Mystères quantiques et métaphysiques de la fonction d’onde
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La mécanique quantique a suscité d’interminables recherches sur sa signification. L’un des plus brillants physiciens de notre temps, Feynman, se plaisait à commencer ces conférences en faisant remarquer que si les physiciens savent parfaitement utiliser la théorie quantique, aucun d’entre eux ne comprend ce qu’elle signifie. Je dirais pour ma part qu’il existe deux catégories d’individus prétendant comprendre la mécanique quantique, les menteurs et les génies (à venir). Cette situation est d’autant plus étrange que pendant des décennies, théoriciens de la physique et philosophes des sciences se sont appliqués à interpréter la mécanique quantique sans aboutir mais ce qu’on peut dire, c’est que la situation a progressé et c’est ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage collectif Wave function édité par David Z. Albert et Alyssa Ney aux Presses Universitaires d’Oxford (novembre 2013). Une image nouvelle de la nature semble émerger. Mais laquelle ?
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1 - le double statut de la mécanique quantique
Pour bien situer les travaux de ces philosophes de la physique, il faut revenir au point de départ, en 1927, lorsque le congrès Solvay décida du mode d’emploi et d’interprétation pour la physique quantique. Cette réunion des plus grands savants du 20ème siècle opposa notamment un Bohr résolument moderniste face à un Einstein qui apparu plus timoré et plutôt conservateur. 1927 restera pour la physique moderne la date la plus importante depuis la découverte de la loi des graves par Galilée suivie par la gravitation de Newton. A cette époque, les savants comme Bohr ont compris une chose, c’est que la mécanique rationnelle avec ses références spatiotemporelle, ses champs, potentiels, forces et points matériels, avait fait place à une mécanique radicalement étrangère à la précédente. Situation que l’épistémologie conventionnelle décrit sous la forme d’une dualité entre le monde microphysique étudié par la physique quantique et notre monde classique que nous percevons et dont les objets sont théorisés par la mécanique rationnelle de Newton-Lagrange (dans une certaine limite, la cosmologie d’Einstein appartient aussi au monde classique). Brièvement, la mécanique quantique impose deux ruptures ; avec l’assignation à une particule d’une impulsion et d’une position déterminées (cf. relations d’Heisenberg) ; ainsi qu’avec le déterminisme classique remplacé par une physique probabiliste. Cette situation a été vécue diversement par les savants de l’époque. Le monde des particules semble bien différent du monde dans lequel le physicien existe, expérimente et discute avec ses confrères. Conscient de l’incongruité de cette situation, Bohr a élaboré une sorte de « rustine épistémologique » permettant de raccorder l’image quantique à l’image classique, avec deux principes, la complémentarité et la correspondance.
La mécanique quantique fonctionne sur deux niveaux. D’abord avec une description du système qui fait appel à des fonctions d’onde complexes (une partie réelle et une autre imaginaire) situées dans un espace de Hilbert. De plus, l’évolution de la fonction d’onde est donnée par l’équation de Schrödinger qui constitue d’un des piliers fondamentaux de cette théorie. Le deuxième niveau est celui de l’observation. Lorsqu’une mesure est effectuée, un état est observé parmi les états décrits par la fonction d’onde. On appelle ce processus réduction de la fonction d’onde et c’est aussi un pilier fondamental de la théorie. L’interprétation orthodoxe de la théorie quantique postule que la connaissance du système microphysique n’est obtenue qu’après avoir effectué la mesure. Le formalisme des fonctions d’onde est alors considéré comme un outil mathématique indispensable à la théorie mais sans signification physique particulière.
La mécanique quantique sortie du congrès de 1927 est une phénoménologie. Elle formalisme le phénomène quantique qui apparaît de manière non déterministe dans l’expérience. Le mot phénoménologie concerne ici le phénomène matériel qui apparaît et donc, on ne la confondra pas avec la phénoménologie qui en philosophie pense les phénomènes de conscience. De plus, parler de phénomène participe d’une stratégie sémantique car derrière le phénomène on soupçonnera le noumène. Ce qui tranche avec l’opposition très moderne mais dépassée entre sujet et objet. La phénoménologie quantique décrit les lois des choses qui apparaissent, ainsi que l’évolution d’un système si on prend en compte l’E.S. Mais une autre question se pose. Que sont les choses ? Pour répondre à cette question il faut refuser les limites de la phénoménologie et interroger les différentes composantes de la description, autrement dit, les vecteurs propres, les fonctions d’onde, les états quantiques, les particules, les causes de l’effondrement de la F.O. etc. On passe alors de la phénoménologie à l’ontologie. Tel est le pari tenté par les philosophes de la physique dont les recherches sont publiées dans Wave function (OUP, 2013) et dont les résultats permettent de penser qu’un coin du voile a été soulevé si l’on en croit le mot d’un des deux éditeurs, Albert, pour qui les travaux des deux dernières décennies ont permis d’avancer considérablement et de chasser le brouillard quantique.
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2 - Ontologie primitive et mécanique quantique
La question centrale du recueil d’essai Wave function concerne l’interprétation « physique » de la fonction d’onde. Dans son texte clair et concis, Valia Allori interroge la mécanique quantique avec une notion fort utile, celle d’ontologie primitive. Quelle réalité physique accorder à cette fonction d’onde ? Les physiciens disposent d’une alternative. Forcer l’ontologie et interpréter les éléments non physiques de la théorie en concevant des notions physiques ou métaphysiques nouvelles. Ou alors modifier le formalisme pour lui faire « dire » un sens physique. Plusieurs versions de la mécanique quantique vont dans ce sens, parmi lesquelles celle de Bohm avec les variables cachées, celle d’Everett et ses mondes multiples, celle de Ghirardi, Rimini et Weber avec la fonction « collapse » (j’ajoute également la reformulation récente proposée par M. Mugur-Schächter). Allori cherche à réconcilier l’image scientifique étrange donnée par la mécanique quantique et ses F.O. avec l’image ordinaire du monde que nous percevons. Qui du reste est tridimensionnel, ce qui ne colle pas bien avec la donnée de l’espace de configuration qui dans le cas de N particules possède 3N dimensions.
Maintenant, quelle que soit la théorie quantique utilisée, l’option d’interprétation reste ouverte et le choix proposé par Vallori s’inscrit dans un enjeu plus vaste mais non dit, celui du basculement de la science moderne. Avec une interrogation, peut-on considérer le monde décrit par la mécanique quantique en continuité ontologique avec le monde vécu, ou bien faut-il élaborer une ontologie dont les lois et principes sont radicalement étrangers au monde phénoménal ? Comment concevoir le monde ? Depuis trois siècles, la science moderne expérimente mais aussi elle tente de construire une image du monde avec un choix devenu tellement habituel que les savants n’ont pas conscience d’avoir fait un choix, celui de l’ontologie primitive. Dont le principe est de faire coller l’image physique issue des expériences et mesures avec l’image du monde matériel étendu où nous vivons. L’exemple proposé par Vallori est éclairant, c’est celui de la chaleur. Comment la chaleur se transmet-elle ? Pendant longtemps, les savants ont adhéré à la thèse d’un fluide censé véhiculer la chaleur d’un corps à un autre, le phlogistique. Par la suite, le phlogistique se matérialise pour ainsi dire en calorique (gaz sans masse) que Lavoisier adoptera après ses découvertes sur la combustion et l’oxygène. Il faudra attendre Boltzmann et la seconde thermodynamique pour une explication moléculaire plus aboutie. La chaleur se transmet par l’agitation des molécules et les chocs inélastiques. La vision est nouvelle mais elle obéit au principe de l’ontologie primitive puisque les chocs, même s’ils sont invisibles, répondent au schéma de la mécanique classique.
On comprends comment fonctionne l’ontologie primitive dont le but explicité dans la conclusion de Vallori (§ 10) est de fournir une base à la fois métaphysique (les blocs ontologiques) et épistémologique (les variables primitives) permettant de livrer une image claire de la physique et des lois phénoménales que la science établit. L’un de ces blocs est l’espace-temps avec ses quatre dimensions. C’est celui dans lequel nous nous déplaçons, nous percevons, expérimentons, y compris avec les dispositifs quantiques. L’ontologie primitive permet aussi d’établir un contact direct entre l’image scientifique du monde et sa manifestation (Vallori, § 6)
L’ontologie primitive a une histoire. Elle fonctionne de manière dialectique. Son rôle originel fut de rapporter les éléments de représentations physiques à des éléments du monde vécu. En ce sens, l’ontologie primitive aide le physicien à lui fournir des variables et notions mais dans un sens opposé, elle permet de donner à la théorie physique une interprétation qui adhère aux éléments du monde vécu. Quelques exemples en cosmologie. Les tourbillons de Descartes censés expliquer le mouvement des astres. Puis la force de gravitation et l’éther gravitationnel censé la transmettre, tout comme l’éther luminifère deviendra le support des phénomènes lumineux. Ces éléments d’ontologie primitive ont été abandonnés depuis (sauf la force gravitationnelle mais une discussion sur ce point est en débat). Des éléments nouveaux ont été introduits, tous en relation avec un sens ordinaire des choses. Les particules, les flashs (théorie quantique GRW), les cordes et les branes en gravitation quantique, les champs. Autant une particule donne une image ordinaire de la réalité, même si elle est invisible, autant la nouvelle représentation de la dualité onde et particule s’écarte du sens commun et que dire de la fonction d’onde. C’est dans ce contexte que la mécanique quantique de Bohm tente de redonner une image physique au monde quantique. Reste alors à comprendre ce que représente cette fonction d’onde qui résiste au sens commun et même au sens épistémologique car comme l’indique Vallori (§ 8) cette fonction ne peut prendre le statut d’une loi puisqu’elle évolue dans le temps. Sans oublier l’espace de configuration qui avec sa dimension 3N (N étant le nombre de particules) n’a plus rien de commun avec notre espace ordinaire.
Malgré ces difficultés, Vallori conclut que le dispositif d’ontologie primitive valide en mécanique classique tient aussi comme cadre pour la mécanique quantique dont la signification emprunte pour ainsi dire la tradition de la compréhension claire. Je pense que si une chose est claire, c’est la présentation de la mécanique quantique dans le contexte de l’ontologie primitive. Et je formule une conclusion diamétralement opposée. La mécanique quantique impose de dépasser l’ontologie primitive en dévoilant l’illusion scientifique moderniste, celle qui fait adhérer l’ontologie et la phénoménologie, et donc qui vise à établir un monisme phénoménologique. Pour le dire autrement, la réalité naturelle impose une double description, celle de la phénoménologie avec son ontologie primitive et celle de la métaphysique avec une ontologie transcendantale. C’est cette option que j’ai cru déceler dans certaines recherches effectuées sur l’AQFT, avec l’idée d’un monde « platonicien » fait de relations algébriques. Ce qui laisserait penser à l’existence de deux écoles d’interprétation du monde quantique. L’une moderne et l’autre néo-platonicienne. L’école moderne renvoie à l’étendue cartésienne opposée à la pensée alors que l’allusion au néo-platonisme se justifie dans la mesure ou le dédoublement opérée renvoie à la thèse des deux matières formulée par Plotin, matières sensible et intelligible.
Pour l’instant on retiendra que le phénomène quantique existe puisqu’il est mesuré et que les observables sont aussi des paramètres du phénomène tandis que les particules sont détectées, le tout dans l’espace-temps. Il est en effet absolument nécessaire que le monde quantique phénoménal se déroule dans l’espace-temps puisque c’est par cette interface que l’expérimentateur accès au phénomène via les observables. Pour le reste, on ne sait pas quelle signification accorder aux fonctions d’onde, à l’espace de configuration et aux états quantiques, pour ne signaler que trois éléments sortant du cadre de l’ontologie primitive. On notera également que les essais consignés dans Wave Function laissent de côté deux déterminations fondamentales du monde quantique, le spin avec la question des bosons et fermions (l’indexation de ces notions ne mentionne que les pages 86 et 87). Le spin ne va pas de soi. Il s’interprète comme une rotation mais celle-ci ne s’effectue pas dans l’espace temps. Une particule de spin ½ revient à sa « configuration » après une rotation de 720 degrés. En fait, les auteurs du recueil d’essais se sont concentrés sur la métaphysique de la fonction d’onde, en proposant des approches diverses, ce qui rend cet ouvrage passionnant et fort utile par ses conclusions mais aussi ses limites et ouvertures. Par exemple la notion d’ontologie seconde qu’on trouvera dans la sixième étude de Tim Maudlin consacrée à la « nature » de l’état quantique.
Au final, la mécanique quantique est encore dans une zone de turbulence avec des controverses sur les réalités physiques qui existent ou pas en relation avec les différentes composantes mathématiques de cette théorie dont on peut penser qu’elle va être interprétée de manières divergentes ce qui est l’apanage de la philosophie. Les grandes controverses vieilles de plusieurs siècles et même de deux millénaires se réveillent dès que l’on scrute avec sérieux la théorique quantique et ses fonctions d’ondes.
Lien utile
http://global.oup.com/academic/product/the-wave-function-9780199790807?cc=fr&lang=en&tab=toc
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