Tout d’abord merci pour votre réponse prompte et cordiale. Si je devais poursuivre en quelques mots :
- Si vous vous intéressez à Simondon, peut-être devriez vous lire ce qu’a écrit Anne Fagot-Largeault à son propos (à moins que ce ne soit déjà fait). Il me semble qu’elle en fait une lecture épistémologique et tente de le lier aux problèmes de la génétique (j’avoue que je n’ai pas pu lire en détail, c’était un peu trop ardu pour quelqu’un qui a arrêté la biologie en terminale). Ca c’était pour le problème de la disjonction entre champs disciplinaires.
-Sur le problème du « déterminisme » de Simondon. Je vais reformuler vos reproches adressés à Simondon et ensuite poursuivre un peu (ainsi, si j’ai mal reformulé, vous pourrez me le dire).
Ce que vous dites : « Simondon pense l’ontogenèse de manière déterministe, avec toutefois l’apport d’accident. La solution pré-individuelle, en effet, est donnée et déterminée. Le germe structurant est un accident qui vient modifier le fonctionnement habituel du système. Se crée alors de la nouveauté, mais cette nouveauté est donnée par ajout, et la création d’inédit ne se pense pas de l’intérieur du système ».
Ma réponse sera philosophique, et même peut-être métaphysique, mais vous n’avez qu’à y prendre ce qui vous plaît.
Voilà : A mon avis, en pensant ainsi, on occulte un aspect central de la pensée de Simondon : c’est que sa pensée de l’individuation est en même temps une ontogenèse (ou du moins une tentative de genèse de ce qu’est l’être pour nous, puisque, par définition selon lui, l’équation être=un est le sophisme principal qui a donné lieu à tant d’erreurs philosophiques).
Il ne veut pas penser « comment se forme un nouvel être, un individu, à partir de deux êtres » mais « comment se forme les êtres entendus comme individus ». L’idée est que les individus ne naissent pas de la rencontre entre deux autres individus, mais qu’ils sont constitués d’un processus d’individuation relationnel qui naît de l’intersection d’un être pré-individuel, et d’un germe structurant (une information. Attention toutefois je ne pense pas que le concept d’information chez Simondon implique une pensée de la spécificité des entités inter-agissantes ; son « information » est conçue de manière énergétique et dynamique).
C’est à dire que la solution pré-individuelle (dont le schème de compréhension est la solution sursaturée métastable, mais ce n’est bien sûr pour lui qu’un schème de pensée) n’est pas « donnée ». Son mode d’existence n’est pas univoque ; elle n’existe pas avec la massivité d’un être en soi, d’un individu comme nous en croisons tous les jours (une table, une chaise).
Elle est fondamentalement plurivoque, et se définit non par une substantialité ontologique, mais par la richesse de ses potentialités et par un certain degré « d’auto-contradiction » (en fait, il n’y a pas contradiction mais disparation, sinon Simondon serait un vulgaire hégélien, mais je passe). C’est ce que Simondon nomme le « plus qu’un ». Pour lui, l’être est plus qu’unité (et donc il ne peut pas réellement être saisi comme tel car notre appareil cognitif-perceptif saisit des unités : il faut l’aborder latéralement. D’où l’importance du schème physique du cristal).
De même, « l’information » (germe structurant) qui vient à la rencontre de ce « pré-individuel » n’est pas donnée comme information (ce n’est pas une molécule porteuse d’une spécificité essentielle, qui lui donne le statut d’information). Elle est purement relative à la solution pré-individuelle. Rien n’interdit, selon Simondon, de penser d’ailleurs l’information de manière endogène : le hasard peut faire qu’une certaine structuration des énergies potentielles, au sein même de l’être pré-individuel, produise le phénomène de transduction propre au processus d’individuation.
Il me semble donc que pour Simondon, l’essentiel n’est même pas la rencontre entre une solution et un germe donnés (sinon il serait un déterministe qui admettrait des accidents).
L’essentiel, c’est l’avènement d’un être individuel (c’est à dire d’un régime d’échange d’information, d’un régime de différenciation au sein d’une solution riche en potentialités, hétérogène à elle-même). Cet avènement peut certes se produire à l’issue d’une rencontre, mais ce n’est pas pour lui, me semble-t-il, une condition sine qua non. L’important, c’est l’émergence de cette individuation : l’individuation étant l’acte par lequel se produit l’individu réel (un individu réel pour Simondon, c’est « ce que nous nommons individu » + « son milieu associé », c’est à dire une relation. La relation est fondamentale, elle ne succède pas aux termes mais se crée en même temps que les termes).
Le dernier point qui me semble important, c’est que pour Simondon les individuations ne sont jamais données une fois pour toutes. Une fois une individuation lancée, il reste du potentiel pré-individuel qui permettra l’enclenchement d’autres processus d’individuation (c’est à dire d’autres créations de couplage individu/milieu).
D’où la pensée des « niveaux » d’individuation : physique, biologique, psycho-social. Qui pour autant ne réclame pas de distinction ontologique forte : les schèmes, les régimes d’individuation diffèrent, mais le processus fondamental d’individuation reste le même. Il n’y a donc pas de spécificité « réelle » de la vie ou de la société (ce qui lui permet d’ailleurs de penser une continuité dans la différence entre les animaux et les hommes, cf « Deux leçons sur l’animal et l’homme » : les animaux aussi sont capables « d’actes de pensée », simplement les situations dont les potentiels rendent possibles la cristallisation de tels actes sont plus rares, plus ponctuelles, plus courtes).
Les actes d’individuations sont donc incessants, jamais finis.
Voilà donc pourquoi Simondon me semble échapper à l’analyse que vous faites de lui (un déterministe qui accepterait la présence d’accident). Car 1/ Les éléments de départ (et notamment l’être pré-individuel) ne sont pas des « donnés », leur mode d’existence n’est pas univoque et « déterminé. 2/ Les éléments d’arrivés ne sont pas non plus « donnés » car ils conservent du pré-individuel en eux.
En fait il me semble que Simondon n’est pas vraiment déterministe, même s’il n’est probablement pas probabiliste au sens au sens exact où vous l’êtes. Pour vous, il faut dire que « l’ordre naît du désordre » ; que les phénomènes constatables et répétables naissent en fait de l’ajout de très grand nombre de phénomènes aléatoires.
Pour lui, je pense que les conditions même de la détermination (c’est à dire les êtres individuels, univoques) naissent de « cristallisation », c’est à dire de « détermination » d’êtres fondamentalement plurivoques. Il me semble qu’il y a proximité mais non identité. Je sais aussi que ses conceptions sont tributaires des schémas de la mécanique quantique, mais n’ayant aucune connaissance sérieuse en ce domaine, je m’abstiendrai de gloser.
Voilà ; vous m’excuserez d’avoir été long, un peu verbeux, et très métaphysique. Je suis loin d’être spécialiste de Simondon (mon truc c’est plutôt Nietzsche), et par malheur la partie de sa théorie que je maîtrise le moins bien est justement celle qui traite de l’individuation biologique. Ne le jugez donc pas uniquement sur ce que je viens de vous dire.
Je ne sais pas si J-J Kupiec lit encore les commentaires de cet article, mais si tel est le cas j’aimerais lui poser une question.
Voilà, je suis en train de lire votre livre (je précise que je suis étudiant en philosophie, et donc incompétent en biologie : ma question sera ontologique) et il me semble que vous critiquez les théories de l’auto-organisation basées sur le concept de méta-stabilité, dans la mesure où elles ne feraient que ré-introduire une contrainte externe cachée.
Ma question était : avez vous connaissance des travaux désormais classiques de Gilbert Simondon sur l’individuation ? Si oui, les pensez vous pertinents ? Comment vous situez-vous face à ses conceptions ?
En quelques mots, si vous ne l’avez jamais lu, ou pour les autres lecteurs de ce blog : Simondon propose (enfin, cela fait déjà 40 ans) une nouvelle conceptualisation de l’individu, basée sur le schème de la métastabilité, qui prend le contre-pied, tant de l’hylémorphisme (individu= matière+ forme) que de l’atomisme (les vrais individus sont des particules élémentaires insécables) au profit d’une théorie de l’individuation qui conçoit celle-ci comme un processus dynamique résultant de la rencontre entre un système riche en potentialités et un germe structurant externe.
De votre point de vue, on pourrait dire qu’une telle théorie de l’organisation n’est pas une théorie de l’auto-organisation, mais qu’elle prend pour point central l’intervention d’un facteur externe (le germe structurant, par exemple la poussière qui, tombant dans un liquide en état de surfusion, produit le cristal). Mais en étant attentif aux analyses de Simondon, on voit qu’il place en fait la réelle organisation de l’individu dans la relation elle-même et non dans l’un des termes : la solution sursaturée apporte le possible, le possible étant donné, tandis que le germe structurant ne fait que permettre la « solution » de la problématique inhérente à cette solution sursaturée.
Je l’explique mal, mais bon, l’idée est là : l’individu est l’être de la relation. Pour Simondon, il faut absolutiser le concept de milieu, d’interface, en le plaçant à chaque moment de l’individuation (y compris dans celle d’un cristal, mais aussi dans celles des êtres vivants et des groupes sociaux). L’organisation n’est pas d’emblée donnée dans l’être sursaturé puisqu’il n’est qu’un réservoir de possibles, mais elle n’est pas non plus donnée seule dans le germe structurant (puisqu’il n’est que l’occasion de l’individuation, l’indice qui permet la résolution) : l’individu réside en fait dans la relation et dans le processus relationnel (ex : la transduction qui forme le cristal ; ce qui explique que pour Simondon l’individu cristal existe « réellement » durant sa formation, et non une fois formé. Car une fois formé, il n’a plus qu’un très faible degré d’individualité).
Il me semble que par ailleurs, même si Simondon désigne des « niveaux » d’individuation (physique, biologique, psycho-social), comme vous il ne pense pas une spécificité de la vie puisqu’elle consiste simplement pour lui en un régime différent d’individuation (et non dans une finalité immanente et mystérieuse).
Bref, Simondon se place dans le cadre du schème de la métastabilité, mais par d’autres aspects il me semble que certaines de vos analyses se rejoignent : pas de spécificité pour la vie, extension à l’infini du problème du « milieu » (par l’interface et la relation comme lieu réel de l’individu pour S.). Enfin, même si
Simondon ne s’attarde pas sur Darwin, il y a quelque chose de la sélection naturelle (au sens étendu) dans son idée d’une détermination des individus en fonction du degré d’efficacité (dans la résolution des problèmes propres à la solution sursaturée) de tel ou tel germe structurant spécifique : la vie est résolution de problèmes pour lui, mais toutes les solutions ne sont pas équivalentes ; certaines solutions « marchent » mieux que d’autres, permettent la conservation d’un plus grand degré d’information.
Bon, mon explication est sans doute bancale, et si vous n’avez pas lu Simondon tout cela doit vous sembler faible (j’ai oublié de lier à mon texte beaucoup de notions essentielles comme celles de néguentropie, de disparation).
Mais ma question demeure : avez vous lu Simondon ? Comment vous situez vous face à lui ? Je précise pour tout le monde que Simondon est un philosophe français de la deuxième moitié du 20ème siècle, qui passa inaperçu à l’époque (seul Deleuze reconnut l’originalité de ses travaux, et le plagia d’ailleurs largement dans certains livres), qui fait aujourd’hui l’objet d’un fort réinvestissement spéculatif dans les champs de l’épistémologie et de la pensée de la technique (c’est même l’un des auteurs les plus à la mode chez les jeunes philosophes français).