Dans la peau de Maximilien Aue
Au-delà des vaines critiques, la nécessité absolue de lire et de faire lire « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell.
S’il est un ouvrage qui a été débattu, évoqué, loué ou remis en cause au cours des derniers mois, il s’agit bien entendu des Bienveillantes.
Que n’a-t-on écrit ou dit à son sujet et sur ses prétendus péchés : du nombre de fautes aux anglicismes dérangeants (sauf pour l’Académie, visiblement) en passant par le sujet trop rebattu au goût de certains (Karl Lagerfeld sur Canal + « En aparté »).
Il est cependant une critique qui n’a cessé de me hérisser le poil, celle qui s’attaque au choix du narrateur, celui d’un bourreau nazi doté certes de quelques perversions non négligeables, mais également d’un esprit plus développé et entretenu que celui de la brute moyenne que l’on aime à imaginer. C’est dans ce choix que réside tout l’intérêt de l’oeuvre, et c’est également ce qui en fait un ouvrage d’utilité publique dont on devrait imposer la lecture à beaucoup (y compris à ceux qui l’ont acheté et à peine ouvert).
Si les efforts fournis par Jonathan Littell pour dépeindre la vie intérieure de son personnage sont littérairement réussis, c’est dans sa formidable capacité à nous faire entrer dans la peau du SS Aue que le roman prend toute sa dimension et devient une expérience inoubliable.
Certains ont prétendu qu’il était écoeurant qu’un roman vous mette dans les bottes d’un nazi et vous amène par moment à ressentir de l’empathie pour lui, ils ont manqué ici toute la vertu du roman. Rien n’est plus important que de se mettre dans la peau de ce bourreau juriste, de cette cheville ouvrière de l’extermination. Eichmann à Jérusalem permettait déjà d’entrevoir certains de ces sentiments, réflexes que l’on peut partager avec un bourreau nazi, mais Littell va plus loin par l’art du roman. Nous aussi sommes programmés par notre société civilisée pour la réussite et l’efficacité comme l’était un Maximilien Aue. Ce n’est pas de la banalité du mal qu’il s’agit, mais de la banalité des sentiments, ambitions, contraintes sociales qui conduisent à l’acceptation du mal ou/et à son exercice.
Ce n’est pas un hasard si le héros Aue est un intellectuel promis à une carrière brillante quel que soit le régime en place. Il y a quelques années, une étude montrait que les valeurs morales étaient plus répandues chez le détenu moyen au USA que chez l’étudiant moyen en MBA.
Nous sommes aujourd’hui encore plus qu’hier formatés à la réussite et à l’efficacité dans la société et dans le travail, et pour un peu que ceux-ci évoluent, nous pourrions devenir les artisans du mal. Jonathan Littell nous pousse page après page à accepter cela et nous demande de trouver le courage de nous remettre en cause, de nous interroger sur nos actes et sur leurs conséquences. Il ne doit jamais suffire à l’homme de savoir que son action est socialement acceptée ou valorisée, nécessaire au bien-être de ses proches ou encore partie prenante de la construction d’une réussite personnelle.
Les
Bienveillantes nous pousse à admettre la pénible
réalité des tendances que nous avons, qui nous font
souhaiter monter en grade rapidement, quel que soit le contexte et quand bien même ce serait
au sein de la SS, faire notre boulot efficacement, quand bien
même il nous conduirait à livrer des gens avec autant d’indifférence que s’ils étaient des colis.
En ces temps houleux où l’on aurait tendance à réduire l’autre à sa religion, à son appartenance communautaire, à sa famille politique, Jonathan Littell nous livre à point un vrai roman salvateur et sain, aux antipodes de ce prétendu univers malsain perçu par ceux qui ne veulent pas se donner la peine de voir à travers le sang et la merde.
Hilberg et Browning nous ont fait comprendre comment la machine a fonctionné, Littell nous fait comprendre comment elle pourrait fonctionner à nouveau.
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