L’auteur du « Sang noir » voyait-il trop noir ?
« Le Sang noir » est l’un des romans majeurs de l’Entre-deux-guerres. Afin de mieux révéler cette oeuvre mal connue, France 3 en a tiré un téléfilm et l’a diffusé le 14 avril 2007 (avec Rufus dans le rôle du personnage Cripure). L’auteur du « Sang noir », Louis Guilloux, est aussi remis sur le devant de la scène en 2007 par l’historienne américaine Alice Kaplan qui, dans « L’Interprète », relate l’assassinat commis par un soldat noir américain dans un village breton à la Libération.

L’œuvre de Louis Guilloux est empreinte d’une profonde fraternité humaine. Elle est aussi hantée par l’injustice et la misère jusqu’au pessimisme. L’Interprète a le mérite de soulever la question : Louis Guilloux a-t-il mal interprété les faits ? Ou bien était-il en avance par rapport aux préjugés de son temps ?
Les faits
Le 7 août 1944, Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) est libéré par les
Américains. Le romancier Louis Guilloux (né et mort à Saint-Brieuc :
1899-1980) est aussitôt recruté comme interprète par les Alliés. Il racontera
cette expérience dans ses Carnets et, surtout, dans un
court roman intitulé OK, Joe ! C’est la lecture de
ce récit qui va inciter l’universitaire américaine Alice Kaplan à enquêter sur
un épisode précis relaté dans l’ouvrage : l’assassinat d’un paysan breton
par un soldat noir américain en août 1944. Par une journée de l’été 2002, Alice
Kaplan, s’est rendue à Plumaudan pour écouter la témoin survivante du drame. Jeannine
Peroux, qui avait 18 ans à l’époque de l’assassinat de son père, lui
indique l’endroit où son père est tombé. "Il y avait du sang partout
et des bouts de cervelle jusque sur les draps du lit. Pour sortir, on a dû
enjamber son corps." Elle demeure silencieuse un instant, son regard
glisse sur les murs sombres avant de se fixer sur le sol noir. Elle dit :
"C’est là qu’il était".
Le soldat noir américain de 21 ans, James H. Hendricks,
originaire de Caroline du Nord, GI dans un bataillon d’intendance, sera
condamné à être pendu, jugé coupable de tentative de viol sur la jeune paysanne
et de meurtre sur la personne de son père.
Le procès sous deux regards différents
Vu par Louis Guilloux :
Affecté aux services judiciaires, Louis Guilloux fut le témoin
direct de deux procès criminels où des soldats américains sont accusés de
meurtre.
Le premier accusé, le GI noir Hendricks, le 21 août au soir,
alors qu’il a abusé de l’eau-de-vie locale tente de violer une jeune Française qui réussit à se barricader chez elle. Il tire à travers la porte et
tue, presque sans le vouloir, son père qui la maintenait fermée et se tenait derrière.
Le second accusé, le capitaine Whittington, de l’unité d’élite
des Rangers, décoré pour sa bravoure à Omaha Beach, a aussi abusé de l’alcool
dans un bar de Brest. Comme dans une scène de Far West, le capitaine américain
et son adversaire sortent pour s’expliquer. Le capitaine fait feu et abat le
Français. La victime était Jacques Morand, un Français des SAS (Secret Air
Service) britanniques, qui venait de prendre une part active aux combats de la
Résistance sur les arrières de l’armée allemande pendant l’avance de Patton sur
Brest.
L’écrivain sera frappé de la différence de traitement qui sera appliquée aux deux affaires : le premier meurtrier, qui
était Noir, sera pendu. Le second, tueur de résistant, mais Blanc, sera
acquitté.
Vu par Alice Kaplan :
Après avoir mené une enquête minutieuse, lu le roman de Guilloux
et dépouillé les minutes des cours martiales américaines, Alice Kaplan,
universitaire américaine spécialiste d’histoire et de littérature françaises en
tire un ouvrage : L’Interprète.
Alice Kaplan porte un regard plus neutre sur le procès. Pour
elle, les choses furent assez complexes, les conditions étaient différentes
pour les deux procès et la justice américaine n’a pas été expéditive. Elle
admet cependant que le système judiciaire américain n’a pas favorisé Hendricks. À l’époque, la justice a pu charger l’accusé noir grâce à une règle
(abolie depuis) qui voulait qu’une accusation d’homicide involontaire se
transforme en meurtre aggravé si un autre délit était commis à la même
occasion. Hendricks fut aussi représenté par un avocat débutant et sans avoir
été examiné par un psychiatre.
A l’inverse, Whittington, l’officier blanc se voit défendu par un
as du barreau qui parvient presque à faire de la victime l’accusé, en reprenant
la thèse selon laquelle Whittington aurait pris Morand pour un agent allemand.
Whittington sait que son avocat est un bon violoniste : il lui offre un
violon. Les juges se laisseront impressionner par la bravoure d’un capitaine
bardé de médailles pourtant connu pour son impulsivité.
Pour Alice Kaplan, "l’armée américaine était un reflet
de la société de son époque ni pire ni meilleure". Il est vrai
qu’à cette époque, le sinistre Ku Klux Klan pendait des Noirs
innocents de tout crime, que l’apartheid régnait dans les états du Sud. Dans La
Face cachée des GI’s, J. Robert Lilly avait noté que sur les 116
soldats américains jugés pour viol en France, 18 Noirs, et 3 Blancs seulement,
avaient été exécutés. Le journal Le Figaro, dans son article "L’historienne
Alice Kaplan fouille les secrets des soldats américains enterrés « sans
honneur » en Picardie", écrit : "Les crimes commis
en 1945 par les troupes russes en Allemagne sont aujourd’hui bien connus.
Peut-être répondaient-ils, hélas, à ceux des troupes nazies en Union soviétique
au cours de l’opération Barbarossa. Mais la question a commencé à se poser à
propos de l’attitude des Alliés du front occidental. Ont-ils été
exemplaires ? Çà et là, des voix commencent à se faire entendre concernant
certaines exactions commises par ces troupes, notamment en Italie."
L’affaire relatée par Louis Guilloux est dans tous les cas
difficile à refermer comme une simple parenthèse. "Selon que vous
serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir",
écrivait Jean de La Fontaine dans Les Animaux malades de la peste.
Mais quand on est Noir on reste Noir !
Cette histoire
nous montre un auteur en avance sur son temps et nous rappelle que les choses ont heureusement évolué depuis soixante ans (au prix de luttes difficiles et même s’il reste encore à faire...). Elle est aussi l’occasion de redécouvrir cet écrivain breton dont Albert Camus
disait "... J’admire et j’aime l’œuvre
de Louis Guilloux qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui
lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité".
ANNEXE :
Découvir Louis Guilloux et son oeuvre littéraire : voir ce site.
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