection, la « matière première optimale pour les débuts de l’abstraction spatiale », « libérant les forces de l’accumulation » - les modes de productions antérieurs étaient structurés par un « temps concret » inscrit dans les cycles naturels… Voilà arrivés les « temps abstraits » des « rapports de propriété capitalistes » et de la contrainte pour assurer la perpétuation de l’abstraction, sa souveraineté sur le travail et la nature…
Les combustibles fossiles sont par définition un « condensé des rapports sociaux inégalitaires », ils représentent « la compression géologique du temps et de l’espace requis pour la photosynthèse » - leur énergie dense « permet au capital de produire sa propre spatio-temporalité abstraite pour la production de survaleur ». Ainsi, le combustible fossile est « incorporé au capital comme sa force motrice propre »…
Mais qu’est-ce que « le capital » ? Andreas Malm le définit comme un processus spécifique voire « supra-écologique » se déroulant comme « une appropriation universelle des ressources biophysiques »… L’abstraction gouvernerait-elle le monde avec sa spatio-temporalité particulière qui s’extrait de tous les aspects de la vie naturelle au seul profit d’une classe « hors sol » ?
Depuis, les grands sites industriels occidentaux comme Manchester sont désertés par un « capital » prompt à investir d’autres lieux où « les réserves de force de travail offrent les taux de survaleur les plus élevés »… Ainsi, « certaines des plus grandes cheminées de l’économie fossile sont désormais en Asie » et l’atmosphère terrestre semble devenu un déversoir à substances diverses – jusqu’à l’asphyxie du vivant et l’extinction des espèces…
Comment changer d’atmosphère avant la commercialisation de l’ air – ou son embrasement avec la première « étincelle climatique » ? Comment échapper à l’épave du paquebot qui s’engloutit avant l’extraction de l’ultime goutte de « survaleur » ? N’y aurait-il de canots de sauvetage que pour les privilégiés ? En « avertisseur d’incendie » lucide, Andreas Malm n’estime pas inutile de préciser : « Si le changement climatique représente une forme d’apocalypse, celle-ci n’est pas universelle mais inégale et combinée : l’espèce est une abstraction en bout de chaîne autant qu’à la source. »
La question climatique mêle niveau physique et conscience spirituelle d’une humanité pyromane qui voit le fossé s’élargir en son sein – tant que durera cette « combustion ininterrompue permettant de repousser toujours plus loin les limites de l’exploitation et du « profit »… Ainsi, dans une « communauté internationale » dissoute dans l’abstraction du marché, « les victimes de la violence systématique que représente la combustion d’énergie fossile sont peut-être simplement trop éloignées de leurs auteurs » pour pouvoir prétendre à un embryon de « justice climatique »…
L’expert en écologie humaine propose des mesures pour tenter d’échapper au désastre annoncé par la déliquescence des marchés du carbone que l’on prétend traiter en les étendant... Certes, les sinistrés de l’économie fossile auraient intérêt à « reconvertir leurs usines à la production des technologies nécessaires à la transition énergétique plutôt que de les voir disparaître pour une destination à bas salaires »… Pour peu qu’ils soient fondamentalement convaincus de l’ardente nécessité de tenter ce saut de conscience pour désactiver la machine folle à surchauffer la planète - et sortir de l’âge des énergies fossiles avant leur évaporation…
Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire – le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 248 p., 15 €
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