Décidément j’aime beaucoup votre avatar, de qui est-ce ?
Merci de votre attention et de cette réponse fort intéressante. Bien joué sur la question du sens possible de la toile vierge, je m’incline.
En effet, je me situais volontairement dans la subjectivité, car il me semble que c’est dans ce cadre qu’intervient le geste incriminé, que je continue à défendre malgré tout, en tant qu’il relève selon moi non pas du vandalisme, mais bien du happening improvisé, certes non autorisé. Donc « horreur » déclarée de l’auteur pour avoir sa part au spectacle ainsi créé, et à la médiatisation subséquente, mais 1 € symbolique de dommages intérêts demandés au final, ce qui semble à la juste mesure du préjudice réel commis.
En revanche, des millions d’euros demandés par le galeriste, au nom de quoi ? De l’art pour l’art ? Ou du système qui, attribuant à certaines oeuvres une valeur démesurée, les réserve à une très rare « élite » bankable ?
Car leur prix astronomique est la seule raison pour laquelle ces éminents « collectionneurs », amateurs d’art avisés s’il en est , pourraient craindre de les prêter généreusement, afin que le bas peuple puisse admirer ces oeuvres impérissables qu’il ne saurait, sinon, approcher pour y poser son regard profane. Cela mettant dorénavant trop gravement en jeu l’investissement financier qu’ils ont voulu faire.
Sur ce terrain, il me semble pouvoir me situer dans un contexte plus général, or il est économique, et non artistique. A mon tour de retourner le propos : est-il bien acceptable que des oeuvres classiques et historiques puissent demeurer privées ? N’est-ce pas une forme de hold-up culturel par le pouvoir de l’argent, en un sens largement aussi grave que la destruction de statues, qu’un particulier richissime, ou une entreprise, puisse s’accaparer des oeuvres de portée universelle pour, à leur bon vouloir, les exposer ou bien les receler comme les 40 voleurs dans des caves à trésors ?
Il ne me suffirait pas qu’on réponde : c’est ainsi. Cette logique mercantile n’est pas fatale. De quelque nature qu’il soit, le bien public n’a aucune légitimité à être privatisé - et cela dépasse largement le simple cadre de l’art, ce que je pourrais développer, mais restons dans le sujet. Ce qu’il y a de particulier dans ce milieu, c’est le fait que la valeur artistique soit elle-même a priori déterminée par la valeur commerciale, ce que j’essayais d’expliquer dans mon premier post.
Car en fait, pour répondre à votre interrogation, voilà ce qui achoppe entre nos points de vue : ce n’est pas sur la valeur intrinsèquement artistique. C’est sur la notion du préjudice subi, qui est corrélée à la valeur économique. Dans les faits, que les collectionneurs soient ou non compétents, cultivés ou non, peu importe, puisque c’est leur puissance financière qui va déterminer l’intérêt d’une oeuvre, par la loi de l’offre et de la demande. Et par cette puissance, ils imposent leur subjectivité au public. Pour schématiser : « J’ai acheté cette toile deux millions de dollars, alors je vous demande deux millions de dollars en réparation » Mais en réparation de quoi ? « Des dégradations irrémédiables, irréparables, subies par cette inestimable oeuvre d’art intouchable » Mais qui a décidé que c’était une oeuvre d’art d’une telle précellence ? « Moi, avec mes deux millions de dollars ».
Vous semblez-vous situer, consciemment ou non, du côté du manche, des institutions qui reconnaissent cette situation comme un fait acquis. Alors que je me place sur le plan de l’individu aspirant non seulement à la liberté de jugement, mais à un niveau d’égalité vis-à-vis du bien public. Car j’affirme qu’une oeuvre d’art reconnue a pour voction à relever du patrimoine, au même titre que des sites classés. Or, que je sache, le baiser de Rindy Sam ne souille pas davantage l’oeuvre que pourrait le faire son propriétaire s’il lui prenait la lubie de faire un geste similaire, ou bien d’y mettre le feu. Mais dans la situation actuelle, inéquitable, personne ne serait en droit de demander, au nom de l’art, réparation à cet heureux possesseur, même s’il s’agissait d’une oeuvre inestimable, dont les foules seraient à jamais privées.
Alors, même s’il est juridiquement sanctionnable, je soutiens ce geste - au-delà même de sa portée artistique, qui, puisque subjective, n’est pas contestable - que j’admire aussi pour être, disons le franchement, un acte de désobéïssance civile.
Je n’ai pas vraiment envie de répondre à vos diverses questions qui visent à renverser la perspective, car je ne suis pas certain qu’il y ait équivalence. Et je ne me placerai surtout pas en termes de pour ou de contre !
Concernant la Joconde, néanmoins, je serais éhontément tenté de répondre, oui... mais. Oui, c’est une image plaisante, un baiser rouge sur la bouche ou dans le cou de la Joconde, cela me semblerait du plus bel effet, et propre à renouveler l’oeuvre, à en raviver le mystère intemporel par une note suave de kitsch contemporain
Mais certes pas sur l’original, qui est de toutes façons inaccessible (sous verre, si tant est que ce soit bien lui) : car il fait depuis longtemps partie du patrimoine commun de l’humanité. C’est un bien public - ce qui ne le rend pas pour autant sacré ; ainsi lui porter atteinte serait nuire à la communauté entière.
Il n’en va pas de même de « l’oeuvre » d’un contemporain, surtout si elle demeure encore dans le ressort du privé. Il s’agit d’une situation actuelle, et donc discutable. Dans le cas des classiques, l’histoire a fait son choix, et la destruction des Bouddhas de Bamiyan est sans doute un acte haineux inepte dans son atteinte aux traces de la culture antique. Il eut mieux valu un rouge baiser d’amour...
C’est toute l’ambiguité de la situation, et cela ramène à votre dernière question : sur quoi se base mon jugement ? Qui rejoint la très pertinente interrogation de Prosper, qu’est-ce qu’une oeuvre d’art ? Question qui ne se pose encore, à mon sens, que dans l’actualité de la création, et non plus lorsque la culture commune a, par le fait, reconnu l’objet comme oeuvre.
"Philosophiquement, l’art se définit par sa dimension esthétique : il est une création d’œuvres visant à susciter une appréciation esthétique positive, c’est-à-dire à plaire et à toucher la sensibilité par leur seule forme, par leur seule apparence.
[...] L’art est l’expression de l’aspiration à l’absolu de l’homme, de sa connaissance intuitive de l’absolu, de son désir de transcendance, parce qu’il est aspiration et sens du Beau qui est aussi le Bien."
Cette définition - forcément partielle - qui me convient, est piquée sur Wikipédia. Je ne partage en revanche pas du tout l’idée hegelienne de l’art évoquée dans la suite de l’article, qui prétend que : « Le beau artistique est plus élevé que le beau dans la nature [puisqu’il] dégage, des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable, la vérité contenue dans les apparences, pour la doter d’une réalité plus haute créée par l’esprit lui-même. » Ce qui m’apparait comme un parfait contresens : L’art ne pourra jamais atteindre à la perfection de la nature car il est par essence artifice. Il prétend fixer le Beau dans une forme donnée et illusoire, alors que la pure harmonie de la nature réside en son évolution permanente. Or la peinture la plus réussie, la plus magnifique photo où la représentation filmée d’un coucher de soleil ne procurera jamais une émotion aussi vraie que la perception du phénomène lui-même.
J’ajouterais que l’Art ne prend tout son sens que lorsqu’il assume de ne pas simplement représenter, mais d’interpréter. L’Art est la part humaine de l’acte créatif universel. Il est en soi nécessairement pure subjectivité.
A ce titre, on pourrait dire que toute création tendant à s’éléver vers le Beau est oeuvre d’art. Mais cela ne fait que déplacer le problème : qu’est-ce que le Beau ?
Là encore, la question comporte une part de subjectivité.
Aussi faut-il assumer sa position : mon jugement est tout à fait personnel, c’est pourquoi je reconnaissais d’emblée que j’allais en faire part de manière péremptoire
Mais je tenais à exprimer ce point de vue non-conforme à l’ordre bourgeois, pour ne pas lui laisser tenir une fois de plus toute la place qu’il revendique habituellement comme une évidence.
Face à un tableau blanc, je ne ressens rien, et son auteur prétendrait-il avoir exprimé quoique ce soit du registre de l’émotion esthétique ? La demoiselle, elle, en est émue au point de l’embrasser : nos perceptions divergent radicalement. Je trouve son geste, non seulement courageux parce qu’engagé, et risqué (la preuve, ce procès ubuesque), mais de plus créatif, car elle apporte, quel qu’il soit, un sens à ce qui en était dépourvu, puis, je l’espère, une vie esthétique, quoique je n’aie pas eu le privilège de voir le résultat, et ne fais que l’imaginer.
@ Mjolnir, je ne suis pas du tout d’accord avec vous : pour ce que j’en sais, la « criminelle » assume pleinement son acte qu’elle revendique comme un geste d’amour. Elle n’en est pas fière, et alors ? La question n’est pas là : on peut aimer passionnément, et humblement. Lorsque le juge lui pose une question imbécile, elle répond simplement : « non », parce que dire autre chose serait se trahir, renier le sens de son acte pour complaire à la société bien-pensante et s’attirer la clémence du Tribunal en jouant les irresponsables repenties, ce qu’elle ne fait pas.
Tout nouveau sur ce site, je vais me permettre néanmoins de délivrer quelques avis péremptoires :
Ce baiser n’est pas un geste imbécile ! En revanche ce magistrat exprime un point de vue imbécile, car effectivement faussement moral et non juridique, tout simplement conforme à la pensée dominante, ignorant à la fois l’éthique et l’esthétique.
Ce baiser est une oeuvre d’art, car il crée quelque chose là où il n’y avait rien. Ce geste créatif confère une réalité artistique à un objet en soi inerte. C’est un acte surréaliste dans un univers sous-réaliste, aseptisé par les conventions, hypnotisé par le pouvoir du fric.
Fut-elle exposée, une toile vierge n’est pas une oeuvre d’art, quoiqu’en impose le marché de l’art, ou qu’en disent les commentateurs d’art.
Le fait de l’exposition d’un objet, de la place qu’on lui donne - dans une galerie plutôt que dans un bazar - ne saurait intrinsèquement lui conférer une valeur artistique.
Même si c’est le principe de base d’une certaine tendance de l’art contemporain. Ce ne sont que les conventions de la pensée bourgeoise qui lui confèrent ce statut, en tant qu’objet marchandable.
Car voilà le paradoxe du monde capitaliste : c’est la marchandisation de l’objet qui le désigne en tant qu’oeuvre. Ainsi la classe dominante garde-t-elle ses distances avec la plèbe.
Le commun ne pourra se permettre d’acheter l’objet que dans le magasin de matériel, et ce ne restera qu’une toile vierge, ou bien une cuvette de chiottes...
Mais le jet-set peut démontrer que c’est une oeuvre d’art en l’achetant 100 000 fois son prix, manifestant ainsi sa superbe et renvoyant à sa pusillanimité le quidam qui n’a ni les moyens, ni la « culture » pour y reconnaître un chef d’oeuvre.
Ce paradoxe n’est en fait qu’un épiphénomène de la mise en spectacle de la société révélée par Guy Debord.
Chère Alienor, quel plaisir de lecture, or je trouve tellement dommage de vous voir développer tant d’intelligence pour soutenir un argumentaire si navrant, qui ne fait que cautionner cet état de fait. Mais peut-être êtes vous de ce monde ? Ceux qui achètent - ou ceux qui vendent ?
Je me permets de rappeler ce que disait à peu près Jacques Vachet : « l’acte surréaliste par excellence, c’est de prendre un revolver et de tirer sur la foule » (en cas d’erreur de retranscription, ce ne sera qu’un baiser à sa mémoire). Cette parole n’était bien évidemment pas à prendre au pied de la lettre, mais ELLE avait indéniablement un SENS artistique ; ce que ne revêt pas une toile immaculée, même dans une série. On pourrait faire une galerie entière de toiles blanches, ça n’en ferait pas une galerie des glaces. Mais ce serait assez symbolique de la vacuité de sens de notre époque consumériste...